Une journée à Calais

Le texte est un récit subjectif d’une personne de l’association Polyvalence de la situation dans la Jungle (Calais) telle qu’elle était au début février.

UNE JOURNÉE À CALAIS

L’association Polyvalence vient de terminer une collecte pour les camps de Calais (Jungle) et Dunkerque (Grande-Synthe) : durant tout le mois de janvier, des vêtements, chaussures, tentes, sacs de couchage, bûches de bois, ainsi que de la nourriture et et des produits d’hygiène, ont été stockés, triés et mis en cartons dans un local d’Arcueil prêté pour la circonstance.

Cette collecte a été rendue possible grâce à la solidarité de divers points-relais, où ces stocks très volumineux ont été livrés : la librairie anarchiste Publico, des bureaux et appartements de Paris et banlieue mis à disposition comme zone de transit, ainsi que des véhicules qui ont transporté ces dons jusqu’au local d’Arcueil.

L’ensemble des stocks a été livré à Calais le 17 février dans deux camions loués pour ce transport.

Le texte ci-dessous résume la situation dans la Jungle (Calais) telle qu’elle était au début février. Mais cette situation ne cesse de changer. Le 26 janvier, dans un entretien au journal Le Monde, la préfète du Nord-Pas-de-Calais a déclaré qu’elle souhaitait « profiter de la période hivernale pour réduire ce camp », en l’occurrence faire évacuer et détruire la partie sud de la Jungle, où vivent environ 2000 personnes.

L’association Polyvalence a filmé la zone qui sera détruite. Ces images seront bientôt disponibles en libre accès - et à diffuser largement.

Les conditions de vie dans les camps sont désastreuses et il ne s’agit évidemment pas d’écrire une ode au bidonville. Cependant, nous considérons que l’attention doit être portée sur les personnes qui vivent dans ce lieu, et non sur le lieu en lui-même.

Il est indispensable de défendre ces gens et leur dignité, plus encore à un moment où les autorités ont entrepris de supprimer de manière systématique, zone par zone, les seuls espaces qui y proposent un peu d’humanité collective : infirmerie, centre juridique, école, théâtre…

Parallèlement à la collecte, Polyvalence a mis en place une cagnotte. À ce jour, la solidarité a rassemblé 8000 euros. La cagnotte est toujours ouverte.

Nous confierons à l’Auberge des migrants, qui s’occupe de toute la logistique, le soin de décider, en concertation avec les autres associations présentes sur place, de l’usage le plus efficace de la somme que nous aurons finalement recueillie. La situation sur place est non seulement très difficile : elle change constamment. De même que les besoins des migrants. La somme finalement rassemblée dans la cagnotte sera donc utilisée de manière à répondre au mieux à ces besoins au moment où elle sera remise à Calais.

Merci de votre générosité, de votre solidarité.

***

Notes pour la suite : La Jungle, c’est le camp à Calais. Grande-Synthe c’est le camp à Dunkerque. Les infos, c’est ce que j’ai lu, ce que j’ai vu, ce qu’on m’a dit et ce qu’on m’a montré.

UNE JOURNÉE À CALAIS

À Calais, il y a les méchants et les gentils et selon l’obédience politique, ça s’inverse.

Les néo-nazis bas du front vs les enfants aux grands yeux tristes les pieds dans la boue.

Les Calaisiens le coeur sur la main vs les migrants qui les attaquent et les violent en guise de remerciement.

En vérité, c’est plus compliqué, mais de loin, on ne voit rien, ou pas grand chose. Un no man’s land boueux aux abords d’une ville glauque, des gens qui étaient tranquilles dans leur pays et qui sont obligés d’accueillir des gens qui n’étaient plus tranquilles dans le leur.

Et de près, ça donne quoi ?

Il faisait beau à Paris et puis après quelques minutes de train, le ciel a évidemment changé de couleur et la petite pluie inutile est venue me rappeler que décidément, Calais, c’est vraiment l’endroit le plus agréable de France pour y planter sa tente.

À la gare de Calais-Fréthun, deux gendarmes se précipitent vers moi. Je me dis qu’ils viennent m’embêter parce que je les ai pris en photo, mais non, ils ont bien mieux à faire : contrôler et embarquer deux types qui attendaient leur train pour Paris-Nord. À Calais-ville, je sors de la gare, il y a des policiers, des CRS et des hélicoptères, je prends la première rue à droite et je vois un groupe de jeunes hommes clairs avec des chiens qui suivent un groupe de jeunes hommes foncés. Grosse ambiance.

