Contexte : le mouvement anarchiste espagnol dans les années 1960
Tout se passe trop souvent comme si l’histoire du mouvement anarchiste espagnol se limitait à 1936, sans se préoccuper non seulement de ce qui le prépare, mais aussi de ce qui le suit, après la défaite militaire. Comme l’écrivent Alberola et Gransac, dans Anarchistes contre Franco :
La fin de la guerre d’Espagne, le 31 mars 1939, n’eut d’autre signification que la fin des hostilités et l’occupation totale du territoire espagnol par les forces séditieuses sous le commandement du général Franco. Pour les antifascistes espagnols, pour ceux qui purent s’exiler comme pour ceux qui restèrent à la merci des représailles, la fin de la guerre fut le commencement d’un long calvaire. Ce fut sans aucun doute le mouvement anarchiste et tout ce qui lui était proche qui paya le plus lourd tribut. [1]
Les organisations libertaires, par nécessité, se reconstruisent dans l’exil, en particulier à Paris mais aussi dans le Sud-Ouest de la France où les réfugiés sont nombreux.
Réunification et Défense Intérieure
En 1963, le Mouvement libertaire espagnol (MLE) - qui regroupe la CNT, la FAI et la FIJL - cherche à apaiser les rancoeurs et luttes fratricides entre un secteur dit « politique » ou activiste, partisan d’une collaboration avec les secteurs antifranquistes, et la tendance dite « apolitique », ou attentiste, qui souhaite retourner aux sources de la tradition anarcho-syndicaliste. C’est à cette CNT péniblement réunifiée qu’il revient de créer la section DI ("Defensa Interior"), en vue de « galvaniser les enthousiasmes libertaires » et de secouer la torpeur qui, peu à peu, a saisi les milieux de l’exil : elle en confie l’animation à un groupe de militants chevronnés, dont les « historiques » Cipriano Mera et Juan García Oliver, auxquels se joint justement Octavio Alberola, en tant que représentant des Jeunesses libertaires et plus généralement de la position combattive. Car il ne s’agit pas seulement pour les militants libertaires de mener des actions symboliques : malgré les précautions extrêmes dont s’entoure le Generalísimo et les échecs successifs des tentatives précédentes, ils sont résolus à frapper au plus haut, à la tête même de l’État.
Le rôle de Granado
À l’instigation de Defensa Interior, un nouveau projet est mis sur pied pour l’année 1963. Le lieu choisi pour l’attentat contre Franco se situe en un point du trajet que le Caudillo emprunte pour se rendre de sa résidence de El Pardo au Palacio de Oriente. Le commando responsable de l’action doit trouver sur place les explosifs qu’un autre militant, venu du sud de la France, a introduits peu avant. Comme il ne peut rester plus longtemps à Madrid, il faut que quelqu’un d’autre vienne les récupérer et les garder en attendant l’arrivée du commando chargé de l’attentat. Cette autre personne, ce sera Francisco Granado. Installé depuis peu à Alès, il présente l’avantage d’être un émigré économique, d’avoir des papiers en règle et de ne pas être connu de la police. Il l’est d’autant moins que son entrée en « politique » est toute récente : c’est une fois arrivé en France, en 1960, qu’il a pris conscience de la situation réelle de son pays et qu’il a décidé de s’engager dans la résistance armée au franquisme. Sans formation idéologique, son besoin d’action le porte vers les libertaires présents dans la région. L’un d’entre eux, Vicente Martí, transmet son nom à Defensa Interior, qui décide d’accepter la « candidature » du jeune ouvrier. Le 14 mai 1963, Francisco Granado part en Espagne remplir sa première mission. Il ne sait pas qu’elle sera la dernière de sa vie.
Le rôle de Delgado
Ouvrier ébéniste, fraiseur, puis dessinateur de générique pour des émissions de télévision, Joaquín Delgado, quant à lui, avait commencé à militer à Grenoble (Isère) où son père cénétiste était parti se réfugier. Il devient secrétaire des Jeunesses Libertaires et s’engage toujours plus avant dans l’activisme antifranquiste. En 1963, il accourt en Espagne pour contacter Ariño et Granado et les inciter à rentrer en France au plus vite, d’autant que le DI a mis au point un autre plan d’action pour les premiers jours d’août. Mais alors que Delgado et Granado ne peuvent quitter Madrid aussi vite qu’ils le souhaiteraient, les deux militants chargés des attentats contre des institutions du régime, Sergio Hernández et Antonio Martín - qui ignorent la présence à Madrid de leurs deux compagnons - décident, pour leur part, d’avancer la date des actions.
