1,7 milliards d’euros. C’est la somme que l’État va « prêter » pour permettre la réalisation du CDG Express. Cette nouvelle ligne de train de 32 Km doit relier dès 2024 la Gare du Nord à l’aéroport de Roissy. Mais le CDG Express fait l’unanimité contre lui : de Valérie Pécresse au Pcf en passant par Anne Hidalgo, les associations d’usagers et les syndicats des compagnies aériennes. Fidèle à l’autoritarisme du gouvernement Macron, la ministre des transports a pourtant décidé de lancer le chantier fin janvier. Depuis, des habitant-es de Mitry-Mory se réunissent tous les jours sur le site à 7H00 du matin pour retarder l’avancée du chantier (rond-point à l’angle de la RD 84 et de la RD 309).
Les raisons invoquées par les opposant-es pour bloquer ce projet de ligne ferroviaire sont nombreuses :
- le billet va coûter au minimum 24 euros le trajet aller, faisant de cette ligne directe un luxe réservé aux touristes et aux businessmen ;
- la ligne doit être financée par les recettes des billets et par une taxe sur les billets d’avion, mais d’après le syndicat des compagnies aériennes ce montage sera largement insuffisant et le déficit devra être couvert par des fonds publics ;
- le projet va détruire 25 hectares de terres agricoles sur Mitry-Mory ;
- le projet va créer de nouvelles nuisances sonores sur un territoire déjà exposé à celles des aéroports du Bourget et de Roissy ;
- la concertation n’est pas encore terminée, l’enquête publique a d’ailleurs recueillie 629 avis négatifs sur 725 ;
- la création de la ligne de métro qui doit relier le nord de la Seine-saint-Denis, l’Ouest de la Seine-et-Marne et le sud du Val d’Oise à l’aéroport a été repoussée à 2030 tandis que le calendrier du CDG Express a lui été maintenu malgré les restrictions budgétaires.
Ceci dit, la principale raison de saboter la réalisation du CDG Express est que ce projet va se faire au détriment des usagers de tous les jours. Une grande partie de la ligne du CDG Express utilisera la ligne K existante, qui sert de voie de secours au RER B en cas perturbation. Autrement dit, en cas de souci sur la ligne habituelle du RER B, il y aura peu de chance pour que le trafic du CDG Express soit stoppé afin de libérer des voies pour le RER comme actuellement. Quant à la période de 5 ans des travaux de construction de la ligne, « Ile-de-France Mobilité » dans son avis pour l’enquête publique s’inquiète : d’une « réduction de la fréquence des trains » en semaine, de fins de service à 23h00, de la coupure du trafic l’été entre Saint-Denis et Mitry-Claye, d’une coupure partielle ou totale de toute la ligne quinze week-end par an. Rien que ça !
Le RER B transporte 900 000 passagers par jour (contre seulement 17 000 pour le CDG Express), il dessert des villes parmi les plus populaires du 93 (La Courneuve, Le Blanc-Mesnil, Sevran, Tremblay etc.) et du 77 (Mitry-Mory) ainsi que les 50 000 salarié-es de la zone aéroportuaire de Roissy. Souffrant de sous-investissements chroniques depuis des décennies, cette ligne est à l’agonie. Quotidiennement, les usagers doivent affronter suppressions de train, retards, changements de destination inopinés… Les « malaises voyageurs » succèdent aux « pannes électriques » et autres « défaillances matérielles ». Bref, les habitant-es du 9-3 stigmatisé-es par la bourgeoisie comme étant des « fainéants qui ne veulent pas bosser » n’ont en réalité pas de possibilité de se déplacer sans voiture pour aller au travail, à moins d’avoir un patron très compréhensif sur les retards (mais comme les poissons volants, les patrons compréhensifs ne constituent pas la majorité du genre). Finalement, la situation du nord-est de la Seine-Saint-Denis ressemble un peu à celle des vallées alpines, qui se voient imposées le TGV Lyon-Turin au lieu d’un renforcement des lignes TER et de fret existantes.
Si les mobilisations « citoyennistes » semblent bien peu offensives en termes de pratiques et d’actions, il en est de même du discours. Les citoyennistes s’en tiennent à un Not In My Backyard, au coût du projet pour les finances publiques ou pour les plus « gauchistes » d’entre eux à une discrimination entre riches et pauvres. Même la revendication des transports en commun gratuit pour tous et toutes semblent trop vindicatives à leurs yeux.
