Du 21 au 25 juillet avait lieu à Hendaye, Urrugne et Irun l’anti-G7, à l’initiative de quelque 80 organisations rassemblées au sein de groupes d’opposant·e·s [1]. Ce contre-sommet est d’abord l’initiative des Basques, via une plateforme locale, G7 EZ ! – « NON au G7 ! » en basque, créée en novembre 2018 et constituée de près de 50 partis, syndicats et divers collectifs regroupant la sphère nationaliste basque. Ce sont eux qui demeurent majoritaires dans l’encadrement, la communication et la logistique [2]. Une plateforme nationale (ou hexagonale), Alternatives G7, s’est alliée aux Basques en 2019. Avec un groupe d’ami·e·s militant·e·s, nous avons décidé de nous y rendre, galvanisé·e·s par une année marquée par des mobilisations inédites dans la forme et le potentiel par les Gilets jaunes.
Depuis quelques semaines, nous avions entendu dire que les groupes antifas parisien·ne·s ne se rendraient pas à Hendaye. Non pas, comme le suppose cet article des plus cocasses, en raison de l’absence d’Antonin Bernanos [3], mais pour des raisons de désaccords politiques et stratégiques. En fait, des dissensions s’étaient fait jour depuis plusieurs mois. Finalement, de nombreux groupes ont dénoncé ou quitté le consensus des deux plateformes organisatrices dans les quelques jours précédant le contre-sommet : le collectif anarchiste basque Indar Beltza [« Énergie noire »] s’était retiré de la plateforme locale, appelant le 13 août « à une opposition et des actions fermes et résolues ». La veille, Aurélie Trouvé, membre de la plateforme Alternatives G7 avait affirmé lors d’une conférence de presse : « Nous agirons avec calme et détermination. […] Nous ne dégraderons rien, nous ne participerons pas à la surenchère. Nous n’entrerons pas en confrontation avec les forces de l’ordre et s’il y a des violences répressives, nous opposerons des techniques de résistance non violentes. » [4]. Le collectif antifasciste du Pays basque nord « IPEH Antifaxista » se retire à son tour le 17 août, en raison d’une « position générale adoptée ne [lui] correspond[ant] plus ». Deux représentant·e·s des Gilets jaunes venu·e·s de Saint-Nazaire et accueilli·e·s sur le camp du contre-sommet le 21 août [5] expliquent percevoir le consensus comme « une forme de désolidarisation vis-à-vis des formes d’actions qui ont marqué le mouvement des Gilets jaunes, et tant d’autres avant lui ». Dans un communiqué daté du vendredi 23 août, en plein contre-sommet, les plateformes G7 EZ ! et Alternatives G7 dénoncent à nouveau une « agression violente » qui aurait eu lieu la veille dans le cadre d’une manifestation spontanée, alors qu’un groupe d’individus s’en serait pris à un homme qui filmait la manifestation [6]. Le communiqué dénonce à nouveau toute « forme de violence morale ou physique ». Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’aucun réel consensus n’a lieu parmi les militant·e·s, scindé·e·s en deux camps désormais irréconciliables autour des questions de l’usage de la violence, le rapport à la légalité, à l’État et aux institutions, mais également à l’auto-organisation.
Le vendredi soir, alors que l’on arrive sur place, on constate la présence d’un carré de tentes dédié à la CNT, un autre pour Extinction Rébellion ; et de nombreux drapeaux de groupes basques. Les partis (NPA, FI, PCF) et les autres syndicats (Solidaires, CGT) sont en revanche complètement absents. Quelques personnes portent des gilets jaunes, mais relativement peu nombreuses ; une tente vend à boire et à manger au profit des GJ du coin. Vers 19h30, le camp est en effervescence ; un homme court à toute allure en hurlant que « la police arrive dans le camp » et qu’il faut absolument organiser notre défense. Habitué·e·s des effets de rumeur dans ce type de situations, nous restons plus amusé·e·s qu’inquiet·ète·s, et l’invitons à plus de parcimonie sous les yeux relativement placides de militant·e·s assis·e·s de-ci de-là sur la pelouse. Autour, de très nombreuses personnes sont néanmoins complètement équipées et cagoulées, armées pour certaines de bâtons, quand d’autres sont en tong ou en short coloré. Un camp, deux ambiances.
C’est du côté du bloc sanitaire que se déroule ce qui se voudrait une guerre de tranchées. Après une après-midi de manifestation sauvage lourdement réprimée, la rumeur propagée par certain·e·s voudrait qu’en représailles, les policier·ère·s investissent le camp. S’ils sont en effet présents aux abords, il semble néanmoins que jamais l’ordre d’investir le camp n’ait été reçu. Jusqu’au camping n°2 se propage l’information : « La policía está en el campo ! » Les copines nous racontent les sorties précipitées et déterminées des tentes de dizaines d’individu·e·s extrêmement mobiles. Pero la policía no está en el campo et tout fini par revenir à la normale, même si on nous charrie : « Vous vous rendez compte que vous êtes les seules à monter vos tentes pendant que tout le monde se demande s’il faut partir ? ». On se marre, parce que l’on connait la chanson.