Je viens recueillir des témoignages, c’est mon travail : essayer de donner la parole à ceux qu’on n’entend pas. Les migrants, mais pas que, les calaisiens aussi, les chauffeurs-routiers, la police, les associations… La situation est de plus en plus dramatique, et tout un tas de gens se retrouve à devoir payer le prix de catastrophes géopolitiques mondiales, alors je voudrais donner à chacun, sans jugement ni interprétation hâtive, un moyen de s’exprimer aussi librement que possible sur ce qui fait sa réalité et sur la façon dont il vit et voit la situation sur place.

Calais, c’est à la mode depuis la photo du gamin mort sur la plage, parce qu’elle raconte la crise migratoire en une image. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de monde, il fait de plus en plus froid… et des entrailles de la Jungle terrible de Calais on voit surgir le camp abominable de Grande-Synthe. Bon. Mais quelques milliers de migrants, ce n’est pas grand chose. C’est beaucoup pour les habitants de Calais – et de Dunkerque -, certes, et ça représente beaucoup d’individus qui ont mille fois risqué la mort tout au long de leur parcours pour en arriver là, mais ce n’est pas grand chose pour un gouvernement français qui est tout à fait en mesure de construire des abris de manière rationnelle et fonctionnelle. Pourtant, Calais, c’est une succession de lois arbitraires, de vides juridiques et d’entraves administratives malmenant deux cocottes-minute prêtes à exploser : les habitants des villes et les habitants des camps. C’est tellement caricatural, presque graphique…

Un jour, quelqu’un m’a dit « Calais, c’est prenant ». C’est vrai. C’est prenant. Depuis que j’organise les collectes, je reçois régulièrement des demandes d’interview. Je n’ai pas fui les bombes, je n’ai pas risqué ma vie dans une embarcation de la taille d’une bouée. Je squatte juste un local, je regroupe des vêtements et je récolte des témoignages. Mais je ne crois pas que ce soit ça qui intéresse les gens. Je crois que ce qui intéresse les gens, ce qui les fascine, c’est Calais et peut-être que je fais pour eux office de degré de séparation. Tout le monde veut voir, tout le monde veut savoir.

Mais savoir quoi au juste ?

« Pourquoi les migrants vont-ils à Calais ? Il fait moche, il fait froid ! »

Il y a des migrants partout en Europe et en France, et ceux qui vont à Calais n’y vont pas pour faire du camping sauvage, ils tentent de rejoindre l’Angleterre.

« Pourquoi l’Angleterre ? »

Leur famille est parfois déjà là-bas, ils parlent anglais et ils pensent que le système les aidera (et que le travail au noir y est moins contrôlé).

« Est-ce qu’ils arrivent à passer en Angleterre ? »

Les contrôles sont impitoyables, mais on voit les migrants le long des routes avec leur petit sac, ils essayent. Pas tous. Certains ont abandonné, du moins pour l’hiver. Se réveiller la nuit quand il fait froid, juste pour aller se jeter sous un camion ou traverser la Manche à la nage, ce n’est pas très motivant. Les options de passage rivalisent de risques et sont parfois fatales. Ce qui est surprenant, c’est le moral des troupes. Nous, on se dit que le passage en Angleterre, c’est le big boss de fin, mais eux, après tout leur parcours, passer une dernière frontière, ça n’a pas l’air de leur faire peur. En tout cas, ils semblent pleins d’espoir. Ça les fait tenir. Chaque jour, entre 15 et 20 personnes parviennent à rejoindre les côtes britanniques. Finalement, ce n’est pas si mal… mais chaque jour aussi arrivent à Calais entre 30 et 50 nouvelles personnes.

« Et le trafic d’enfants ? Les 10 000 enfants disparus, c’est horrible, c’est les migrants ? »

Les 10 000 enfants disparus c’est en Europe, pas à Calais. Il y a des rumeurs, et peut-être qu’il se passe des choses très glauques, parce qu’il se passe des choses très glauques avec des enfants partout en Europe et en France. Les enfants dans les camps sont protégés par leur communauté, les gens se regroupent. Les anciens protègent les petits. Ils ne vendent pas leurs enfants aux passeurs, on se calme.

« S’il n’y a pas de trafics d’enfants, est-ce qu’il y a quand même des mafias ? Il se passe quoi de croustillant ? » (Bon, on ne m’a pas posé la question de cette façon…).