Il peut s’avérer pertinent pour échafauder une critique radicale de se pencher sur les objectifs poursuivis par la création du CDG Express. La motivation est double aux yeux de la ministre :
- Au niveau conjoncturel, il s’agira d’absorber le flux de touristes venant assister au JO de 2024.
- Au niveau structurel, il s’agira d’accroître la rentabilité de l’aéroport en vue de sa privatisation. Le groupe Aéroport De Paris (ADP) va probablement être bientôt vendu à Vinci en compensation de l’abandon de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, au grand dam des salarié-es du groupe. Il s’agira également d’accompagner le développement de l’aéroport, un nouveau terminal T4 à l’intérieur de Roissy dont la construction va s’étaler jusqu’en 2037. Selon ADP, cet investissement conséquent de 8 milliards d’euros va permettre à terme d’accueillir 40 millions de passagers supplémentaires par an pour répondre à la croissance exponentielle du trafic aérien (à titre de comparaison, l’aéroport d’Orly accueille 30 millions de passagers par an).
La hausse du trafic voyageur de l’aéroport s’explique en grande partie par la généralisation des vols « low cost », et des conditions de travail tout aussi « low cost » qui vont avec. ADP insiste sur sa volonté d’attirer les classes bourgeoises des « pays émergents » qui goûtent à la joie du tourisme de masse. Est notamment visé la Chine, dont l’une des entreprises est un pilier du projet Europa City à Gonesse. Le développement de l’aéroport est vu comme un atout dans la lutte entre métropoles à l’échelle internationale pour faire venir les touristes et les « investisseurs ». La bataille entre Paris et Londres pour les JO fut un bel exemple de cette concurrence. Paris souhaite rester l’un des principaux « hub » aéroportuaire de l’Europe avec Francfort et Londres. Il s’agit aussi de contrer les nouveaux entrants sur le lucratif marché du tourisme aérien. ADP présente l’extension de Roissy comme une réponse à la construction du nouvel aéroport d’Istambul qui ambitionne de devenir le plus grand aéroport du monde.
Plus qu’un « grand projet inutile », le « Grand Paris » se matérialise par une multitude de projets petits ou grands très utiles au capitalisme. La longue liste des projets d’aménagement sur le seul nord-est francilien le démontre clairement : Ex-friche PSA à Aulnay, Triangle de Gonesse, forêt de Romainville, base de surf à Sevran, 1er golf d’Europe à Roissy, Aerolians à Villepinte et Tremblay etc. Sans parler du CDG Express qui nous intéresse tout particulièrement aujourd’hui… A l’heure où l’on nous vante les mérites de la proximité, du local et du protectionnisme, tous ces projets peuvent sembler anachroniques. Mais derrière le décalage entre les discours écologistes des urbanistes sur la lutte contre l’étalement urbain, se cache la réalité bassement matérielle de l’économie qui demande toujours davantage de foncier pour bâtir des zones d’activités et des infrastructures toujours plus grandes.
Le développement du fret aérien, et de la logistique en général, est une conséquence et un accélérateur des dynamiques en cours du système capitaliste. Nous pouvons citer certaines d’entre elles :
- la mondialisation et le zonage de la production à l’échelle mondiale. Dans les pays du « centre » dominent les activités tertiaires et industriels de pointe comme en France tandis que dans les pays de la « périphérie » du monde capitaliste dominent les activités demandant une grande quantité de main d’œuvre, avec à l’interface des zones de tensions où se cristallisent les contradictions (Mexique, Turquie etc.). Ce zonage permet aux capitalistes d’étendre le salariat partout dans le monde, d’écouler les surplus de production , de baisser le « coût » de la main d’œuvre et de poursuivre l’accumulation de capitaux par la dépossession (privatisation, expropriation etc.). Mais il suppose en parallèle une intensification de la circulation des capitaux, des travailleurs et des marchandises.
