25 ans d’insurrection zapatiste : « C’est une forme de démocratie réelle, radicale »

Communes autonomes, conseils de bon gouvernement, assemblées régionales, propriété collective des terres : entretien avec Jérôme Baschet et Rapports de force.

C’est un anniversaire qui a eu peu d’écho dans la presse. Le premier janvier 1994, jour d’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), commençait le soulèvement zapatiste dans le sud du Mexique. Communes autonomes, conseils de bon gouvernement, assemblées régionales, propriété collective des terres : Jérôme Baschet, l’auteur de La Rébellion zapatiste et de Adieux au capitalisme, revient pour nous sur cette expérience longue de 25 ans.

Quelle est la part du Chiapas qui est contrôlée par les zapatistes, et comment cela se passe-t-il avec les structures de l’État mexicain ?

L’expérience zapatiste se déploie dans la moitié orientale du Chiapas, qui est une région où la population indienne est très largement majoritaire. Cela représente une superficie équivalente à celle d’une région comme la Bretagne, ce qui n’est pas tout à fait négligeable en termes d’extension territoriale. Il faut cependant préciser qu’il ne s’agit pas d’un territoire homogène, car des zapatistes y cohabitent avec des non-zapatistes. Il y a donc coexistence sur le même territoire de deux systèmes politiques. Les communes autonomes zapatistes et les régions zapatistes avec leurs conseils de bon gouvernement sont totalement dissociées des structures administratives et politiques de l’État mexicain. Les communes n’en reçoivent aucun financement et n’ont aucun contact avec elles. Mais ces deux systèmes politiques coexistent, le plus souvent sans trop de tensions au niveau des villages et des communes.

Cependant, depuis 25 ans, l’État fédéral mexicain a déployé contre l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) toute la batterie des politiques contre-insurrectionnelles : interventions directes de l’armée en 1994 et 1995, paramilitarisation massive avec déplacement de population et massacres dans les années 1995-2000, division des communautés et création artificielle de conflits internes, programmes assistentialistes à visée clientéliste, incitations d’autres groupes ou organisations à attaquer les zapatistes et à s’emparer de leurs terres, etc. Pour ce dernier exemple, cela a conduit à l’assassinat de Galeano à La Realidad en 2014.

Les zapatistes ont résisté à tout cela durant 25 ans, et aujourd’hui, ils ont en outre annoncé qu’ils s’opposeraient fermement aux grands projets de développement mis en place — dans un déni total des droits des peuples indiens — par le nouveau gouvernement fédéral supposément progressiste. Ils ont affirmé très clairement, lors de l’anniversaire des 25 ans du soulèvement de 1994, qu’ils résisteraient à ces projets dès lors que ceux-ci s’attaqueraient aux territoires indiens, et notamment zapatistes, comme c’est le cas du si mal nommé « Train maya », destiné au tourisme.

Que sont et comment fonctionnent les conseils de bon gouvernement ? Est-ce une forme de démocratie directe intégrant plus ou moins de fédéralisme en plus de l’autonomie ?

Les conseils de bon gouvernement sont les instances régionales de l’autonomie zapatiste. Elles en constituent le « troisième niveau », puisque l’autonomie s’organise d’abord au sein des villages, dont l’instance principale est l’assemblée communautaire. Puis ensuite au niveau des communes, chacune rassemblant des dizaines de villages. Enfin, la région englobe de trois à sept communes. Son étendue est du même ordre que celle d’un département français. Il y a cinq conseils de bon gouvernement dans les territoires zapatistes, siégeant chacun dans un centre régional dénommé « caracol » (escargot).

Les conseils de bon gouvernement, tout comme les conseils municipaux autonomes, sont élus pour 3 ans, pour des mandats non renouvelables et révocables à tout moment. Ils interagissent pour l’élaboration des décisions avec une assemblée régionale, mais les principaux projets qui ne font pas l’objet d’un ample accord au sein de l’assemblée régionale sont renvoyés en discussion dans tous les villages, pour recueillir avis, amendements, oppositions, avec mission pour l’assemblée suivante d’élaborer une synthèse de toutes les remontées rapportées par les délégués des villages. Cela implique parfois plusieurs aller-retour avant l’adoption d’un projet.

Vous êtes en territoire zapatiste. Ici le peuple dirige et le gouvernement obéit.

