À l’heure où MM. Trump et Musk s’apprêtent à entrer en fonction, il apparaît important de déserter X, pour contenir leur force de frappe et privilégier des canaux de communication digitale qui ne se retournent pas contre leurs utilisateurs. C’est ce que propose la campagne internet « HelloQuitteX » : fuir le réseau-qui-a-mal-tourné au profit de réseaux supposés « bons » car décentralisés et libres.
Cela étant, en tant que journalistes membres du Syndicat de la presse « pas pareille », il nous paraît indispensable de dépasser l’apparente alternative existant entre une Muskosphère empoisonnée et un « ciel bleu » – BlueSky, – dont l’air serait plus respirable.
N’est-il pas plus-que-temps de dresser un bilan de l’expérience mondiale des « réseaux » (qu’il ne faut plus appeler « sociaux » mais plus sobrement, « numériques ») ? De proposer une critique radicale de ce que toutes ces agoras virtuelles ont en commun ? Et de s’interroger sur le rapport au monde qu’elles impliquent toutes ?
Nous trouvons dans leur fonctionnement une caractéristique essentielle du capitalisme déjà pointée par Marx et les tenants de la critique de la valeur : comme le travail, lorsqu’il est réduit à une simple quantité d’heures (et ce, que le travailleur produise des jouets ou des bombes), la qualité d’un message peut disparaître derrière une quantité abstraite.
En l’occurrence, sur les « réseaux », la qualité d’un message est réduite à une quantité abstraite de « réactions ». Peu importe que ces « réactions » soient pâmées ou haineuses, lapidaires ou argumentées, car leurs caractéristiques pèsent moins que leur nombre.
À cette loi du volume maximum de « réactions », les gros « réseaux » adjoignent encore des règles léonines, obscures et rétroactives, qui érigent en droits quasi-naturels : le viol de confidentialité, l’espionnage des comportements en ligne, l’enregistrement d’informations personnelles, le fichage des internautes, le vol et le recel de « données ».
Mais il y a plus : ces principes de fonctionnement, comme l’utilisation massive des « réseaux », bouleversent nos rapports au monde, aux autres et à l’existence.
Depuis l’internaute lambda cherchant à exister quantitativement sur la toile, jusqu’aux communicants professionnels (journalistes inclus) déchiffrant les nouveautés algorithmiques par souci d’audimat, tout le monde est devenu « producteur de contenus » dans la prédatrice économie de l’attention numérique.
À quel mouvement de fond assiste-t-on ? Le texte n’en finit plus de céder la place à l’image. Or, comme la pensée s’incarne avant tout dans le verbe, les représentations collectives deviennent de plus en plus schématiques. L’image, elle-même, est de plus en plus dynamique, multimédia, et les messages sont de plus en plus brefs, à mesure que le rythme de production-publication accélère.
Las, la concurrence grandissante pour le temps de cerveau des influençables mène fatalement à une surproduction accrue de messages : il faut publier plus, plus vite… C’est-à-dire, au fond, publier n’importe quoi, pour occuper le cyberespace.
Dans ces conditions, acceptées par la masse, les logiciels de génération automatique de textes, d’images et/ou de sons, (la fameuse « IA »), ne sont pas seulement une aubaine pour les « community managers » : ils sont la suite logique et nécessaire du productivisme.
Et la presse porte une part de responsabilité dans cette fuite-en-avant. À l’instar du Monde, qui a signé début 2024 un échange de bons procédés avec Open AI, l’entreprise américaine (cofondée par Musk en 2015) qui opère le fameux ChatGPT. Et tant pis si les rédactions s’automatisent. Tant pis si le langage se moyennise à travers l’imitation machinique de jeux de données. Tant pis si la pensée autonome et le style deviennent denrée rare. Tant pis si l’augmentation exponentielle du flux d’informations enlève un peu plus à chaque message sa gravité. Tant pis si un tel déluge devient impossible à modérer.
Disons-le, Internet ne sera jamais une « rue numérique ». Pas plus qu’un « réseau » où tout le monde peut s’exprimer publiquement au même moment et selon des règles plus ou moins toxiques ne peut être une place de village. L’espace-temps qu’on y trouve n’a plus rien à voir avec celui du monde physique, réel, charnel, sensible, en un mot, humain.
Oui, les gros « réseaux » sont « anti-sociaux » par nature ; ce qui ne fait pas pour autant de ceux qui se veulent « propres » ou « alternatifs » des réseaux véritablement sociaux. Parce qu’ils contribuent tous à vider l’espace physique commun, les lieux de rencontre, d’échange et de débat, sans lesquels une société digne de ce nom ne peut exister.
Mais alors, que faire ? Que faire pour toucher ceux – jeunes et moins jeunes – qui ne communiquent plus que via les « réseaux » ? Eh bien, d’abord, marteler que ces « réseaux » procurent des ersatz de liens sociaux, qui ne peuvent remplacer les interactions de chair et d’os.
Rappeler à quel point les écrans sont abrutissants (pensons aux travaux de Michel Desmurget ou de Sabine Duflo), et que l’autonomie intellectuelle, politique, affective, sociale ne vient pas avec l’hétéronomie digitale. Que notre sentiment d’impuissance provient aussi de la délocalisation du numérique-partout, qui fait disparaître les bureaux de poste, le visage des services publics, ou les mains des soignants… Face à la déshumanisation, il faut donc plus d’humain. Et face au « sans contact », nous proposons d’aller chercher les gens, tant bien que mal, dans la rue, sur les murs, dans les transports en commun, sur les ronds-points, devant les stades et les supermarchés…
Vaste programme, certes. Mais comment prétendre réinvestir le monde sensible en alimentant des pratiques et des infrastructures numériques dévorantes ?
Selon nous, il n’y a d’alter-numérisme conséquent que celui qui passe par une rupture franche avec la mégamachine informatique. Par la dénonciation constante du mythe de la « dématérialisation ». Par le ralentissement généralisé, seul à même de nourrir la réflexion, plutôt que les réflexes.
Voilà pourquoi nous n’appelons pas seulement à quitter « X » pour rejoindre un alter-Twitter que seraient BlueSky et Mastodon. Nous ne troquerons pas nos chaînes de plomb contre des chaînes d’argent : le 20 janvier, nous quittons les réseaux, tout simplement. Et appelons à ce que nos consœurs et confrères fassent de même. Vous ne trouverez plus sur nos très léthargiques comptes X, Facebook et Instagram qu’un court texte informant les internautes que nous n’y sommes plus, et pourquoi. Que Le Chiffon se limite volontairement à une adresse e-mail, une infolettre invitant à sortir de sa bubulle et un site Internet répertoriant nos points de vente.
Ce n’est pas un étalage de vertu, face à nos confrères qui continuent de batailler sur les « réseaux », contre le décervelage, et pour informer le plus grand nombre. Nous n’avons pas non plus la prétention d’« avoir raison ». Simplement, nous choisissons d’incarner un espoir, peut-être pas si fou, celui de tenter de redonner au monde sa texture, sa poésie, son poids, ses peines et ses joies, avec de l’encre et du papier.
Le Chiffon
Membre du Syndicat de la presse pas pareille
Nous contacter : www.lechiffon.fr / Le Chiffon, 84 rue de Charenton, 75012 Paris.