Grève/blocage
Le premier point est décisif. Les GJ sont en train de redéfinir, de façon ingénieuse, le rapport entre la « grève », entendue dans sa forme classique, et un ensemble hétéroclite de pratiques de « blocage de l’économie ». Nous savons très bien qu’il s’agit pour le moment d’expérimentations et que ces expérimentations n’ont pas encore atteint une capacité d’extension décisive. Mais il convient d’insister sur ce phénomène. En premier lieu, les manifestions du samedi, dénommées « Actes » : si dans une optique syndicale traditionnelle manifester le samedi pouvait apparaître comme un positionnement politique extérieur au conflit capital/travail, il se révèle en réalité comme une forme pleinement développée de socialisation de la grève [2]. Face aux défaillances des formes de grève classiques – déterminées par la crise du syndicalisme – les GJ ont choisi, dès le début, de faire irruption sur la scène publique et dans l’espace urbain chaque semaine. Loin de constituer des défilés innocents, les manifestations du samedi ont visé les quartiers centraux des villes françaises, toutes dimensions confondues. Comme cela a été montré par la journée du 16 mars, les quartiers bourgeois ne sont pas simplement des lieux matériels et symboliques du pouvoir institutionnel, mais aussi des espaces privilégiés de la consommation de masse – et, dans certaines zones, comme autour des Champs-Élysées, de la consommation de biens de luxe. Les manifestations du samedi dans les centres-ville entravent la sphère de la circulation et de la consommation des marchandises, tout autant que leur exposition symbolique. Nombreuses boutiques et plusieurs grands magasins se plaignent des lourdes pertes économiques, et cela non seulement à Paris, Nantes, Bordeaux ou Toulouse, mais un peu partout en France. Ce n’est donc pas un hasard que les frais des assurances pour reconstruire les vitrines augmentent après chaque Acte. Ces manifestations montrent clairement que la ligne qui sépare la sphère de la production de celle de la consommation n’est pas si nette que ça et que frapper la consommation est aussi une manière, directement ou indirectement, de frapper la production.
Un discours semblable vaut aussi pour d’autres formes de blocage économique, qui expriment à leur tour une socialisation de la grève : grève logistique, blocage de la circulation, formes d’autoréduction dans les péages, blocage du marché international de Rungis, piquets à répétition devant Amazon, etc. La réarticulation du rapport entre la grève et les pratiques de blocage passe par la reconnaissance du fait que la frontière qui sépare la production de la circulation, comme celle entre la production et la consommation, s’estompe. Ce qui n’implique pas d’abandonner les formes traditionnelles de blocage de la production, mais au contraire : de les repenser à ce niveau, qui est celui de la production sociale diffuse à l’échelle métropolitaine. De ce point de vue, il n’est pas sans importance de reconnaître que, face à la démolition des services publics locaux, le mouvement s’est enclenché à partir de la contestation contre l’augmentation du prix de l’essence. Ce refus a mis au centre un fait élémentaire : quand on utilise un véhicule privé, comme la voiture, pour aller au travail, ou quand la voiture constitue le moyen de travail en tant que tel (comme pour les VTC, par exemple), on a affaire à un élément déterminant pour le fonctionnement des processus économiques. C’est pour cette raison que l’insistance sur l’augmentation du pouvoir d’achat, à notre avis, ne concerne pas l’abandon du thème du salaire, mais au contraire sa requalification dans les termes de sa socialisation. Salaire social qui – afin d’éviter tout malentendu – n’a rien à voir avec la revendication du revenu social garanti, mais se réfère à l’ensemble des protections sociales financées par le prélèvement sur les produits de l’exploitation du travail vivant.
