« La provocation est une façon de remettre la réalité sur ses pieds. »
Bertolt Brecht, Remarques sur Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, 1955
I. Misère de l’antifascisme militant
« Comment dire la vérité sur le fascisme, dont on se déclare l’adversaire, si l’on ne veut rien dire contre le capitalisme, qui l’engendre ? Comment une telle vérité pourrait-elle revêtir une portée pratique ? Ceux qui sont contre le fascisme sans être contre le capitalisme, qui se lamentent sur la barbarie issue de la barbarie, ressemblent à ces gens qui veulent manger leur part du rôti de veau, mais ne veulent pas qu’on tue le veau. »
Bertolt Brecht, Cinq difficultés pour écrire la vérité, 1934
1. Au-delà d’un déchaînement de violence étatique et paramilitaire au service des classes dominantes et du grand capital, le fascisme s’est présenté comme l’unification économique et politique du capital. Né dans la rue, le fascisme a diffusé le désordre pour renforcer l’ordre, a contesté à l’État son monopole légitime de la violence pour le lui rendre en meilleur état. Dès lors, il est impossible de penser le fascisme, et encore moins de le combattre, sans se confronter au rôle et au poids de l’État dans tous les aspects de la vie.
2. Là où la bourgeoisie se trouvait désunie et incapable d’administrer la crise, le fascisme incarnait une possibilité de surmonter les contradictions qui déchiraient la société. Pour rendre possible la domination totale du Capital sur la société, il fallait moderniser l’appareil d’État. D’urgence, ou pas : dans les sociétés de l’entre-deux-guerres « épargnées » par le fascisme, la modernisation étatique a pris une forme moins spectaculaire, mais pas moins efficace. Il n’était pas question d’intégration forcée des salarié·es dans des organes corporatistes, de mobilisation totale de la population dans des organisations de jeunesse ou d’après-travail, ni de fuite en avant militariste permanente. Au contraire, la modernisation « démocratique » de l’État et de son emprise sur la vie sociale est passée par un ensemble de politiques redistributives (partage du temps de travail, congés payés, allocations et protections sociales, New Deal, etc.). Après la Libération, ce processus s’est accéléré avec la reconstruction de l’État-providence et l’affirmation du courant technocratique (fusion de la DGEN [1] dans le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, création du Commissariat au plan et de la DATAR [2], recours aux « experts », émergence de la figure du « spécialiste », etc.)
3. Ces mesures ont eu pour conséquence de neutraliser les organisations syndicales sans les anéantir – contrairement au fascisme –, et de finir de soumettre la gauche parlementaire aux logiques étatiques et économiques – qui imposeront le « tournant de la rigueur » à Mitterrand en à peine deux ans. Elles ont réussi là où le fascisme a historiquement échoué en créant l’adhésion pacifique de la population à un système jugé, sinon perfectible, du moins préférable, et disposant d’au moins autant de moyens de contrôle sur la société qu’aucun régime dictatorial auparavant. L’autonomisation de l’exécutif vis-à-vis des instances parlementaires, le développement des techniques de surveillance mises au service du fichage généralisé de la population, l’instauration d’allocations et de minimas sociaux rendant directement dépendant·es de l’État des millions d’habitant·es, comptent parmi les manifestations les plus évidents de l’unification sociale réalisée par l’État moderne. Le fascisme n’était pas la cause l’unification sociale amorcée sous ses régimes dictatoriaux, mais le moyen de cette dernière.
4. « Tout dans l’État, rien contre l’État, rien en dehors de l’État » : la formule est sans doute plus vraie aujourd’hui qu’au moment de sa formulation, il y a bientôt cent ans. Qui, aujourd’hui, peut prétendre exister sans ou en-dehors de l’État ? Si nous pouvons facilement nous passer de sa police, expression la plus explicite de son pouvoir, nous ne pouvons pas en dire autant des services publics, de l’impôt, de la CAF, de la voirie, et même de ce qu’il reste de droit du travail. Dès lors, qui peut prétendre exister contre l’État ? Certainement pas la gauche, qui a depuis trop longtemps fini d’assumer sa vocation à administrer les rapports sociaux et économiques existants en vue de leur reproduction. Tout ce qui prétend conserver, renforcer ou réformer l’État moderne n’aspire finalement qu’à prolonger le supplice de sa domination politique. Le fascisme n’a pas le monopole du totalitarisme : ce dernier est une tendance inhérente de la modernité.