Il y a des mafias, il y a des passeurs, il y a de la drogue, il y a de la prostitution. On rappelle sans cesse que « les migrants sont des êtres humains ». Certes, eh bien parfois les êtres humains font des choses horribles. On peut débattre longuement sur la nature humaine ou sur les conséquences désastreuses du capitalisme, ou du colonialisme, ou du libéralisme, on peut débattre aussi sur le fait que humain = homme et que les femmes et les enfants n’ont rien à voir avec la choucroute, on peut tirer le militantisme du côté qu’on veut, on trouvera toujours quelque chose à dénoncer, et il sera très facile de prouver par A+B que c’est la faute de nos ennemis, quel que soit notre bord. C’est pareil partout. C’est pareil à Calais. Alors oui, ça fait beaucoup, la pluie, la boue et la misère humaine, ce n’est pas joli, c’est même très moche mais il y a toujours plus profond que le fond et on n’a même pas encore parlé des maladies. (En ce qui concerne le thème casse-tête féminisme-migration-viols, c’est dramatique et ça serait tellement plus simple de pouvoir désigner un coupable avec un grand C, mais ce n’est pas comme ça la vie, alors on hurle à la récupération de chaque côté, et les cocottes-minute perdent patience.)

« C’est vrai que les conditions sanitaires sont les pires au monde ? »

Au monde, je ne sais pas et je pense que les études comparatives cherchant à attribuer le grand prix de la détresse ultime sont inutiles, mais la situation est épouvantable, effectivement : il n’y a pas assez de points d’eau, pas assez de toilettes chimiques, pas assez de soins, pas assez de médicaments, pas assez d’aide en général. Médecins Sans Frontières prévoit de construire un camp plus élaboré à Grande-Synthe parce que les conditions actuelles sont catastrophiques. En ce qui concerne la Jungle, les pompiers ont pour consigne de ne pas entrer. Parce que c’est dangereux : on laisse pourrir 4000 personnes dans un coin et on s’étonne qu’il y en ait qui fassent n’importe quoi. Alors les pompiers restent sur le bord de la route, dans leur camion, et c’est aux personnes blessées ou malades de se déplacer. Et puis il y a les problèmes auxquels ont n’est pas habitués à penser : les talons cassés à cause d’une mauvaise réception après le saut d’une barrière, les abcès à cause des barbelés. Il y a les maladies du froid. Et la gale. Et la rougeole. Récemment, l’Agence Régionale de Santé a lancé une campagne de vaccination contre la rougeole, en partenariat avec Médecins sans Frontières et Médecins du Monde, c’est bien. Enfin, c’est bien… Disons qu’il y a des actions qui sont menées. Quand même. Un peu.

« 4000 ? C’est le nombre de personnes dans les camps ? »

3700 personnes dans la Jungle selon les autorités. 2500 à Grande-Synthe. Il y avait près de 6000 personnes dans la Jungle il y a encore quelques jours mais le gouvernement a décidé qu’il fallait l’évacuer, estimant que les migrants prenaient un peu trop leurs aises.

« Mais s’ils partent, ils vont où ? »

Ils sont envoyés dans des centres d’accueil et d’orientation un peu partout en France. Pour résumer, ça semble donner : « tu prends tes affaires (lol) et tu t’en vas. Si tu as plus de 15 ans, tu t’en vas aussi, tu te débrouilles. Tu ne parles pas français ? Tant pis pour toi, tu t’en vas. Si tu as moins de 15 ans, on est tenus par la loi, tu peux aller au foyer Georges Brassens, en centre ville, mais en fait, il n’y a plus de place, merci au revoir. P.S. : tu t’en vas. ». En réalité, je pense que c’est plus balisé, pour les moins de 15 ans en tout cas, mais je n’ai pas mené d’enquête à ce sujet.

Il y a aussi les nouveaux bungalows à la lisière de la Jungle, « les containers de la honte ». Je ne voudrais pas dire de bêtises, les données changent tout le temps, je crois qu’il y a 50 personnes de plus chaque jour, donc ces jours-ci, il doit y avoir entre 700 et 800 personnes qui dorment au chaud. Mais à la différence de ce qui se passe dans la Jungle, où il existe une vie sociale et où les gens peuvent être autonomes, dans les bungalows, ils sont assistés et ne peuvent ni manger, ni se laver par eux-mêmes, parce que tout est sous contrôle. Les personnes qui s’y trouvent sont donc exclues de toutes relations humaines. Tu parles d’un choix…

« Et personne ne fait de la résistance active contre ça ? »

Les associations aussi ont le choix : elles peuvent aider à défaire les abris qu’elles viennent de fabriquer, pour éviter que les migrants se fassent gazer, ou décider de ne pas participer au démantèlement de la Jungle, et c’est la guerre.