L’autonomie est donc un mode de fonctionnement politique qui se construit par en bas, à partir des villages, puis par fédération ou coordination de ceux-ci au niveau des communes, puis des communes au niveau des régions. C’est une forme de démocratie réelle, radicale, fondée sur un principe de « déspécialisation » de la politique et de participation de tous aux instances décidant des affaires communes. Elle implique cependant — et cela nécessairement dès lors que l’on dépasse un niveau strictement local — des formes de délégation. Cependant, ces formes de délégation maintiennent le primat des assemblées et s’emploient à déjouer les risques de dissociations entre ceux qui assument temporairement des charges politiques et le reste des habitants de ces territoires.

Peut-on considérer que c’est une révolution politique et sociale ? Qu’en est-il de sa dimension économique ?

Les zapatistes préfèrent le vocabulaire de la rébellion à celui de la révolution. Parce qu’ils veulent se démarquer d’une conception classique de la révolution qui était étroitement liée à la conquête du pouvoir d’État et la centralité de celui-ci comme instrument de la transformation sociale et économique. Et ils ont bien raison de s’en dissocier, car cette conception-là de la révolution a montré, au cours du XXe siècle, son tragique échec. Cela dit, si vous construisez une réalité collective qui se déploie en sécession complète vis-à-vis des structures de l’État, que vous défendez un mode de vie échappant largement aux catégories fondamentales du capitalisme, et dont l’objectif, nullement limité à la dimension locale, entend lutter contre le capitalisme pour contribuer à sa destruction, alors il ne serait pas tout à fait absurde de prétendre qu’il s’agit d’une dynamique de type révolutionnaire.

S’agissant du domaine productif, les zapatistes entendent défendre une agriculture paysanne revitalisée par les pratiques agroécologiques : rejet des pesticides chimiques, défense des semences natives, prise en compte des enjeux écologiques, etc. Cela veut dire qu’ils produisent eux-mêmes l’essentiel de leur alimentation traditionnelle, à base de maïs, haricots rouges et courges, à quoi s’ajoutent les animaux de basse-cour et divers produits comme le riz, les fruits ou le miel. Il s’agit de formes d’autosubsistance qui se développent sur des terres dont la propriété est collective et l’usage familial. À cela il faut ajouter une capacité à soutenir l’autonomie collective, grâce aux dizaines de milliers d’hectares de terres récupérées en les reprenant aux grands propriétaires, lors du soulèvement de 1994. Ces terres sont la base matérielle de l’autonomie. C’est grâce à elles et aux travaux collectifs qui y sont accomplis que peuvent être couverts les besoins du système de santé, tout comme ceux qu’entraîne l’exercice de l’autogouvernement et de la justice autonome.

La capacité de produire par soi-même se développe aussi dans le cadre de coopératives artisanales dans les domaines du textile, de la cordonnerie, la charpenterie, la ferronnerie ou les matériaux de construction. Enfin, le Chiapas est une importante zone de production de café : les familles zapatistes disposent de petites parcelles dont la production est commercialisée à travers des coopératives et, surtout, des réseaux de distribution solidaires qui se sont organisés dans plusieurs pays d’Amérique et d’Europe. C’est un soutien très important que l’on peut ainsi apporter aux familles zapatistes, car, en complément des cultures d’autosubsistance, c’est ce qui leur assure de modestes apports monétaires leur permettant d’acheter les produits de première nécessité qu’elles ne produisent pas.

Lire la suite de l’entretien sur Rapports de force

Note

Rapports de force c’est quoi ?

L’info pour les mouvements sociaux. C’est le credo de Rapports de force. Un média indépendant, de sensibilité libertaire, faisant une place de choix aux mouvements sociaux, aux aspirations égalitaires, coopératives ou autogestionnaires.
Rapports de force propose un traitement journalistique des informations intéressant celles et ceux qui initient, participent ou rencontrent ces petits moments d’émancipation que sont les luttes sociales. L’actualité politique, économique ou internationale trouve naturellement sa place aux côtés de reportages au plus près des manifestations, des piquets de grève ou des expérimentations sociales égalitaires.
Rapports de force s’adresse à toutes celles et ceux qui ne se satisfont pas de l’état du monde dans lequel nous vivons.

Mots-clefs : Mexique | autonomie | EZLN | Chiapas

À lire également...