Lutte économique/lutte politique
Les GJ, en plaçant au centre le pouvoir d’achat et donc aussi, de ce fait, le salaire socialisé, nous ont mis face à la fin de la « sectorialité » de l’agir syndical et, plus largement, de la sectoralité tout court d’un certain type de lutte économique. De ce point de vue, ils ont de facto réarticulé le rapport entre « lutte économique » et « lutte politique ». En premier lieu, les occupations des espaces urbains, des quartiers bourgeois de l’Ouest parisien et de la rive gauche, l’assaut des boutiques de luxe, etc., ont toujours été accompagnés par une référence constante aux symboles de la République, à la mise en lumière de l’hypocrisie et de l’illégitimité d’un ordre du discours républicain qui a coupé les liens avec la justice sociale et fiscale, pour sombrer dans les thématiques sécuritaires.
Une telle réarticulation entre lutte économique et lutte politique passe ensuite par la combinaison entre ce que les GJ qualifient de « justice économique » et ce qu’ils qualifient de « démocratie » (mais nous pourrions aussi ajouter de « justice écologique »). Si certain·e·s à gauche voient dans les revendications des GJ, en ce qui concerne la justice fiscale par exemple, un stade « arriéré » de la subjectivation politique du mouvement, nous défendons une lecture radicalement différente, qui met en lumière les aspects innovants promus par le mouvement, même sous une forme impure voire contradictoire. Ce qui, très souvent, est interprété par certain·e·s comme un élément de faiblesse, nous paraît au contraire constituer un de ses points forts.
Regardons de plus près cette combinaison de justice sociale et fiscale. Si, par exemple, le mouvement s’adresse à l’État en ce qui concerne la fiscalité, le salaire minimum, les services publics, etc. (et que dire des revendications qui insistent sur « zéro SDF », des mesures de soutien aux personnes handicapées, la proposition de socialiser le système bancaire ?), il le fait non parce qu’il a une conscience claire de l’ensemble des rapports sociaux et des figures du commandement capitaliste d’aujourd’hui, mais parce qu’il identifie l’État contemporain comme un acteur économique majeur qui contribue à l’exploitation et à la domination capitaliste. Plus précisément, c’est la fonction qu’il remplit en termes d’« extraction » dans les processus de la valorisation contemporaine qui est refusée. Le caractère extractiviste de l’État, c’est-à-dire son rôle dans la logique extractive du capitalisme actuel, se manifeste doublement : à travers la dépossession des services publics et des biens communs (d’où la centralité au sein du mouvement de la question des services locaux et nationaux) ; mais aussi via le levier fiscal (et donc l’endettement). Le levier fiscal et l’endettement constituent d’ailleurs deux expressions très concrètes de la redéfinition des logiques d’exploitation qui aujourd’hui agissent directement sur les formes de vie (consommations, accès aux services publics, dépenses scolaires, frais universitaires, santé, vacances, etc.).
De ce point de vue, plutôt que de lire les demandes fiscales comme le « côté » droitier des revendications du mouvement, il faudrait au contraire essayer de lire ces demandes à partir de la condition sociale de pauvreté que ce mouvement a mise en lumière en tant que trait spécifique des subjectivités mobilisées. Une pauvreté qui possède un caractère pleinement productif. La pauvreté, le déclassement, la prolétarisation émergent en fait comme une condition qui touche à toutes les strates sociales qui participent à la production de richesse. Nous ne sommes donc pas en train de parler d’une pauvreté « marginale », au sens d’une condition qui caractérise des sujets « exclus » du circuit de la production de richesse. Au contraire, les pauvres correspondent aux sujets qui revêtent aujourd’hui une centralité productive incontournable dans les secteurs les plus disparates : tertiaire, services publics, écoles, mairies, hôpitaux, mais aussi les travailleurs de la logistique, des plateformes comme Uber, Deliveroo, etc.
C’est pour cette raison que le mouvement insiste sur la revalorisation d’ensemble du travail (« nous voulons vivre de nos métiers »), revalorisation qui passe soit par une insistance directe sur le salaire, soit par des demandes indirectes, comme l’équité fiscale, le partage des richesses, la fin des privilèges, l’accès aux services publics, etc. Cet ensemble d’éléments nous montre combien la portée du mouvement des GJ est générale, par sa capacité à investir à la fois le terrain de la production et la reproduction du capital [3], tout en initiant une réinvention des pratiques démocratiques.