Attentats de Madrid
Madrid, 29 juillet 1963 : à 5 heures de l’après-midi, une bombe explose dans les locaux de la DGS (Dirección General de Seguridad), le siège des services répressifs du régime, causant une vingtaine de blessés parmi les personnes présentes à la section des passeports. Quelques heures plus tard, une autre bombe explose, cette fois-ci au siège du syndicat « vertical » franquiste. Alors que le régime établi sur des dizaines de milliers de morts se flatte d’en avoir fini avec ses opposants et qu’il s’apprête à lancer la campagne des « vingt-cinq années de paix », ceux-ci viennent de frapper, coup sur coup, et au cœur même de la Bête. Les soupçons s’orientent aussitôt vers le mouvement anarchiste, qui tente de réactiver l’opposition armée au régime malgré la dure répression dont il a été victime, et en dépit du découragement qui, au fil des ans, a gagné nombre de ses militants. Les choses ne traînent pas : deux jours après les faits, la presse annonce l’arrestation des auteurs présumés des attentats, Francisco Granado et Joaquín Delgado, liés tous deux au mouvement libertaire espagnol.
Le fait que « l’explosif laissé dans les locaux de la Direction générale de sécurité, qui devait sauter dans la nuit à une heure où le public avait évacué les locaux » explosa prématurément, causant une vingtaine de blessés légers, fut utilisé par la presse franquiste pour lancer une furieuse campagne d’insultes contre l’activisme antifranquiste en général, et contres les auteurs de cet attentat en particulier. Mais bien qu’ils aient été soumis à d’incessants interrogatoires et à d’atroces tortures, Joaquin Delgado et Francisco Granado ne reconnurent jamais avoir participé aux attentats qu’on leur imputait. [2]
Procès et exécution
Le régime, qui est encore sous le coup de la campagne menée à l’étranger contre le procès et l’exécution, en avril de la même année, du communiste Julián Grimau, va conduire l’affaire au pas de charge, en coupant l’herbe sous le pied de tous ceux qui seraient tentés de lancer une campagne du même genre. Qu’importe donc le communiqué du CIL (Conseil ibérique de libération) certifiant que les deux hommes sont étrangers aux faits qui leur sont reprochés, et qu’importe l’incapacité des autorités à prouver leur responsabilité dans les attentats du 29 juillet [3]. Après une enquête menée tambour battant et un procès sumarísimo instruit par le Conseil de guerre, ils sont condamnés à la peine capitale le 13 août. Le 17 août (veille du congrès fondateur de la FIJL [4]) , après que le très-catholique Caudillo eut refusé - une fois de plus - la grâce qu’on lui demandait, Granado et Delgado sont livrés aux bourreaux et exécutés par le procédé du garrot vil.
Des coupables tout désignés
Si on ne sait toujours pas comment la police fut amenée si vite sur la piste des deux hommes, on sait, en revanche, pourquoi ils furent exécutés. Que la police ait cru ou qu’elle ait feint de croire qu’elle tenait les responsables des deux attentats, cela n’a, tout compte fait, guère d’importance. L’essentiel, pour le régime, était qu’on pût exhiber le plus tôt possible des coupables plausibles : Delgado et Granado répondaient on ne peut mieux à cette exigence, d’autant que le second ne chercha pas à cacher le but de sa présence en Espagne. Enfin, il suffit de se reporter à l’acte d’accusation lu par le procureur Enrique Amado pour réaliser que le procès intenté à Delgado et Granado fut aussi l’occasion de régler ses comptes à l’anarchisme militant, depuis son apparition à la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre civile, en passant par la Semaine tragique de Barcelone (1909) ou l’assassinat du cardinal Soldevila (1923). Le sort de Delgado et Granado rappelle ainsi celui des deux anarchistes italiens, Sacco et Vanzetti, également innocents des faits pour lesquels ils furent exécutés.
Cet ouvrage paru récemment aux éditions Albache relate l’histoire de l’action anarchiste contre Franco après la guerre.