Feu la république.

La séquence qui s’est ouverte avec les assassinats des salariés de Charlie hebdo et de l’épicerie Casher révèle en fait une tendance bien ancrée dans l’époque.

La séquence qui s’est ouverte avec les assassinats des salariés de Charlie hebdo et de l’épicerie Casher révèle en fait une tendance bien ancrée dans l’époque. On en trouve des traces dans le délire qui s’est abattu sur toutes les provocations débiles au moment même où des millions marchaient pour la liberté d’expression. La chasse aux sorcières est lancée et on ne compte plus les gardes à vue et/ou les condamnations pour des gamins ou gamines de 14 ans, des types bourrés voir même des déficients mentaux. Si les éditorialistes précisent généralement qu’il ne faudrait surtout pas confondre islam et islamiste, l’amalgame entre jeunes-des-banlieues-du-93 et antisémitisme, intégrisme, anti-républicanisme, bref sauvageons-dégénérés bat son plein. Une responsable du service politique de France 2 propose calmement qu’on « repère, traite, et réintègre » tous ceux qui ne sont pas Charlie.

On en trouve des traces encore dans les lois spéciales que le gouvernement nous prépare au nom de « la guerre contre le terrorisme ». Si certains ont fait mine de s’interroger sur la pertinence d’un « patriot act à la française », c’est qu’il était plus facile d’ignorer qu’il en existe bien comme un processus continu, depuis 30 ans maintenant que s’accumulent les dispositions antiterroristes, Guantanamo en moins. Toutes ces lois dessinent en fait une forme de gouvernement et de contrôle social qui repose sur la généralisation de mesures exceptionnelles au nom de la sécurité et à partir d’une peur savamment orchestrée - quitte d’ailleurs à fabriquer soi-même les terroristes dont on a besoin en en produisant le contour et la définition juridique ou en donnant directement un coup de main comme ça a pu arriver aux USA.

L’unanimité dont bénéficie Charlie Hebdo précise aussi l’ambiance dans laquelle nous sommes maintenant largement installés et qui a permis de libérer une parole hostile et raciste à l’égard des musulmans et des Roms. Si le racisme d’État et les discours électoraux ne sont jamais en reste, la médiatisation à outrance de petits intellectuels dont les ventes se portent à merveille contribue à cette banalisation. Tout comme y a participé dans un autre genre et dans une certaine mesure le travail de Charlie Hebdo et de nombre de ses ex-collaborateurs spécialisés sur ce segment de marché. Qui se souvient par exemple que les caricatures de Mahomet avaient initialement été publiées dans un journal réactionnaire danois dans le but à moitié avoué de provoquer une réaction de la part des musulmans afin de montrer que l’islam n’était pas compatible avec la culture occidentale ? En vrai, la question véritable n’est pas tant de savoir si tel ou tel est raciste, mais de comprendre à quel point le racisme est inscrit au cœur de notre histoire républicaine, structurellement lié à nos institutions et finalement chevillé à nos corps et dilué dans nos manières de voir et nos manières de faire, jusque dans la façon que nous avons de regarder une femme voilée par exemple. C’est l’aveuglement face à cette évidence qui ne cesse de surprendre.
On reconnait ici le fond véritable du racisme - l’ethnocentrisme ; cette tendance à prendre comme critère absolu et universel les formes culturelles propre à une monde social donné. La dernière Une de Charlie Hebdo l’illustre assez. Si les musulmans ne sont pas capables de rire ou de supporter des caricatures médiocres du prophète sans se sentir insultés, c’est qu’ils ne sont pas à la hauteur de la liberté de la presse et de l’occident. Évidemment cet universalisme vide s’accompagne d’une critique tout aussi abstraite, non-située historiquement et géographiquement, de LA religion. Ici aussi il faut rappeler une évidence bête mais loin d’être partagée : la critique du catholicisme comme puissance économique et religion majoritaire longtemps liée au pouvoir politique dans un pays dominant comme la France ne peut avoir la même forme que la critique de l’Islam dans une France où moins de 5% de la population, généralement issue de l’immigration et de la colonisation et cantonnée à une position subalterne, est musulmane. Tout comme cette dernière ne peut avoir le même contenu dans un pays où l’islam est religion d’État comme l’Iran ou l’Arabie Saoudite.

Qu’on passe alors d’un racisme culturel théorique largement diffusé à des actes pratiques qui visent des musulmans et des lieux de cultes n’est qu’une suite logique et attendue.

