La journée de grève du 5 décembre s’annonce déjà comme une réussite du point de vue des forces mobilisées. Un nombre impressionnant de bases syndicales sont en ordre de bataille, tous secteurs confondus, privé et public. Mais l’expérience récente des mobilisations de ce type – contre la Loi Travail I et II en 2016 et 2017, puis contre la casse du rail et la sélection à l’université en 2018 – incite à pousser au-delà des formes traditionnelles du mouvement social. Et puis surtout, les Gilets Jaunes sont passés par là et il semble désormais impossible de revenir au format classique de l’alternance entre des manifestations bien encadrées et des négociations bien pourries.
Mais à quoi pourrait bien ressembler une grève gilet-jaunée ? D’abord, ce serait surement une grève qui sortirait de l’agenda classique et qui s’ouvrirait largement à une pluralité de thématiques abordées. Qui se poursuivrait le 6 décembre en reconductible, pour signaler aux centrales qu’on n’est pas venu pour défiler. Puis le samedi 7 décembre avec les Gilets Jaunes pour rappeler à Macron qu’ « on est là » et toujours motivé·es pour venir le chercher chez lui. Dimanche 8 décembre, le collectif des mères du Mantois invite à prolonger l’élan collectif au nom de l’autodéfense des quartiers populaires, toujours en première ligne de la répression. Qui pour animer le lundi 9 ? Le mardi 10 ? Et ensuite ? Et comment ?
Paru sur le site de la Plateforme d’Enquêtes Militantes
Les retraites : question de vie ou de mort
La « réforme » des retraites annoncée est une démolition pure et simple d’un système déjà bien amoché. Depuis 1993 les régressions s’enchainent, avec une augmentation des trimestres nécessaires pour partir en retraite et une diminution continue des pensions. Au final, c’est le quotidien des personnes âgées qui prend cher et c’est bien pour cette raison qu’ils et elles sont si nombreux à avoir enfilé le Gilet.
Pour faire passer la pilule néolibérale, tous les arguments sont bons. D’abord, le gouvernement prétend qu’il s’agit d’une réforme « plus égalitaire » parce qu’elle supprime les bons régimes de retraites que certaines professions ont obtenu en se battant. Sauf que les régimes spéciaux c’est seulement 3% des retraites, donc c’est pas du tout là que se situe le véritable enjeu, ni pour Macron, ni pour nous. Les vrais enjeux sont des questions de vie et de mort, en bonne ou mauvaise santé, avec ou sans tunes. Aujourd’hui, un retraité du privé touche en moyenne 75% de son salaire. Selon les évaluations très complètes du collectif Nos retraites, la réforme Macron pourrait entrainer une baisse de 15 à 25% de ce taux, soit plusieurs centaines d’euros en moins. Pour les riches aucun problème, ils pourront se payer des retraites par capitalisation, dans le privé. La réforme va même avantager les plus fortunés d’entre eux, ceux qui touchent plus de 120 000 euros par ans, puisque leurs taux de cotisation devraient baisser par rapport aux niveaux actuels.
Gros argument répété sans cesse sur les plateaux TV, simple comme bonjour : « comme on vieillit plus longtemps, il faut cotiser plus longtemps ». Sauf qu’on ne vieillit pas tous de la même façon et que les inégalités sont énormes : l’espérance de vie en bonne santé d’un cadre dépasse de 10 ans celle d’un ouvrier. Autrement dit : les prolos financent indirectement la retraite de nombreux cadres, qui s’éclatent sur des terrains de golf pendant que les autres sont au cimetière. Et finalement, si on regarde l’effet de l’ensemble des réformes, on n’a pas gagné tant que ça puisque les années travaillées en plus augmentent aussi vite que l’espérance de vie ! Pour celles et ceux qui sont né·es après 1955, c’est à peine une année de retraite de gagnée au final (link3), donc pas grand-chose vu ce qu’on nous fait subir au travail. Et en plus de ça, la "retraite par points" implique que le niveau du point (donc le niveau de la retraite) soit renégociable en permanence. Donc on ne pourra même plus savoir à quoi s’en tenir et la moindre "crise économique", réelle ou inventée, pourra servir de prétexte à un appauvrissement des futurs retraités.
A cette réforme il faut en associer une autre : celle de l’assurance chômage que le gouvernement a fait passer en octobre. Le principe est le même que pour les retraites : il va falloir travailler plus pour toucher moins. Et les réformes vont même se cumuler : les chômeur·ses seront radié·es plus vite donc ils et elles cotiseront moins, double peine donc. Ce qui se dégage de tout ça, c’est non seulement une dégradation de nos conditions de vie, mais aussi une grosse aggravation du régime de disciplinarisation qui pousse à bosser sans cesse et à accepter des boulots pourris pour bouffer. Des boulots pourris qui au final font crever plus vite…cercle infernal.
