« Ça se fait pas »

L’année dernière mon fils en 6e a appris en éducation civique que l’éducation nationale enseignait aussi aux enfants du voyage et que dans sa grande bonté républicaine elle allait jusqu’à envoyer des enseignant-e-s dans les camps de Rroms. Il n’a donc pas vraiment compris ce qui se passait lorsque deux jeunes scolarisé-e-s Léonarda et Katchik ont été arrêté-e-s, puis renvoyé-e-s dans leurs pays d’origine. « Ça se fait pas » m’a-t-il dit.

Quelques élèves du collège avaient organisé un sit-in dans la cour à la fin d’une récré, les meneurs/euses de cette action ont pris quelques heures de colle bien méritées, de la graine de casseurs sans doute (« casseur » est un mot exclusivement masculin, les jeunes filles éprouvent certainement une répugnance « naturelle » à caillasser du gendarme).

Pour revenir à mon fils, cette année une partie de son cours de géographie est consacrée au développement durable, à la dégradation de l’environnement. Il y a fort à parier que Rémi Fraisse ait eu le même genre de cours que mon fils, qu’il ait pris au sérieux le discours citoyen et écolo dont on l’a certainement abreuvé depuis l’école, qu’il ait cru que défendre un territoire contre la mainmise des potentats locaux et contre les grands projets inutiles était la moindre des choses. Évidemment mon fils n’a absolument pas compris comment il était possible que les gendarmes tuent un jeune qui défendait des idées écologiques. J’ai évité de lui dire que ces dernières années les flics et les gendarmes tuaient presque 15 jeunes par an, essentiellement dans les quartiers, sans parler de celles et ceux qui perdent des yeux ou sont blessé-e-s. Ce serait difficile de le lui expliquer alors que dans ses cours d’éducation civique on lui parle d’intégration et d’égalité.

En ce moment des flics à cheval chargent des lycéen-ne-s dans le 93, à Saint-Denis. Là encore des graines de casseurs. Car sans doute le secret de l’ordre réside dans l’anticipation : aller chercher les manifestant-e-s chez eux avant qu’ils/elles ne partent (c’est ce qui s’est passé il y a dix jours à Montreuil où les contrôles ont commencé dès les stations de métro Mairie de Montreuil et Croix de Chavaux) peut-être même avant qu’ils/elles ne pensent à y aller, interdire les AG dans les facs (comme à Rennes), faire en sorte que les étudiant-e-s se croisent dans la plus grande fluidité sans que jamais ils/elles ne se parlent, interdire les manifestations ou les autoriser mais au dernier moment de telle façon que l’on ne sache jamais si une manif va avoir ou non lieu, dire le mot « casseur » dès qu’il y a un tag sur un mur, une vitre de banque cassée (oh le pauvre commerçant !), ne jamais dire le mot « casseur » quand il s’agit de paysans de la FNSEA ou de personnes avec des bonnets rouges qui brûlent des préfectures ou incendient des portiques.

Quant à nous, enseignant-e-s, peut-être vaudrait-il mieux que l’on ne parle jamais de tri sélectif, d’environnement, de cycle de l’eau, taire qu’une partie de l’océan est bourrée de particules de plastique, taire la dégradation de tous les écosystèmes et la fin d’une multitude d’espèces, taire la pauvreté, les exploitations et les oppressions diverses, taire tout ça, revenir à l’essentiel : lire (mais sans comprendre) écrire (mais sans plaisir) compter (au service du capital), ah oui et puis passer à l’ère numérique parce que c’est l’économie de demain. Cela suffira bien. À trop enseigner le reste, on risque d’envoyer nos élèves se faire tuer par les forces de l’ordre.

Et puis surtout, ne levons pas le petit doigt. Laissons les lycéens se faire charger et serrer. Restons au chaud. La mairie de Paris a promis des jardins dans chaque école (projet voté par les Parisien-ne-s dans une mascarade assez pitoyable de démocratie participative). Occupons-nous chacun-e de notre jardin, pour peu qu’on soit resté en REP [1], on nous donnera peut-être quelques bulbes à planter.

Une instit’ du 20e arrondissement.

Notes

[1Réseau d’éducation prioritaire.

Localisation : Paris

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