« Ici, le chef de village, Sikali Wattara, a été enfumé et abattu d’une balle dans la nuque, une balle française… Ici, une enfant de sept mois a été tuée, une balle française lui a fait sauter le crâne… Ici, du sang sur le mur, une femme enceinte est venue mourir, deux balles françaises dans le ventre… Sur cette terre d’Afrique, quatre cadavres, trois hommes et une femme assassinés en notre nom à nous, gens de France ! »
Ainsi parle René Vautier dans son premier film, Afrique 50, chef-d’œuvre tourné à l’âge de vingt-et-un ans et monté avec ce qu’il put récupérer des bobines qui lui avaient été confisquées par la police. En 1949, fraîchement sorti de l’IDHEC, le jeune homme, ancien résistant, avait été envoyé faire un film sur les bienfaits de la colonisation quant à l’éducation. Mais une fois sur place, la vérité lui commanda un tout autre ouvrage. L’administration coloniale se rendit compte qu’il ne filmait pas ce qu’il fallait. Un commissaire de police fut envoyé fouiller sa chambre pour lui prendre ses bobines. S’ensuivit une bagarre au cours de laquelle Vautier jeta par la fenêtre le policier, qui se cassa le bras. Après quoi, le cinéaste poursuivit son film en fuyant à travers l’Afrique de l’Ouest, un temps hébergé par le fondateur du Rassemblement démocratique africain, Félix Houphouët-Boigny.
Afrique 50 sort la même année que le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. Mais l’opinion publique, convaincue que la colonisation est nécessaire au niveau de vie des Français et apporte aux peuples colonisés la civilisation, reste très éloignée de toute contestation du fait colonial. Afrique 50 est le premier film anti-colonialiste, alors que le cinéma existe depuis cinquante ans. À l’exception de L’Humanité et des revues anarchistes, toute la presse de l’époque (en particulier Le Figaro et Le Pèlerin, distribué dans la France profonde), de même que le cinéma de l’époque (de Pépé le Moko à Princesse Tam-Tam en passant par Le Bled), véhicule les mêmes schémas racistes et colonialistes. Et les socialistes votent les crédits pour la guerre en Indochine jusqu’en 1953. Dans ce contexte la spécificité du film de Vautier est d’autant plus remarquable.
L’optique de Vautier fut toujours de chercher à montrer, non pas ce qui sépare les hommes, mais ce qu’ils ont en commun, par-delà les cultures. Cela lui valut une vie marquée par une multitude d’empêchements, dont un an d’emprisonnement et la censure d’Afrique 50 pendant plus de quarante ans. Dans son livre Caméra Citoyenne, Mémoires, il raconte : "En voulant braquer ma caméra sur les luttes des travailleurs - des travailleurs en France, des travailleurs coloniaux, des travailleurs immigrés, etc. - j’ai rencontré quelques problèmes : 39 arrestations, 17 inculpations, 5 condamnations, 54 mois de prison, 6 séjours à l’hôpital, 11 fractures, 4 expulsions, 5 caméras détruites par matraques, balles ou grenades, 7.000 mètres de pellicules saisis, 60.000 mètres de pellicule détruits à la hache ou à la cisaille ... sans compter les dizaines de films pour lesquels je dois me battre en justice pour récupérer le droit de les montrer ". Tel est le prix, pour qui dérange – un tout autre prix que ceux que les festivals décernent.
Dans son film De sable et de sang, Michel Le Thomas raconte un épisode dans la vie de René Vautier. Ce dernier s’était rendu il y a vingt ans à Akjoujt, en Mauritanie, sur un site minier abandonné. Avant de repartir, il avait laissé sa caméra à un jeune homme, qui lui envoyait en France des images du quotidien de ces gens qui, avec la mine, avaient perdu leurs pâturages et leur ancien mode de vie, et après la mine, tout le reste. Un jour on informa Jean Vautier que sa caméra, marquée à son nom, avait été retrouvée, échouée sur une côte marocaine où avait fait naufrage un boat people. C’est ainsi qu’il apprit la mort de ce jeune homme, noyé comme tant d’autres sur le chemin du dernier espoir.