En définitive, les réformes des retraites et du chômage s’inscrivent dans la stratégie du gouvernement de "capitalisation" des institutions du welfare et de la reproduction sociale. C’est le seul mandat impératif que Macron respecte loyalement : celui du projet néolibéral à l’échelle européenne. C’est pourquoi aucune négociation sur des contenus particuliers de la réforme ne peut être acceptée, face à l’ampleur de l’attaque et surtout à la lumière d’une année de lutte sans précédent, dure, passionnante et joyeuse, de la part des Gilets Jaunes. Nous l’avons vu depuis le 17 novembre 2018, toutes les réponses au soulèvement ont été données par le gouvernement dans la continuité de son projet politique, sans changer de cap. Sans remettre en cause les fondements de sa vision du monde, de plus en plus individualiste, de plus en plus autoritaire, de plus en plus destructrice en termes de relations humaines, mais aussi en termes de relations entre la société, la nature et les autres êtres vivants. Et en amplifiant, Acte après Acte, une répression féroce qui marquera longtemps la conscience collective. La fraternité, la solidarité, la construction de la vie en commun, la lutte pour un monde meilleur : ce sont les véritables ennemis du gouvernement. Ce sont nos ressources les plus précieuses, nos points de force dans la construction d’une grève historique.
L’effet jaune : offensivité, créativité et reproduction
Depuis le printemps dernier, de nombreux signaux ont déjà attesté d’un effet jaune dans les mobilisations sociales, féministes et écologistes, étudiantes et lycéennes. Il suffit de regarder en arrière sur une période très récente pour l’observer du côté syndical. À Châtillon, les cheminot·es ont construit une lutte victorieuse contre les réorganisations de leurs services, sans déposer de préavis, au niveau local, sur la base d’assemblées générales et en restant hors de contrôle des centrales syndicales. À la mi-octobre, les pompiers ont largement dépassé le cadre de la manifestation classique en débordant complètement le dispositif policier qui cherchait à encadrer leur colère. Plus récemment, les artisans du BTP ont mené des actions de blocage des raffineries pour contester les hausses de taxe qu’ils vont subir. Dans le secteur hospitalier, la mobilisation a aussi pris une ampleur toute particulière et l’élan est parvenu à dépasser les habituelles frontières entre services qui brident trop souvent les luttes des personnels de santé.
Du côté des universités, l’immolation d’un étudiant lyonnais a provoqué un réveil important et a conduit à orienter les mots d’ordre sur le thème de la précarité étudiante. Dans différentes assemblées générales, les prises de parole ont souligné la dureté des conditions de vies et le rapprochement évident avec les paroles de Gilets Jaunes entendues depuis un an. Les actions qui ont été menées, comme les opérations gratuités dans les restaurants universitaires, rappellent aussi très fortement ce que les Gilets Jaunes ont pu faire avec les péages gratuits. Sous cette forme, les mobilisations étudiantes s’attaquent elles au domaine de la reproduction, se posent la question du revenu et se donnent une possibilité d’ouverture à un mouvement social non pas fermé sur les facs mais ouvert et global. Le mouvement victorieux du CPE, sa prolifération d’initiatives et ses manifestations massives n’est pas être pas si loin et on peut certainement y puiser des idées.
Dans les lycées, c’est aussi une dynamique offensive qui est en cours, comme le montre le niveau de répression auquel ont dû faire face les élèves de Massy ou de Bordeaux, dont les tentatives de blocages ont été noyées sous les lacrymos, les LBD et les grenades de désencerclement, les 25 et 26 novembre. Dès les premières semaines du soulèvement jaune, en décembre 2018, les lycéen.es des quartiers populaires avaient déjà montré leur disponibilité à participer activement en menant des actions offensives devant leurs lycées. La répression qui avait suivi a marqué un tournant, les images d’adolescent·es agenouillés au sol, mains sur la tête, produisant l’effet d’un électrochoc autant chez les jeunes que chez leurs parents. C’est justement pour rappeler la nécessité d’une autodéfense des quartiers populaires, contre l’oppression et le racisme d’état, qu’une grande marche est appelée ce dimanche 8 décembre.
Écologie et féminisme : déferlantes en cours
Depuis la rentrée 2019, les luttes écologistes entendent également sortir d’un cadre trop restreint qui limiterait cet enjeu fondamental aux négociations bidons des COP21 et autres sommets de l’anti-démocratie, ou à la question de nos robinets ouverts ou fermés en se brossant les dents. La mobilisation du 21 septembre et les alliances qui se sont opérées avec les Gilets Jaunes - tant sur le fond que sur la forme - puis les actions de blocage de la métropole, des centres commerciaux et de leurs succursales logistiques, montrent clairement qu’une dynamique radicale est en cours. Cette dynamique permet d’inclure la bataille des retraites dans le combat écologique - et inversement - ce qui n’aurait pas semblé possible il y a quelques temps. Le lien peut désormais apparaître clairement : une réforme qui propose de travailler plus et de produire plus pour financer nos vieux jours, c’est un durcissement du modèle productiviste et de ces logiques mortifères. Le mouvement écologiste doit donc considérer une telle mobilisation comme un enjeu important dans la constitution de forces capables de stopper le rouleau compresseur du néolibéralisme et donc la destruction du vivant. C’est dans ce type d’articulation que se jouera certainement l’élaboration de contre-pouvoir, question si cruciale pour l’écologie.