II. Fausse conscience et critique tronquée
« On peut affirmer avec certitude qu’aucune réelle contestation ne saurait être portée par des individus qui, en l’exhibant, sont devenus quelque peu plus élevés socialement qu’ils ne l’auraient été en s’en abstenant. Tout cela ne fait qu’imiter l’exemple bien connu de ce florissant personnel syndical et politique, toujours prêt à prolonger d’un millénaire la plainte du prolétaire, à la seule fin de lui conserver un défenseur. »
Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, 1981
5. La radicalisation de la domination étatique est aujourd’hui portée par un « extrême centre », par des politiciens professionnels et des technocrates – purs produits des institutions républicaines. Pourtant, l’antifascisme continue presque pathologiquement de réduire le fascisme à l’extrême droite. Même quand la notion de fascisation est mobilisée pour décrire les évolutions de l’État, elle vise la plupart du temps à pointer la dimension lepéno-compatible des politiques gouvernementales. « L’extrême droite en rêvait, [insérer nom de ministre ou de président] l’a fait » : la fascisation serait finalement une concession permanente à l’extrême droite, liée à la droitisation du débat politique et à la course électorale. Que ce soit par opportunisme ou par indigence théorique, l’antifascisme – comme mouvement et comme milieu – reste tributaire de la gauche parlementaire pour affronter le phénomène. En fin de compte, il se réduit grosso modo à la défense d’un modèle capitaliste et étatique plus redistributif, moins militariste et autoritaire, moins misogyne, moins raciste, moins homophobe, moins polluant, etc. En somme, d’un capitalisme plus moderne, plus viable, plus... capitaliste.
6. On touche ici aux limites du mouvement ouvrier légal : la social-démocratie et les organisations ouvrières n’ont de sens qu’aux côtés de la bourgeoisie et de l’État ; leur rôle est d’administrer le réseau politique, associatif, culturel, mutuelliste de la classe ouvrière. Si l’État décide d’assumer seul cette fonction, de réaliser seul l’unification sociale, il ne peut alors plus tolérer l’existence d’organisations médiatrices des rapports entre travail et capital hors de lui-même. Il dispose alors de tout l’arsenal répressif démocratique disponible, et de toute sa légitimité : après tout, ces lois ont été pensées, votées et appliquées en conformité avec la Constitution. Dans un État démocratique, la raison d’État l’emporte toujours sur les formes démocratiques. Dans un État de droit, c’est toujours le droit qui plie et se met au service de l’État.
7. L’antifascisme retrouve ici sa raison d’être historique : la défense de la démocratie face au fascisme – c’est-à-dire des formes politiques du Capital (qu’elles soient parlementaires, constitutionnelles, républicaines) contre leur tendance inhérente au totalitarisme. Toute « victoire » antifasciste s’impose comme la conservation de formes « raisonnables » de l’État et de l’économie capitaliste, ayant renoncé bon gré mal gré à se faire totalitaires.
8. Dans l’incapacité d’analyser l’État et le Capital pour ce qu’ils sont, nous abandonnons l’antagonisme de classe (prolétariat-capital, communisme-salariat, prolétariat-État) au profit de fausses dichotomies (démocratie-fascisme, travail-capital) présentées comme la quintessence de la perspective révolutionnaire. À trop séparer le processus de fascisation du système qui le produit, on finit inéluctablement par défendre sa conservation contre sa « dégénérescence ». Quand la critique de la totalité laisse place à la critique tronquée, les concepts fondamentaux du combat pour l’émancipation humaine se confondent : le communisme devient la démocratie totale, la révolution l’extension des prérogatives positives du régime, la liberté la participation à la domination politique. Mais le communisme n’est pas l’avenir de la société de classes : il est sa négation.
9. Pour sauver les apparences, la critique tronquée et la contestation intégrée peuvent compter sur un siècle de falsifications historiques visant à présenter l’arrivée au pouvoir du fascisme comme le point culminant des combats de rue entre nervis et prolétaires, et faire reposer l’échec de ces derniers dans l’incapacité des forces de gauche à s’unir contre l’ennemi. Cette réécriture de l’histoire occulte la responsabilité de la gauche en feignant de la condamner, posant finalement l’union de cette même gauche comme seul espoir face au danger fasciste. Mais qui a véritablement vaincu le prolétariat ? En Allemagne, la social-démocratie a écrasé les insurrections ouvrières 14 ans avant la nomination d’Hitler au poste de Chancelier. En Italie, la gauche a appelé au désarmement des ouvriers et cherché des garanties auprès du Roi avant que Mussolini ne mette en scène sa marche sur Rome, deux mois après une grève générale insurrectionnelle annulée par les directions syndicales voyant leurs bases reprendre en main leurs affaires. Dans les deux cas, les syndicats se sont déclarés apolitiques après l’arrivée au pouvoir des fascistes, espérant préserver leurs appareils sous le nouveau régime. Après tant de décennies de mythomanie, pas étonnant que l’antifascisme se trouve aussi impuissant à analyser les mythes de transition démocratique ou les tendances totalitaires à l’œuvre derrière les dynamiques de modernisation de l’appareil État.