- à l’échelle nationale, les politiques d’austérité qui poussent les collectivités territoriales à promouvoir des projets privés qu’elles qu’en soit le prix au niveau social et environnemental. Le remplacement par Sarkozy de la taxe professionnelle par la très modique « Contribution Économique Territoriale » conduits les élu-es à développer de nouvelles zones d’activités pour compenser le manque à gagner. Réhabiliter une zone d’activité logistique ou un immeuble vétuste coûte souvent plus cher que de construire de nouveaux bâtiments sur des espaces naturels ou agricoles, du point de vue de la logique comptable qui est au pouvoir aujourd’hui le choix est vite effectué.
- à l’échelle de l’entreprise, les politiques du « zéro stock », des « flux tendus » et de généralisation de la « sous-traitance » mises en place depuis déjà plusieurs décennies. Pour les patrons, ces politiques ont servies à restaurer les taux de profits, à casser les bastions ouvriers et à diviser les prolétaires entre eux mais elles impliquent de recourir plus massivement au transport de marchandises..
Le développement de la logistique et de la circulation des marchandises à partir de la fin des 30 grandes glorieuses devait être synonyme de décentralisation, d’horizontalité, de « réseau » et de néo-libéralisme débridé en opposition à l’État planificateur et au « capitalisme monopolistique » des années 60. L’économie restructurée doit dorénavant se baser sur l’individu placé au centre de la société de consommation et donc être capable de répondre à ses besoins en marchandises en tout lieu et à tout moment. Aider en cela par de nouvelles innovations techniques (le conteneur) et organisationnelles (le lean managment). Une manière d’effacer dans les discours dominants le rôle pourtant primordial des producteurs dans la création de valeur.
En réalité nous constatons aujourd’hui le résultat inverse, dans un mouvement dialectique la décentralisation s’accompagne en parallèle d’une re-centralisation indispensable pour coordonner l’usine globale capitaliste. Concrètement, ce processus se traduit par une concentration spatiale et sociale qui n’a rien à envier aux « manufactures » d’antan. Les plate-formes d’achat virtuelles reposent sur des serveurs informatiques centralisés. Les services après-vente sur des plate-formes d’appels téléphoniques composées de cohortes de salarié-es précaires. Les « usines à colis » d’Amazon and co dévorent des centaines d’hectares d’espaces naturels ou agricoles, moins coûteux que le foncier urbain, tout en exploitant des milliers de prolétaires en interim. Elles prennent place dans des zones d’activités situées aux franges des villes, dans des secteurs généralement dénués de transport en commun, de logements sociaux et de traditions syndicales. Les plate-formes de transports multi-modales avec leurs cortèges de nuisances s’imposent en lisière des agglomérations (la Seine-et-Marne avec l’aéroport au nord et la grande zone logistique de Melun-Sénart au sud en est un bel exemple). A une échelle plus locale, nous assistons au déclin des commerces de Centre-Ville – tout particulièrement dans les bourgs ruraux, les villes moyennes et les quartiers populaires - au profit de gigantesques centres commerciaux péri-urbains organisés autour des ronds-points, les mêmes ronds-points devenus un symbole de lutte grâce aux gilets jaunes (il n’est pas question ici de tomber dans une nostalgie poujadiste en faveur des petits commerçants mais de mieux comprendre la situation).
Les révolutionnaires, notamment libertaires, ont mis à juste titre en avant les luttes contre la gentrification dans les quartiers proches du cœur de la capitale. Les mobilisations des gilets jaunes ont souligné la crise qui traverse les territoires ruraux et péri-urbains. Toutefois, une grille de lecture basée sur l’opposition entre des métropoles enbourgeoisées qui seraient privilégiées et une « France périphérique » qui passerait à côté des retombées positives de la mondialisation serait bien réductrice. N’oublions pas que les franges des métropoles, juste de l’autre côté du périph’, sont d’une importance centrale pour le capitalisme au niveau économique. Une importance qui n’a d’égale que l’abandon dont font l’objet les classes populaires qui y vivent au quotidien, et qui ne peuvent compter sur elles-mêmes pour défendre leurs droits.
Il est vital de se débarrasser des projets nuisibles comme le CDG Express ou l’extension de l’aéroport. Ce sont les symptômes d’un mode de production économique en pleine décomposition qui a échoué à se restructurer et que nous devons éradiquer par tous les moyens possibles. Nous ne proposerons donc pas d’alternatives à ces projets d’infrastructures car ceci reviendrait à contribuer à cette épidémie mortelle pour la planète et les humain-es qu’est le capitalisme.