Federici contre Marx

Caliban et la Sorcière présente un intérêt indéniable : une analyse des mouvements sociaux et de la crise de l’Europe médiévale, une mise en lumière de la dimension sexuelle et du traitement des femmes dans la formation du capitalisme, le rôle de la machination des corps masculins et féminins, notamment. Mais ce livre expose aussi une vision du passé et du présent capitalistes aussi critiquable que la perspective politique qui en découle.

Les origines du capitalisme selon Silvia Federici

Nombre de lecteurs trouvent dans Caliban et la Sorcière un enrichissement du Capital, précisément de sa VIIIe section. Federici écrit :

« Ma description de l’accumulation primitive comprend [...] un ensemble de phénomènes historiques absents chez Marx et qui ont pourtant été très importants pour l’accumulation capitaliste. Ce sont : (1) le développement d’une nouvelle division sexuée du travail assujettissant le travail des femmes et leur fonction reproductive à la reproduction de la force de travail ; (2) la construction d’un nouvel ordre patriarcal, fondé sur l’exclusion des femmes du travail salarié et leur soumission aux hommes ; (3) la mécanisation du corps prolétaire et sa transformation, dans le cas des femmes, en une machine de production de nouveaux travailleurs. » (p. 20)

Mais on se tromperait en ne voyant là que des lacunes (graves voire rédhibitoires pour les uns, mineures pour d’autres) que l’auteur s’emploierait à combler. Federici fait beaucoup plus : son analyse de l’accumulation primitive n’exprime rien moins qu’une conception du capitalisme en définitive opposée à celle de Marx.

Pour expliquer la naissance du capitalisme, elle privilégie l’oppression spécifique subie par des groupes sociaux, les femmes en particulier. Là est son sujet d’étude, et son apport, mais l’auteur ne s’en tient pas là. Car elle donne la prééminence à certains facteurs et en déprécie d’autres :
Au XVII
e siècle, on évaluait le coût du travail dans les manufactures de coton aux Indes à 1/7e de ce qu’il était en Europe. La Compagnie des Indes Orientales importait et revendait en Europe de tels volumes de tissus indiens que les industriels anglais du textile, incapables de résister à cette concurrence, réclamaient des droits de douane protecteurs.2 Mi-XIXe siècle, la moitié des cotonnades produites dans le monde venaient du nord de l’Angleterre, et les observateurs s’émerveillaient ou s’effaraient autant de l’essor de Manchester, surnommé Cotonnopolis, que nos contemporains devant la zone de Shenzhen ou Shanghai aujourd’hui. Pendant ce temps, « les os des tisserands blanchissent les plaines de l’Inde »3

Comment, en deux siècles, les bourgeois anglais avaient-ils renversé le rapport de force ? En abaissant le coût du travail dans leur pays. Même militairement, la supériorité européenne ne devient effective qu’au XIXe siècle, grâce à la révolution industrielle qui donne pour longtemps à l’Occident l’avantage des armes, lequel suppose l’avènement de la manufacture et du salariat modernes. Les causes historiques du processus sont multiples. Parmi elles, la dépossession – notamment la relégation des femmes au foyer - est une condition nécessaire et non suffisante. Le fait décisif, c’est la mise au travail productif.

Au contraire, pour Federici, sans le travail « mythifié » (escamoté, invisible) des femmes, pas d’accumulation possible, pas de capitalisme qui tienne. Loin de compléter Le Capital, l’explication de l’accumulation primitive exposée dans Caliban et la Sorcière en est aux antipodes, et avance une tout autre définition du capitalisme.

2 J. Darwin, After Tamerlan. The Rise & Fall of Global Empire 1400-2000, Bloomsbury Press, 2008, chapitres 3 et 4.

3 Le Capital, Section IV, chap. XV, § 5.

G.D., octobre 2015.

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Mots-clefs : femmes

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