Contre la politique

Contre la politique propose 21 commentaires d’utilité publique sur le vote, la démocratie, la lutte des classes, l’émancipation et la révolution. À lire de toute urgence, avant la mascarade électorale...

1. Le vote est la justification idéologique de notre irresponsabilité collective et de notre éviction du fait politique.

2. Notre incapacité à décider de l’emploi de nos vies se trouve banalisée par la routine désolante de nos journées : le vote est la traduction politique de cet éternel retour du même, où nous nous donnons l’illusion d’avoir participé à produire un changement qui représente le maximum de la possibilité, là où ce changement est superficiel et choisi parmi une quantité extrêmement limitée de choix. Ainsi, changer de président, de travail, de transport en commun, de ville ou d’illusion revient simplement à passer de la fosse à purin à la fosse septique.

L’abstentionniste qui déclare que voter ne sert à rien est le vrai réaliste, qui, d’instinct, sent que les sujets qui déterminent de réels changements dans son existence ne seront même pas évoqués. Tous ceux qui reprochent, de quelque manière que ce soit, aux abstentionnistes leur choix, se voilent la face et désertent la pensée. En attaquant les autres, ils évitent surtout de se poser des questions eux-mêmes.

3. La démocratie représentative ne nous reconnaît que le droit d’élire nos maîtres à intervalles réguliers, après des campagnes médiatiques organisées autour de thèmes éloignés de nos préoccupations quotidiennes. Ces préoccupations réelles sont devenues inaudibles, à mesure que tout ce qui fait l’essentiel de nos vies est confondu pour une sorte de phénomène naturel et indépassable : travail, technologies, villes, transports, géopolitique, loisirs, marchandise, environnement, désormais considérés comme des évidences indépassables, dont seules quelques variables peuvent être modifiées, et cela selon les bonnes grâces de nos représentants, qui peuvent parfaitement choisir de ne pas honorer leurs engagements.

Mais l’électeur, en bon consommateur de divertissement, ne veut pas qu’on le tire de son sommeil ; son désinvestissement de la politique, son abdication face aux injustices de ses maîtres – patrons, gouvernants, techniciens d’État, experts télévisés – paraissent naturels dans un monde où le dialogue n’existe plus, et où tous ceux qui se permettent de contester l’état actuel de la société passent pour des terroristes ou des fous.

4. Le parlementarisme républicain, sous le masque de mythes que tous savent avariés (légitimité par le vote, État de droit, justice sociale), masque ce qu’il est réellement : le lieu de coagulation des différentes tendances d’une même force politique, celle de la démocratie représentative bourgeoise, héritière du scrutin censitaire, du monarchisme constitutionnel et du jacobinisme – tous adversaires historiques de la démocratie directe et du droit du peuple à se gouverner lui-même. Ce système lui aussi est vu comme une incommensurabilité qu’on ne peut pas questionner, ni modifier en profondeur.

Toutes ces valeurs indiscutables qui servent de légitimité au système sont d’autant plus absurdes qu’elles s’annoncent de la même manière que les différents discours des politiciens professionnels : un monologue ininterrompu, sans cesse changeant, qui justifie la situation présente sans l’expliquer, et s’annonce absolument inattaquable.

Quiconque met en doute le travail, la consommation, la manière de choisir ses dirigeants, l’écologie ou la science, passe pour un dangereux déraisonnable. Quiconque ne se complaît pas à répéter le discours qu’on lui a appris à tenir depuis l’école et à la télé – sous une forme qui ne fait même pas semblant d’être de la propagande – passe pour un malade social qu’il faudrait confier aux mains de spécialistes, pour un terroriste qui menace le confort et la sécurité mentale de ses contemporains, dont le conformisme est une valeur acquise. Dans les échanges quotidiens, certains sujets sérieux paraissent le comble même du déraisonnable dès lors qu’ils sont abordés : quelqu’un qui n’aime pas travailler, méprise le système politique et ses représentants, se méfie des institutions ou remet en question tel ou tel aspect de l’organisation de nos vies, suscite l’incrédulité voir une franche hostilité.

En rendant incompréhensibles les choses réelles qui déterminent nos vies, et en coupant tout dialogue pour seulement nous offrir un monologue sans retour, les médias alimentent notre sentiment d’impuissance et notre incapacité à voir ce qui pourrait être une politique réelle.

5. Poursuivant ce travail d’incapacitation, les organisations de gauche, à la manière d’experts télévisés, en présentant les formes impuissantes de contestation comme réel pouvoir du peuple (manifestations encadrées, caricature sans critique, vote utile, happenings ridicules, pétitions, débats sur le net, puritanisme), contribuent à dépolitiser la société et à faire fonctionner le système sans le peuple, en le mystifiant sur son pouvoir réel. En entretenant la faiblesse des masses, ces partis, syndicats, intellectuels, s’assurent le droit de parler en leur nom.