La soirée reprend son cours justement avec concert de Punk Oï délicieux. On crie : « Droit dans le mur, no future ! » Un militant informe la foule au micro qu’une AG aura lieu le lendemain matin à 8h pour parler des évènements de la journée et de la protection du camp. Une heure plus tard, alors qu’on s’apprête à aller se coucher, un militant beaucoup plus jeune et cette fois pas au micro nous dit qu’une AG se tiendra à minuit et demi. On lui parle de celle de demain : visiblement, c’est chacun·e son AG. Et chacun·e son action, car, ce qui agite le camp, c’est cette question : tu vas à Hendaye ou à Bayonne ? Hendaye, la manifestation « déclarée » qui se veut familiale et festive et commence à 11h ; Bayonne, la proposition plus informelle de se rendre au plus près possible du lieu de la réunion du G7 à partir de 16h, soutenu par des militant·e·s plus jeunes et moins adeptes de la « désobéissance civile » et autre « action non violente ». Cette dernière est, au moins sur les réseaux sociaux, présentée comme l’Acte 41 des Gilets jaunes. Ce débat sur les modes d’action mine le consensus depuis des semaines et le camp est d’ailleurs rempli d’expressions de colère : « Le pacifisme collabore », « Peace-keeper [7], pisse toujours », etc. Mais si les second.es tiennent les murs, les premiers tiennent la tribune. Et au long du WE, nous comprendrons que les organisateur·rice·s de « l’évènement » n’entendent rien apporter d’autres que des fins de non-recevoir aux critiques nombreuses émises par cette partie des personnes présentes sur le camp. Mais nous, comme on débarque un peu, on nage encore dans l’illusion d’une manifestation qui réunirait tout le monde, et on veut aller à Hendaye, dans l’espoir qu’à partir de ce cortège, on se déciderait de rejoindre Bayonne. Dodo, lever tôt, on rate les navettes parce que pourquoi pas. On rattrape la manifestation d’Hendaye, calme et modeste, en plein centre-ville.
On défile 10 minutes sur la côte, devant les plages, puis tout le reste du temps dans des rues vides d’hommes et de femmes, vues et entendues par personne, sauf nous-mêmes (et des policier·ère·s planqué·e·s). Les militant·e·s de Solidaires et de la CNT se comptent sur les doigts des deux mains ; un seul drapeau antifa est à signaler. La seule présence massive est celle des Basques, identifiables par leurs slogans. C’est clair, toute une frange de l’extrême gauche est absente, et ça se voit. On défile, mais le cœur n’y est pas. Des copines qui ont assisté la veille à la conférence « Échanges entre les nations sans États » nous rapportent comment Jean Guy Talamoni, président de l’Assemblée de Corse, s’est réjoui du soutien financer du mécénat Total, susceptible de permettre la réalisation du projet d’autonomie corse [8]). Pas exactement notre programme… Une fois arrivé·e·s à Irun : on cherche l’ombre, tout le monde se barre. Pendant les prises de parole officielles, ça râle sous les arbres contre tant de placidité. Bayonne ? Connais pas. En plus, c’est à 7h de marche. On se sent berné·e·s et dépité·e·s. Dans la ville, les militant·e·s qui comme nous espéraient continuer la lutte dans l’après-midi sont repérables à leur look pas très station balnéaire et à leurs sous-vêtements sur la plage. Certain·e·s trompent l’ennui en faisant des pâtés de sable. Et en attendant des nouvelles de ce qu’il se passe à Bayonne : est-ce que certain·e·s ont pu y arriver et combien ?