« Ça sert à quoi de vider la Jungle ? »

Eh bien… à vider la Jungle. Ne pas vouloir pérenniser la situation de milliers de personnes dans un bidonville mou et insalubre, ça paraît logique, encore faudrait-il penser à trouver des solutions autres que la destruction du lieu. Je crois que ce qui se passe me dépasse. Je n’ai pas assez d’éléments pour analyser. C’est ce que je préfère me dire. Sinon je ne comprends pas. Comment le gouvernement peut-il prendre des mesures absurdes comme le fait de renforcer les contrôles d’identité dans la Jungle au lieu de proposer des solutions rapides d’hébergement pour tout le monde quand il fait 0°C dehors ?

« C’est quoi la bande des 100 mètres et cette histoire de mosquée et d’église ? »

La bande des 100 mètres c’est une zone qui a été rasée, l’église et la mosquée qui s’y trouvaient ont donc été détruites. Cette bande sépare désormais la Jungle de la Rocade (la grande route qui relie l’autoroute au port) comme ça, c’est pratique : la police peut envoyer ses gaz lacrymo sur les migrants, elles vont plus loin que 100 mètres et tombent dans la Jungle ; à l’inverse, les migrants ne peuvent plus jeter des pierres, 100 mètres c’est trop loin, leurs projectiles tombent sur la zone rasée, plof. Les camions de CRS installés le long de la Rocade ne craignent plus les pierres et peuvent veiller sans bouger. En revanche, les véhicules des associations n’ont plus le droit de stationner sur la perpendiculaire qui permet d’entrer dans la Jungle sous peine de devoir payer une amende de 35 euros. À cet endroit, le décor est incroyable : une grande route grise en béton, des barrières immenses, blanches, toutes neuves, des barbelés étincelants, et en perpendiculaire, une étroite route marron en terre qui longe des centaines de petit abris tordus faits de superpositions de bâches ternes.

« Alors, concrètement, qu’est-ce qu’on peut faire, pour aider ? »

À notre échelle, on ne peut pas transformer la situation d’un coup de baguette magique. Il faudrait rembobiner, supprimer les guerres, et tout irait bien. Vaste programme. En attendant, on peut donner. De l’argent. Du matériel. Du temps. Les associations disposent à Calais d’un vaste entrepôt où sont stockés les dons. Elles peuvent venir se servir et les distribuer aux délégués des communautés des camps, qui auront identifié les besoin au préalable (seuls les médicaments sont rangés derrière une porte verrouillée). C’est dans cet entrepôt que sont préfabriquées les cabanes qui seront ensuite terminées dans la Jungle. Leur coût moyen est de 200 euros, pouvant cependant grimper jusqu’à 800, selon le degré de sophistication. Le loyer de l’entrepôt s’élève à plusieurs milliers d’euros et la logistique nécessaire à la bonne organisation des centaines de bénévoles n’est sûrement pas gratuite. Il faut aussi pouvoir financer des véhicules pour les urgences – puisque les pompiers s’en occupent de loin -, des téléphones pour communiquer, des lampes, des outils ; il faut parfois défrayer du personnel, aménager certaines zones, transporter du matériel, etc. En ce qui concerne les dons non financiers, les besoins varient en fonction des arrivages, mais réfléchissons : les petites robes, les petites jupes, les petites sandales, ça ne sert à rien. Les vêtements pour bébés et enfants sont nécessaires, mais puisque la condition des enfants émeut, les dons affluent et les stocks sont souvent suffisants. Ce qui manque, en ce moment tout du moins, ce sont les chaussures étanches. Pour ce qui est des vêtements, des tentes, du bois, de la nourriture, etc. il est conseillé de contacter les associations pour leur demander de quoi elles ont besoin et de s’en tenir aux directives. Enfin, les associations ont besoin de bénévoles (pour le tri des dons, pour les repas à préparer, pour les cabanes à construire et transporter…). Ils peuvent loger dans des mobile-home sur le terrain de l’entrepôt, à l’auberge de jeunesse ou chez des particuliers qui proposent une chambre. Les associations ont également besoin de professionnels du secteur médical et juridique, et parfois des médias. Toutes les personnes à qui j’ai parlé étaient aussi sympathiques que débordées, n’hésitez pas à les contacter pour savoir comment les aider.

« Bon et les migrants, les habitants et tous les autres, ils en disent quoi de tout ça ? »

Les témoignages, ça viendra.

Peut-être.

La bande des 100 mètres

Jungle

Cabane

Containers

Barrières et barbelés

Je ne sais pas comment conclure… je remets la cagnotte :
https://www.lepotcommun.fr/pot/52mb8mi1

Tan
assopolyvalence.org

Mots-clefs : Calais

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