Mais toutes ces formes de contestation sont celles qui s’imposent quand l’individu a été persuadé qu’il ne pouvait rien faire d’utile, et qu’il ne lui restait qu’à laisser entendre sa voix par des moyens insuffisants, ou encore se contenter de déléguer son pouvoir à ces mêmes spécialistes. Leur existence historique se cantonne à cette époque qui conjugue abdication des masses et mythologie populaire-démocrate. Ce temps où les pauvres ne décident de rien est aussi celui où on fétichise le plus leur participation au système.

La pudibonderie des élites, qui voudrait que le citoyen se doive d’être pacifique car vivant dans le meilleur système possible est un mépris de gagnant envers l’histoire du peuple, qui jamais n’a été aussi peu capable de se révolter qu’à notre époque. Sa défaite au siècle dernier se trouve présentée comme une victoire dans la bouche des mêmes figures de gauche qui n’ont jamais été capables de remporter la moindre petite escarmouche. Les mêmes mensonges servent les mêmes personnes.

6. Tout ce pourquoi la frange radicale du mouvement ouvrier a combattu – émancipation du travail, justice sociale, fin de l’exploitation, égalité totale, démocratie directe, fin du salariat – est récupéré et falsifié sous la forme de mythes et de slogans sans portée, renvoyés au rang d’utopies ou d’abstractions qu’on aime citer mais qu’on ne pense jamais à réaliser. Sous cette forme, il est devenu permis de voter et de chanter pour ces idéaux, mais jamais de vouloir leur réalisation : car ces idéaux-mêmes sont devenus le privilège de ceux à qui l’État a confié le monopole institutionnel de la lutte des classes, partis et syndicats, et qu’ainsi toute contestation de leur monopole de pseudo-experts sur ces idéaux pillés chez de meilleurs hommes et femmes se trouve présentée comme une contestation de ces idéaux. Ainsi, s’opposer à la CGT revient à s’opposer à la dignité du travailleur ; critiquer Bourdieu revient à penser comme un individu de droite ; critiquer Taubira revient à être un dangereux fasciste ; critiquer un militant gauchiste revient à critiquer la théorie révolutionnaire ; critiquer l’usage d’une théorie par un universitaire revient à dénigrer d’importants penseurs. L’ampleur des abandons et la nullité du projet revendiqué par tous ces imbéciles ne peuvent être prouvées à leurs défenseurs, car ceux qui croient en ces gens croient le monde figé, et ne veulent surtout pas entendre parler d’un changement réel.

7. Cette double banalisation – celle à la fois de nos conditions de vie et des fausses luttes qui devraient permettre de les changer – est donc la résultante non seulement d’un système économique qui se fait passer pour l’environnement naturel de l’humanité, mais aussi d’une classe d’encadrement de la population qui joint à ce mensonge l’imposture d’une défense des droits des exploités assurée par des spécialistes de la contestation.

11. Déclarer que toute politique sérieuse se fait dos aux urnes ne revient pas seulement à dire que des représentants ne pourront jamais défendre une vision réaliste de nos intérêts au sein d’un État qui défend ceux de la classe dirigeante : c’est dire qu’ils ne le voudront même pas, ou plutôt que tout est conçu d’une manière qui détermine à l’avance les décisions et le mode de pensée des dirigeants.

C’est considérer que la critique doit reposer sur une inversion des thèmes abordés dans le discours de l’État : en prenant tout ce qui paraît acquis et figé dans le discours dominant comme ce qui, au contraire, doit faire l’objet de la plus vive contestation. En considérant tout ce qui paraît être le luxe exclusif de l’État, de ses experts et de ses services comme ce qui devrait être débattu chaque jour et déterminé par l’ensemble de la collectivité. Vous pouvez mesurer l’ampleur de votre dépossession à la quantité de sujets vitaux que la politique n’aborde même pas.

14. Ainsi, il n’existe aujourd’hui qu’une seule possibilité pour changer la société et donner le pouvoir au peuple : c’est que les travailleuses et les travailleurs parviennent à parler entre eux de leurs conditions et de leurs aspirations, sans intermédiaire et sans doctrine préconçue ; cette conscientisation, immédiate sur le terrain de la vie quotidienne, parviendra enfin à dévoiler le monde pour ce qu’il est : une construction humaine qui peut être renversée dès lors que chacun comprend sa place dans l’histoire et son intérêt fondamental à changer sa vie ; intérêt sans cesse nié par les vanités des philosophes, des universitaires et des moralistes imbéciles, qui voudraient vous faire croire qu’il existe meilleur désir que celui d’arrêter de travailler et de décider vous-même de l’emploi de votre vie, de la gestion de votre cité, de la rationalité de votre société.

15. C’est l’émancipation de tous, commencée avec la critique de la religion et poursuivie par le mouvement ouvrier, devant aujourd’hui atteindre la négation du travail et de l’idéologie moderne, qui demeure la seule et unique revendication à même d’unir toutes les classes, tous les continents et toutes les aspirations individuelles à une vie meilleure.

À lire également...