Mais le plus révélateur sur l’époque reste sans doute toute l’opération construite autour de l’union nationale et de la mobilisation générale pour la République et ses valeurs. Il y a évidemment quelque chose de répugnant dans cet espèce de consensus national. Et il est presque comique de voir des centaines de milliers de personnes marcher derrière des crapules sans nom pour lesquelles il faut bien l’avouer, l’aubaine était trop belle pour ne pas y jouer des coudes, littéralement. On pourrait croire que la République sorte renforcée par un tel élan. Mais c’est un cri désespéré que lance le gouvernement et les républicains à partir d’une pure position de faiblesse. La vérité que dévoile ce spectacle, la voici, nue et sans équivoque : La République est morte. Ou plutôt « le projet de la République est mort » car elle n’a jamais été autre chose que ça, un projet. Entendons-nous. Ceci n’est pas une plainte, ou un soupir. Juste un constat. Ce ne sont pas non plus les événements récents qui l’ont tuée. La République est morte de n’avoir jamais existé. Morte née. C’est bien à un enterrement qu’ils se rendaient tous ce 11 janvier. Mais le cadavre était déjà en état de décomposition avancée. Rien ne pourra y faire, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de communauté nationale. Ça n’est pas qu’il soit trop tard. C’est que ce temps n’a jamais existé, pas plus que cette opportunité. Quelque chose n’a pas été manqué qui aurait rendu possible l’intégration et la participation de tous au grand projet national - la COMMUNION pour tout dire.

Là est aussi la limite de toutes les analyses qui pointent plutôt justement les différentes formes de violences sociales, économiques, affectives même, pour rendre compte de la situation dans les banlieues. Il n’existe pas un monde possible au sein duquel les jeunes français issus de famille pauvres et souvent immigrées ne feraient pas l’expérience de la violence institutionnelle, de l’humiliation continue et de la discrimination. Si le projet républicain est mort, c’est aussi de la gauche dont il faut faire le deuil. Il n’y aura pas d’intégration par l’école de la République, pas de plein emploi, pas de libéralisme sagement domestiqué, pas de police respectueuse. A ceux qui veulent continuer de croire, un minimum de perspective historique devrait leur faire entendre que la République n’a jamais été autre chose qu’un certain régime de pacification et donc de guerre. Et c’est toujours contre un ennemi commun que s’est faite l’union nationale. Mais c’est bien connu on ne raisonne pas un croyant. C’est donc plutôt comme religion que la République est morte même si les croyants sont encore nombreux. Et c’est avec cette croyance là que pour l’heure il importe d’en finir prioritairement. Comme avec la véritable religion de notre temps : l’économie.

Ce qui fait tressaillir d’angoisse ce monde c’est sa propre fin dont les signes sont omniprésents. Sa mythologie hollywoodienne la met en scène à toutes les sauces. Que « l’économie de marché et la démocratie » ne constituent ni la fin de l’histoire, ni le devenir inéluctable de toutes les formes de vie humaines représente un choc à n’en pas douter. Ce qui se joue sous nos yeux n’est rien d’autre que la fin de l’hégémonie de l’occident sur le plan spirituel et culturel aussi. Chez ses propres enfants d’abord. Pour horrible que ce soit, le fait que trois d’entre eux retournent leur rage et leurs armes de la manière la plus violente contre ce qu’ils perçoivent comme les symboles de leur humiliation, emportés par une ligne de fuite fasciste, n’est peut être pas ce qu’il y a de plus notable dans l’époque. Beaucoup plus nombreux en effet sont ceux qui désertent littéralement ce qu’on leur propose ici. Qu’il y ait d’autres idées de la vie et du bonheur, que des mondes adviennent et qu’il y ait du sens à les défendre, que toute vie commune ne doive pas se dire dans la langue de la République et de l’économie, voilà qui constitue un mystère insondable pour un pouvoir qui constate que la greffe ne prend décidément pas sur la totalité du corps social. Trainer deux jeunes de quinze ans, partis naïvement faire la guerre contre Bachar El-Assad, dans les bureaux de la DCRI à leur retour en dit long par exemple sur ce désarroi. Comme le fait de programmer une opération militaire pour déloger une bande de zadistes armés de cabanes dans les arbres et de bottes en caoutchouc.

La République est morte. L’époque est nihiliste. C’est de là dont il faut partir. Il faut aller au bout d’un certain désespoir pour en finir avec cette attente triste, perpétuellement déçue. Beaucoup déjà ne désirent plus l’intégration pour avoir bien senti que c’est là où les mailles du pouvoir n’enchâssent pas complètement l’existence que surgit du sens.

Condoléances.

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