En fin d’après-midi, retour au camp. Les mêmes Don Quichote que la veille prophétisent : « les durs sont à Bayonne, donc les flics vont venir au camp ! » Ceux qui y sont allés et en sont revenus racontent. L’AG commence. Un militant « de la plateforme », qui ouvre la discussion, se félicite d’une manifestation « festive et colorée » qui aurait réuni 15 000 personnes. Bon, nous on sait qu’elle n’était pas vraiment festive, on s’est même fait chier comme rarement, et qu’on n’était pas 15 000. Mais en même temps, on s’en fout, car les vrais problèmes, c’est que les organisateurs s’autocongratulent d’avoir pu défiler « sans présence policière » alors qu’on voyait bien dépasser, derrière chaque pont et dans chaque rue parallèle, des cortèges innombrables de CRS, des camions antiémeutes bloquant tout accès aux rues adjacentes, mais discrètement, et des SO composés (entre autres ?) de militant·e·s d’Alternatiba s’assurant joyeusement qu’on ne dévie pas du chemin, un tissu vert noué au bras. Le même militant, dont on commence à se demander s’il tient en fait une conférence, rappelle tout de même que des gens qui ont choisi un autre moyen de lutter sont actuellement à Bayonne, et qu’il y a eu des arrestations ; des militant·e·s sont actuellement détenu·e·s en garde à vue à Bayonne et à Hendaye. Un homme dans la foule crie « on y va ! », et celui qui devait être un simple animateur de l’AG se retrouve à expliquer pourquoi non c’est pas possible. Pas de discussion. Il clôt son « intervention/conférence » sur le sujet le plus chaud du WE : des vélos hors de prix, mis à disposition pour une raison qui demeure tout à fait obscure, manquent à l’appel, il faut absolument les restituer ou la plateforme va devoir payer 800€ par vélo manquant. Il en manque dix. Des vélos à 800€ [9] dans un camp réunissant plusieurs milliers de militant.es d’extrême gauche, y compris ses franges les plus radicales ? On aimerait comprendre, mais on ne voit pas. Autre sujet brûlant abordé dans l’AG en priorité : le bloc sanitaire et des tentes « prêtées par des organisations basques » ont été tagués, qui plus est d’insultes à l’égard des membres de la plateforme ou des techniques non violentes de mobilisation. On a le droit, véridique, à plusieurs diatribes moralisatrices sur le sens des responsabilités qui devrait être le nôtre, surtout « en 2019 », surtout si on prône « un monde meilleur », et tout ça. Il dit qu’il ne voit pas le rapport. Un autre militant « de la plateforme » s’égosille : il en a plein le dos d’être traité de collabo ! Un homme crie dans la foule : « Vous avez qu’à arrêter de collaborer ! » C’est toujours l’ambiance. Mais la discussion n’a pas vraiment lieu et on reste aux invectives, généralement faites au micro par les uns et depuis la salle par les autres. Nous, les bras nous en tombent, et tout le reste aussi. Une jeune femme rappelle : les gens qui taguent les murs, c’est aussi ceux et celles qui font la cantine militante [10], qui prennent en charge un tas de trucs. On sait qu’elle dit vrai. Notons que tout au long de l’AG, la sous-représentation des femmes au micro est éloquente : 5 hommes pour 1 femme prennent la parole, sans que cela émeuve les organisateurs. Un homme visiblement ivre au premier rang lance des « bébés » et regards lubriques à chaque fois qu’une jeune femme parle, sans être recadrée par quiconque. On est à deux doigts de déclencher une bagarre, mais ce qui se déroule sous nos yeux n’en vaut même pas la peine.
Quand on passe au point 2 de l’ordre du jour et que l’oncomprend que les débats de fond n’auront pas lieu, on s’arrache. La rupture est consommée entre des « militant·e·s de la plateforme » plus proche de l’organisation d’évènementiel que du militantisme de lutte, et des militant·e·s autonomes, antifascistes ou radicaux beaucoup plus en phase avec l’actualité des luttes, mais bâillonné·e·s par l’organisation. Lors de l’AG du lendemain, une militante de la plateforme explique doctement que ceux et celles qui ne sont pas satisfait·e·s, c’est qu’ils et elles sont trop fraichement arrivé·e·s dans la lutte et ne connaissent rien.
Alors qu’on se balade dans le camp, les discussions informelles sont enrichissantes. On apprend d’une femme présente depuis le début que toutes les affiches féministes disposées dans les blocs sanitaires n’y étaient pas les premiers jours : c’est parce qu’une militante s’est plainte du comportement d’un « camarade » que certaines se sont rendu compte qu’il n’y avait rien de prévu pour gérer collectivement ce type de situation. La réponse qu’on lui a faite : « On pensait pas que ce serait nécessaire, vu qu’on est entre nous ». O-K. Des copines un peu énervées ont donc décidé de prendre les choses en main en multipliant affiches, tags et ligne téléphonique de soutien. On entend les discussions des autres, aussi. Une militante « de la plateforme » croit savoir : « En fait, il faudrait que chacun·e fasse quelque chose à un moment donné sur le camp, ça arrangerait les problèmes. » Visiblement, certain·e·s dans le milieu altermondialiste ont séché les cours d’autogestion.
Bilan des autres activités du week-end : les initiatives « pacifistes » et déclarées mobilisent peu. Un millier de personnes environ, militant·e·s d’Alternatiba, de Bizi et d’ANV-COP21 se réunissent le dimanche 25 pour une conférence de presse qui se déroulera dans le calme, tandis que des initiatives alternatives sont écrasées par la répression [11] et demeurent avortées [12]. Les plateformes officielles ont même annulé les initiatives pacifistes prévues pour la journée, la « manifestation Arc-en-ciel » prévue sur sept localisations différentes autour des zones rouge et bleues ultrasécurisées de Biarritz, mais non déclarées, conformément au cadre de désobéissance civile dans lequel elle s’inscrivait. On reprendra à notre compte l’analyse lucide d’une femme d’une soixantaine d’années, lors de l’AG du samedi soir : on a donné à Macron ce qu’il voulait, une manif propre qui permette de dire que oui la contestation a pu s’exprimer, et une dissociation totale vis-à-vis des ceux et celles qui voient les choses autrement. Le contre-sommet le plus inutile de l’histoire pour la gauche la plus bête du monde.