Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. ; Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste(...).
Extrait de la charte d’Amiens (adoptée par le congrès de la CGT en 1906)
Les conditions objectives qui ont mené à une lutte collective ne sont pas spécifiques à Gibert Joseph, on les retrouve partout, dans le commerce et ailleurs dans le monde du travail salarié. Qu’est-ce qui a fait la différence ? Ou comment passe-t-on d’un mécontentement à un rapport de force ?
Nous verrons comment la pratique syndicale permet la construction d’une tradition de lutte, de rompre l’isolement des travailleurs et aussi d’ouvrir des perspectives politiques au sein des entreprises.
La dynamique d’une section syndicale en construction et la montée d’une nouvelle génération.
Il y a un peu plus d’une décennie, la section syndicale de Gibert Joseph est créée pour répondre à un problème spécifique :la direction voulait externaliser le service des agents de sécurité avec l’appui d’élus du Comité d’Entreprise dont l’aval était légalement nécessaire à l’opération.
« On a vécu le CPE en tant qu’étudiant-e, là c’est souvent notre premier taf quasiment, en dehors des jobs, et on se retrouve 6 à avoir eu cette expérience là et c’est pas sur l’objet du travail qu’on va lâcher les choses… donc il y a un aspect générationnel. Et la section va prendre une dynamique : on passe de 15 à 50 en l’espace de 6 ans. »
« Ils voulaient faire passer des salarié-e-s Gibert joseph chez Sécuritas. Ils s’étaient bagarrés contre ça, mais n’ayant pas d’organisation syndicale qui les soutenait sur place, ils s’étaient syndiqué CGT, la section est née comme ça. »
Des années plus tard, la section est rejointe par des salarié-e-s d’autres services et au profil plus jeune (moyenne de 30 ans). Ces nouveaux-elles militant-e-s ont peu d’expérience professionnelle et encore moins syndicale et en tant que représentant-e du personnel. Pourtant cette génération a un passif militant puisque Rémy la surnomme aisément la « génération CPE ».
Ce développement de la section syndicale a notamment entraîné des mobilisations sur les salaires et conditions de travail aussi bien que sur les lois (retraites, loi Macron, Loi travail etc.), dans les instances représentatives autant que dans l’action directe. Par action directe, il faut l’entendre au sens de la définition de Pierre Besnard dans Les syndicats ouvriers et la révolution sociale : acte de rapport de classe sans intermédiaire institutionnel, indifféremment individuel ou collectif, légal ou illégal, violent ou non. La tradition de lutte se construit donc sous des aspects divers.
Entre institutions, syndicat et assemblée générale : cohésion et démocratie sont mises à l’épreuve.
Au travers du code du travail, les lois ont prévu des instances représentatives du personnel : Délégué-e-s du Personnel [1] /Comité d’Entreprise [2] /Délégué-e Syndical-e [3] / Comité Hygiène Sécurité et Conditions de Travail [4]. Celles-ci obligent les directions d’entreprise à « informer » les salarié-e-s, à « entendre » leur parole, à « répondre » à leurs questions voire dans certains cas à « obtenir » la validation de décisions par les élus (l’usage des guillemets insiste sur l’aspect théorique, formel et relatif de ces obligations légales). Des leviers juridiques (avec peine d’emprisonnement possible) existent pour faire respecter des mesures de sécurité par exemple.
Dans la réalité, le fonctionnement réel de ces institutions intermédiaires du rapport de classe est très variable selon le rapport de force et peut être réduit même très en dessous du minimum légalement prévu. Un des premiers rôles de la section en plein développement a donc été de faire fonctionner correctement ces instances au regard de la loi.
Une des limites importantes de ces instances est le fait qu’il n’existe pas de représentation du personnel au niveau de la direction du groupe. Pourtant selon le site officiel, Gibert Joseph est un groupe implanté dans 18 villes en France et exploite 30 magasins. Les instances que connaît la section de Rémy sont celles du périmètre de Paris intra-muros soit 5 sites.
La section syndicale se construit en effet par son investissement dans ces instances mais aussi au delà : l’enjeu est de dépasser les limites du cadre institutionnel en constituant la cohésion nécessaire pour être capable de pression collective.
« Si ça passe par les discussions tant mieux, s’il faut trouver d’autres moyens on les trouvera. Et pour ça, exercer un rapport de force, il faut une organisation. Sinon, sans syndicat, l’action des délégué-e-s serait limité par des stratégies individuelles, donc on ne pourrait pas faire plus et on en ferait même moins sans la cohésion que peut donner un travail de section syndicale (...). »
Les difficultés relèvent aussi des contraintes matérielles, comme le temps que l’on peut ou pas donner à militer, à se réunir, à rencontrer régulièrement les salarié-e-s, à se former, comme le turn over ou comme la vie familiale.
D’autant que les exigences démocratiques se posent doublement, en interne :
« Il n’y a pas tout le temps le temps de se réunir, on n’a pas de permanent-e-s syndicaux, on n’a pas de collègues qui cumulent les mandats pour arriver à être absent la moitié de leur temps de travail, ça n’existe pas chez nous et on y est attaché. »
...comme à l’extérieur de la section :
« quand on a des enjeux qui nécessitent d’avoir l’avis de l’ensemble des collègues, on appelle à une assemblée générale. (...) Par exemple sur les Négociations Annuelles Obligatoires sur les salaires [5] . Donc on se met d’accord en section syndicale et on appelle à l’assemblée générale où l’on propose aux collègues les revendications de la CGT (...). On peut pas penser à tout, on n’a pas la science infuse, donc il y a peut être des collègues qui vont nous dire, “nous c’est tel truc…” (...) le cadre d’une assemblée générale permet de corriger ce que tu as vu comme étant prioritaire en tant que représentant syndical, il faut faire attention à ne pas se substituer aux attentes des collègues pour coller au plus proche. »
De « la réalisation d’améliorations immédiates » à « l’émancipation intégrale » : du local au global, des instances représentatives aux luttes sociales.