III. L’antifascisme démocratique, pire produit du fascisme ?
« Nous estimons que l’État est incapable de bien. Dans le domaine international aussi bien que dans celui des rapports individuels il ne peut combattre l’agression qu’en se faisant lui-même agresseur ; il ne peut empêcher le crime qu’en organisant et commettant toujours un plus grand crime. [...] Plus que jamais nous devons éviter les compromis, creuser le fossé entre les capitalistes et les serfs du salariat, entre les gouvernants et les gouvernés ; prêcher l’expropriation de la propriété individuelle et la destruction des États, comme les seuls moyens de garantir la fraternité entre les peuples et la justice et la liberté pour tous ; et nous devons nous préparer à accomplir ces choses. »
Errico Malatesta, Réponse au Manifeste des Seize, 1916
10. On l’aura compris, la question n’est plus de subvertir la société bourgeoise ni de renverser l’ordre existant, mais d’imposer un rapport de force avec l’État, soudainement devenu interlocuteur respectable, pour obtenir l’extension infinie des droits démocratiques. Et que sont ces droits sinon autant de prérogatives juridiques de l’État sur une société qui, de pourrissante et appelée à disparaître, est miraculeusement devenue perfectible. Voilà qui n’est pas sans rappeler la logique mécaniste et apaisante qui voyait le communisme au bout du capitalisme, la socialisation au bout de l’accumulation. Le danger fasciste nous impose de faire triompher la démocratie totale en germe dans les contradictions de l’État moderne. Enterrons la tendance totalitaire, et que l’unification sociale soit douce... Mort à la démocratie.
11. En abandonnant toute perspective communiste, la critique radicale de la société capitaliste finit par intégrer la totalité qu’elle est supposée attaquer. Elle dissout l’idée-même de révolution dans un gradualisme réformiste, et finit de faire passer pour « réaliste » et « efficace » la limitation de la lutte à la prévention des possibles mutations dictatoriales de la société. Il n’est plus question de transformation radicale de la société, de nouveau monde à bâtir sur les ruines du vieux : tous ces slogans sont mis au service de la conservation du régime. On mesure la régression.
12. La démocratie bourgeoise n’est qu’une étape de la prise du pouvoir du capital. Les institutions républicaines dont nous avons hérité et qui nous sont présentées comme un progrès du genre humain sur la voie de sa dignité et de son bien-être, n’ont rien fait d’autre que parachever notre isolement, notre dépendance vis-à-vis de l’État et l’affirmation de son monopole dans la gestion des rapports humains. Oui, l’État-providence et la République « sociale » font partie du problème dont ils se prétendent la solution : chaque fois que la démocratie « crée » du « lien social », elle resserre en réalité les mailles du filet étatique qui pèse les rapports sociaux. Du reste, les régimes fascistes aussi prétendaient régénérer le lien social au moment d’appliquer leurs mesures « sociales ». Rappelons, à toute fin utile, que c’est Vichy qui a posé les bases de la retraite par répartition. Les antifascistes devraient s’interroger sur l’évolution « démocratique » et « sociale » de la société sous les rapports capitalistes : qu’est-ce qui empêchera un État omniprésent, seul garant de protection et d’assistance, de faire « le mal » le jour où les compromis de classe, les concessions de la bourgeoisie et la conflictualité révolutionnaire imposeront le retour de l’ordre à tout prix ? Les antifascistes ? Et que vaut une hausse du pouvoir d’achat dans un monde qui voit l’ensemble des rapports humais médiés par l’argent et la consommation ? Quelques bières de plus pour refaire le monde, une nouvelle parka, une cotisation supplémentaire pour une organisation groupusculaire ou un parti inoffensif...
13. En dernière analyse, là où le fascisme se présente comme « adulation du monstre étatique », l’antifascisme, lui, en fait la « plus subtile apologie ». Et, aussi déplaisant soit-il, la lutte pour l’extension des prérogatives « positives » d’un État démocratique, au lieu d’extirper les racines du totalitarisme, revient toujours à aiguiser les griffes qu’il projette sur la société. Voilà ce que nous dénonçons ici comme un « antifascisme d’État », et que d’autres avant nous ont pu appeler « antifascisme démocratique ». Cet antifascisme, qui est loin de se limiter aux organisations ouvertement et honnêtement favorables à la gauche parlementaire, présente le fascisme et la démocratie comme deux systèmes politiques opposés, oubliant que leur nature de classe est identique. Nous pensons au contraire qu’il s’agit là de deux formes politiques interchangeables, plus ou moins désirables selon les époques et les intérêts de la bourgeoisie en vue de la conservation de sa domination. En conséquence, nous dénonçons toute concession faite à l’idéologie démocratique – position qui, loin de constituer une posture puriste et théoricienne, s’impose à nos yeux comme une exigence pratique indispensable à la lutte ouvrière et à la défense de l’indépendance de notre classe. Se faire le chantre de la démocratie, ce n’est pas seulement verser dans le crétinisme électoral et se mettre au service de la reproduction des institutions représentatives : c’est au mieux être aveugle devant son blindage et son armement répressif croissant, et au pire être complice des crimes (commis à domicile comme à l’extérieur) sur lesquels elle repose. L’antifascisme d’État peut bien se parer de tout le lexique marxiste : la réalité reste la même.