Plus récemment, la vague féministe du 23 Novembre contre les violences sexistes est venu relancer par la lutte le mouvement de fond qui traverse actuellement de nombreux pays du globe. L’énorme manif et les slogans créatifs qui en sont ressortis appellent clairement à une prolongation. La grève du 5 décembre a beaucoup été évoquée dans les cortèges, avec en ligne de mire la grève féministe du 8 mars prochain, qui s’annonce comme une étape importante. En se réappropriant l’outil de la grève, comme cela a déjà fait ailleurs (link suisse), le mouvement féministe entend bien élargir les cadres de son action et porter la lutte antipatriarcale dans tous les espaces. La réforme des retraites est de ce point de vue un enjeu majeur, puisque les femmes subissent déjà plus fortement les inégalités du système. Les pensions des femmes retraitées sont aujourd’hui inférieures de 38 % à celles des hommes, conséquence des inégalités de salaire, des interruptions de carrière et des temps partiels imposés. 37 % des femmes retraitées touchent moins de 1000 € de pension brute, contre 15% pour les hommes. Dans le système actuel, les inégalités à la précarité sont légèrement lissées par la prise en compte des 25 meilleures années, donc ce sera pire encore si toute la carrière est prise en compte.
Que ce soit dans ses mots d’ordre ou dans ses pratiques de lutte, le mouvement des retraites doit être pensé dans l’articulation de toutes ces dimensions, qui ensemble forment un programme d’attaque global de Macron et son monde. Du point de vue stratégique, les retraites sont un enjeu fondamental mais néanmoins trop restreint pour enclencher une prolifération à la hauteur du moment que nous traversons. Dans la continuité de l’effet jaune, élargissons nos objectifs au-delà du négociable.
Un horizon à la hauteur de nos intuitions
L’imaginaire du conflit social est en de plus en plus redevable au soulèvement des Gilets Jaunes, tant du point de vue des revendications, que de celui des pratiques de lutte et des formes d’organisation. En ce qui concerne le premier point, nous avons appris désormais depuis un an la logique de base du soulèvement, qui est aujourd’hui reprise et mise à l’œuvre un peu partout dans le monde : pas de remise en question de la répartition de la richesse sans bouleversement des institutions politiques dominantes ; pas de justice fiscale et écologique sans mise en crise de l’ordre de la propriété. Bref, pas de révolution sociale sans révolution démocratique. Ce qui ici, en France, signifie une chose très simple : pour faire bouger les choses, c’est d’abord Macron, son gouvernement et le monde qu’il représente qu’il faut faire tomber. Et pour le faire tomber, il faut – de façon synchronisé – déstabiliser son commandement sur les territoires, bloquer l’économie dans l’ensemble de son cycle (production, circulation, consommation et reproduction) et inventer d’autres formes de vivre et de s’organiser en commun, en pratiquant au quotidien l’autonomie locale et la démocratie directe.
Ces intuitions sont désormais assumées par une composition sociale qui s’étend bien au-delà de la composition qui s’est mise en marche depuis le 17 novembre 2018. Qui pense que les Gilets Jaunes n’ont été finalement qu’une simple interruption temporaire des principes traditionnels de la concertation sociale et des règles du jeu militant, devrait regarder plus attentivement les revendications et les pratiques de luttes qui se répandent à une vitesse folle dans l’ensemble de la société.
Une grève gilet-jaunée n’est donc pas qu’une simple grève qui se prolonge dans le temps et qui, lors des journées de manif, dépasse la forme-cortège elle-même. Une grève gilet-jaunée est aussi une grève qui s’étend dans l’espace de l’économie et de la logistique pour affecter l’ensemble des rapports sociaux et attaquer directement le pouvoir constitué. À partir du 5 décembre, la réactivation de la puissance des ronds-points et des actions de blocage disséminées dans toute la France, pourrait être un bon levier pour renouveler et renforcer les formes de grèves pratiquées par les centrales. Il faudra certes recommencer à chanter, comme nous l’avons souvent fait dans les dernières années, « grève, blocage, manif sauvage ». Mais cette fois, avec un horizon et des ambitions qui vont bien au-delà de la dialectique figée entre autonomie des bases syndicales et bureaucratie des centrales dirigeantes, car un an de soulèvement jaune doit affecter profondément toute pratique de lutte, en particulier lorsqu’une convocation à la grève arrive enfin.