Si le travail d’élu-e du personnel peut être pénible voire ingrat, il peut aussi payer dans le sens des luttes.
« le discours argumenté que tu donnes est mis en regard par les salarié-e-s du travail syndical qui est fait au quotidien via ses élu-e-s etc, ça donne une facilité d’argumentation, (...) donc du point du vue des collègues : leurs problèmes sont pris en compte, alors quand on vient leur parler des lois en cours ou problèmes plus lointains par exemple, il y a une écoute et une prise en compte sérieuse. »
Les efforts dans les diverses instances représentatives pourraient se résumer à une intégration pacificatrice au système si des militant-e-s syndicaux ne l’employaient pas comme source de légitimité et comme biais pour s’adresser aux collègues sur la politique globale. C’est la pratique de la double besogne du syndicalisme, entre revendications immédiates et transformation sociale.
« Donc les deux s’articulent en même temps, c’est à la fois prendre ses responsabilités en tant que militant-e (comme pendant le mouvement des retraites, on était que 10/15 [à sortir en manif], mais ça commence déjà à devenir important) et en parallèle être extrêmement rigoureux dans son travail de représentant du personnel. Ce qui crée un climat de respect même s’il y a des désaccords avec la CGT par exemple, mais il y a la CGT fédérale et la CGT locale qui fait le boulot syndical. »
Cet exercice syndical permet de s’ancrer au niveau local mais aussi d’ouvrir les questions et d’élargir le champ de vision des salarié-e-s quant à la défense de leurs intérêts de classe. L’exemple suivant démontre qu’un bon rapport de force local ne suffit pas à long terme à se protéger du rouleau compresseur libéral dont la force repose principalement sur les lois du marché et ses effets de concurrence. En effet, dans le commerce privé, si on perd les client-e-s qui vont ailleurs où les salarié-e-s travaillent plus tard, l’entreprise perd en chiffre d’affaire et risque de fermer.
« Il y a des problèmes à Gibert, ces problèmes là ils existent aussi ailleurs, et pour partie on pourra les résoudre définitivement que sur une mobilisation plus large. Sur les questions des horaires et du temps de travail, on peut sécuriser à Gibert avec une organisation syndicale qui ne signera jamais un accord, maintenant le jour où tous les magasins sont ouverts H24… je caricature mais (...) maintenir le fait de fermer à 20h (...) va devenir compliqué. »
C’est bien lorsque les intérêts d’une classe en soi est en butte contre un tel état de fait global (ici les lois du marché) que la prise de conscience d’une classe pour soi [6] se développe en opposition fondamentale avec l’ordre social. Les solidarités s’étendent alors au delà de l’entreprise :
« La direction de Virgin a fait le choix de liquider le magasin des Champs qui leur coûtait trop cher au niveau des loyers, mais ils avaient de l’activité. (...) on a participé activement à leur mobilisation, on a démontré qu’il pouvait y avoir des solidarités inter-enseigne, de dépasser la logique “c’est nos concurrents, si ils tombent c’est bon pour nous” . Cette solidarité a des aspects symboliques, mais aussi pratiques. »
Bien plus qu’un développement syndical quantitatif, on constate une avancée qualitative de la lutte qu’on peut aisément relier aux écrits plus abstraits de la théorie. En effet, dans ses Cahiers de prison, A. Gramsci a donné sa grille d’analyse des rapports de force relatifs à des degrés ou moments de la conscience de classe :
Le premier et le plus élémentaire est le moment économique-corporatif : un commerçant a le sentiment de devoir être solidaire d’un autre commerçant, un fabriquant d’un autre fabriquant etc. mais le commerçant ne se sent pas encore solidaire du fabriquant ; (...).
Un second moment est celui où on atteint la conscience de la solidarité d’intérêts entre tous les membres du groupe social, toutefois encore sur le seul plan économique. Dans ce moment (...) [il s’agit de] parvenir à l’égalité politique-juridique avec les groupes dominants (...).
Un troisième moment est celui où on atteint la conscience que ses propres intérêts corporatifs (...) dépassent les limites de la corporation, d’un groupe purement économique, et peuvent et doivent devenir les intérêts d’autres groupes subordonnés. C’est la phase plus franchement politique, qui marque le net passage de la structure à la sphère des superstructures complexes, (...) où les idéologies qui ont germé auparavant deviennent « parti » (...), une combinaison tend à l’emporter (...) sur toute l’aire sociale (...) en posant tous les problèmes autour desquels s’intensifie la lutte, non pas sur un plan corporatif mais sur un plan universel.
Une implantation syndicale est donc une besogne de longue haleine qui permet de sortir de l’isolement face au patron et de politiser les problèmes en partant du concret. Détermination, ouverture et rigueur semblent être les qualités requises ou à acquérir dans cet exercice. Le syndicalisme est en évolution constante, notamment sous l’impulsion des nouvelles générations.
Il faut aussi comprendre et analyser le système contre lequel on lutte. A qui et quoi exactement avons nous à faire ? Quelles sont les orientations et contraintes du capital ? Comment parvient-il à ses fins ? Pour y répondre, focus de l’autre coté de la barricade : nous développerons donc dans un prochain article sur l’évolution du commerce culturel, les manœuvres comptables du patronat et le calcul des taux de profit et d’exploitation. Pour cela, nous nous appuierons sur les exemples de Gibert Joseph et aussi de la Fnac.