Fukushima : 10 ans de consentement par la résilience

Alors que l’on commémore le « dixième anniversaire » de la catastrophe de Fukushima survenue le 11 mars 2011, la résilience, promue au rang de technique thérapeutique face aux désastres en cours et à venir, est devenue à la fois une idéologie de l’adaptation et une technologie du consentement à la réalité existante.

Dans son livre Contre la Résilience : À Fukushima et ailleurs paru aux Editions L’Echappée le 5 mars 2021, Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS, développe la première critique approfondie de la funeste chimère qu’est la résilience, et qui constitue aujourd’hui l’une des nouvelles impostures solutionnistes.

Dix ans après son commencement, la catastrophe nucléaire de Fukushima demeure un impossible sans réponse. Deux piscines contenant des barres de combustible usé, dont les chantiers de récupération sont sans cesse repoussés, présentent des risques très importants en cas de nouveau tremblement de terre de forte magnitude. Les cœurs entrés en fusion de trois des six réacteurs de la centrale, dont un contenant du plutonium, demeurent inaccessibles à tout être humain. L’injection continue d’eau et les débordements d’eau radioactive d’origine souterraine constituent toujours des menaces majeures. Le stockage sur site sera saturé d’ici l’été 2022, et les rejets dans l’océan sont inéluctables. Près de 60 000 liquidateurs sont intervenus sur le site, une grande partie d’entre eux sans dosimètre durant les premiers mois ayant suivis l’accident, soucieux de ne pas perdre leur travail dans la sous-traitance du nucléaire, trichant sur leur dose cumulée. 30 000 décontaminateurs ont été mobilisés dans le département, dans des conditions de sécurité du même acabit. Sur les 175 000 personnes officiellement déplacées, 43 000 sont encore, en 2021, considérées comme réfugiées et des centaines de milliers d’autres ont été ou sont toujours exposées quotidiennement au rayonnement. Parmi les 370 000 personnes du département, mineures au moment de l’accident, le nombre de cas de cancers de la thyroïde suspectés ou confirmés est, à ce jour, de 264, à comparer à un taux moyen se situant au Japon entre 2 et 3 cas pour 1 million d’enfants. Les autorités invoquent un effet lié au « sur-diagnostique », tandis que certains épidémiologistes parlent d’ « épidémie de cancers de la thyroïde ».

Prétendre résoudre l’impossible

Comment peut-on prétendre résoudre l’impossible ? C’est là toute la frauduleuse ambition de la politique de résilience menée à Fukushima. Un ministre responsable de la « construction de la résilience nationale » a été nommé. Un programme de décontamination encourageant les gens à prendre part à celle-ci pour désactiver leur « peur de la radioactivité » a été développé. Une politique d’incitation au retour des populations évacuées mettant fin à l’aide aux réfugiés, supprimant les allocations logement et la mise à disposition d’habitats provisoires, et subventionnant la reconstruction d’écoles dans les communes désertées, a été instaurée. Prenant le parti de peupler des hôpitaux de malades plutôt que de rendre inhabitées des terres inhabitables, une stratégie de reconquête des zones contaminées a été mise en place, visant l’installation de « plates-formes de reconstruction », encore appelées des « hubs », afin d’encourager les gens à revenir y survivre.

Il n’existe désormais plus aucune catastrophe, personnelle ou collective, dont les défenseurs de la résilience ne se saisissent en exhortant chacun à faire de sa destruction une source de reconstruction, et de son malheur celle de son bonheur. Le désastre de Fukushima n’y échappe pas, même si la doctrine des partisans de l’accommodation, selon qui être résilient signifie non seulement être capable de vivre malgré l’adversité et la souffrance, mais surtout être capable de vivre grâce à elles, de grandir et s’adapter par la perturbation et la rupture, est en réalité inapplicable dans le monde de la radioactivité. Tout comme elle l’est sans doute dans nombre de situations d’exposition toxique ou de contamination. L’adaptation est inadaptée.

Faire du désastre un phénomène psychologique

Pourtant, la résilience ne cesse d’être mobilisée car elle est une formule magique de substitution commuant la question fondamentale des effets biologiques irréversibles induits par une exposition au rayonnement ionisant, en espaces gouvernables, tels que l’état mental et l’habilitation des individus, l’« empowerment », et la « reconstruction » des communautés dans lesquelles ils vivent. Le désastre nucléaire n’est donc plus un moment objectif inscrit dans l’histoire des sociétés industrielles, mais un phénomène subjectif essentiellement psychologique, voire psychiatrique, dans une population que l’on enjoint de sortir de sa « dépression » en misant sur ses qualités individuelles et sur les opportunités de son nouvel environnement, dans le but d’en revenir à un état « pré-traumatique » par la grâce combinée du « rebond », de la « résistance au choc » et de « l’anti-fragilité »… accessoirement, de l’amnésie.

Au point où la résilience devient un outil de gestion pré-catastrophe, et où experts en communication du risque, scientifiques et politiques font du désastre non pas ce qui survient, mais l’impréparation à ce qui survient, déplaçant ainsi sensiblement la cause originelle des dégâts perpétrés.

Une technologie du consentement

La résilience n’est pas une simple rhétorique. Il s’agit d’une technologie du consentement dont la finalité est d’amener les populations en situation de désastre à consentir à la technologie, ici le nucléaire ; à consentir aux nuisances en rendant incontournable, voire nécessaire, le fait de « vivre avec » le désastre et ses suites ; à consentir à la participation à travers la cogestion des dégâts qui déresponsabilise les responsables impuissants ; à consentir encore à l’ignorance en désapprenant à être affecté par ce qui nous touche au plus profond de nous, notre santé notamment ; à consentir enfin à expérimenter et à s’entraîner à de nouvelles conditions de vie induites par le désastre. Écoper pour progresser est le mot d’ordre.

Un des effets dévastateurs de la thérapie par le martyre prônée par la résilience, pour laquelle les êtres humains doivent aussi leur vie à ce qui leur est infligé, est d’ôter aux populations toute perspective de prise de conscience de leur situation et de révolte par rapport à elle. Elles se retrouvent acculées à apprendre à tirer parti de l’irrationnel dans lequel elles sont précipitées. Les mécanismes d’une telle reddition, faisant du malheur un mérite, doivent être mis au jour, à Fukushima et ailleurs.

Pour en savoir plus :
Entretien avec Thierry Ribault, auteur de "Contre la résilience : à Fukushima et ailleurs", dans l’émission « Offensive Sonore » sur Radio Libertaire et les bonnes feuilles publiées par Lundi Matin

Note

Contre la résilience - A Fukushima et ailleurs
Thierry Ribault

L’échappée | Collection Pour en finir avec
368 pages | 14 x 20,5 cm | isbn 978-23730908-6-4 | 22 euros

Thierry Ribault est chercheur en sciences sociales au CNRS. Il est coauteur, avec Nadine Ribault, des Sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima (Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2012).

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