Samedi j’en suis !
Nous avons entendu beaucoup de choses à propos du mouvement des gilets jaunes tout au long de la semaine.
Dans les milieux militants ou intellectuels de gauche, les discours sont partagés. D’une part : un rejet franc et net du mouvement se refusant de voir ici autre chose que l’expression d’une partie de la population raciste, sexiste, non consciente des enjeux de classe ou de l’urgence écologique, soit une lutte profondément réactionnaire autant dans ses énoncés que dans sa composition.
De l’autre, une sorte de curiosité voir d’enthousiasme, à l’égard d’un phénomène qu’on admet volontiers complexe à délimiter et qui peut donc apparaître comme une « rupture de la temporalité pacifiée » (toujours bonne à prendre), avec l’émergence d’un nouveau sujet dans nos schémas de représentations, celui du « beauf vénèr », du pauvre en colère, autant de signifiants à la rescousse du vide qu’a laissé derrière le concept de « peuple » heureusement disparu de la théorie radicale.
Un événement qu’il convient donc de « regarder de près » voire de côtoyer pour ensuite, « revenir dessus » quand tout cela se sera tassé. Vivement que tout cela se termine donc, qu’on puisse enfin prendre le temps de réfléchir .
On l’aura donc compris, d’un côté comme de l’autre il s’agit de maintenir une position extérieure à tout cela, par peur de trop se mouiller, de nager dans l’inconnu ou carrément par dogmatisme.
Voilà la première de nos contradictions que nous renvoie à la figure ce phénomène nouveau : sommes-nous des militants et penseurs révolutionnaires ou bien des militants progressistes refusant le risque du dangereux plongeon dans l’inconnu que représente une « massification de la lutte » (ce qui peut se défendre, si c’est assumé) et des intellectuels qui pensent sur la révolution ?
Au fond voulons-nous vraiment que ça change ?
Si nous sommes prêts à assumer la première option, alors nul doute sur le fait que nous devons en être, et en être pleinement. Seulement cela ne signifie absolument pas se compromettre avec des valeurs qui ne sont pas les nôtres, bien au contraire, en être signifie prendre parti, exister dans le champ politique, d’abord du côté de tous ceux qui refusent la domination de l’État et du capital, et puis sur le terrain, contre ceux qui articulent cette logique de la révolte à des énoncés réactionnaires ou discriminants et auprès de tous ceux dont la colère s’exprime pour l’instant de manière rudimentaire, non formulée « j’en ai marre ». Bref comme ils le disent eux-mêmes « non-politique » pour insister sur le fait qu’il n’est pas de colère « a-politique ».
Faire cela c’est se refuser de rester dans la pire position qui soit, celle de l’indifférence, celle de l’observateur qui s’apparente trop souvent à un mépris de classe, position qui mène à ne rien gagner mais qui peut tout perdre. Nous devons participer au phénomène de polarisation qui aura nécessairement lieu si le mouvement perdure, quels énoncés émergeront et prendront le pas. Dans un premier temps, il s’agit de tout faire pour qu’existe un « pôle d’énoncés » qui continuera à se focaliser sur le gouvernement, les riches et donc pas sur les arabes, les immigrés, les « pd ».
Après tout, la fragmentation même irréconciliable des forces contestataires est un élément courant des épisodes révolutionnaires, dans bien des villes qui on connu de vraies révoltes populaires, on pouvait voir là un rond-point tenu par des royalistes, un autre par des anarchistes, un autre encore par des communistes. C’est dans ces moments d’ouverture des possibles que se jouent les batailles décisives, « au corps à corps » dirait-on, loin des engueulades de commentaires facebook ou de colloques universitaires.
Ceux qui sont clairement contre le ralliement ont en fait déjà tranché la question : la composante du mouvement est essentiellement réactionnaire, le combat est déjà perdu.
Nous, nous souhaitons faire le pari que rien n’est joué d’avance, et qu’à côté des fachos qu’il convient de combattre et non pas d’ignorer, il y a une foule de gens qui sont enfin sortis dans la rue et qui enfin viennent participer au dialogue, « donner de la voix » comme on dit, le dialogue que le pouvoir leur refuse mais que nous aussi nous leur refusons, en ne les considérant pas dignes d’être de potentiels interlocuteurs, avec qui nous pouvons justement parler d’anti-racisme, d’anti-sexisme et de lutte des classe. D’ailleurs sur les rond-points il y a des femmes, il y a des racisés et il y a des pauvres. Comment penser que tout ce petit monde n’a rien à dire ni rien à entendre sur ces sujets ?
D’autant qu’il ne s’agit pas, en se jetant dans la bataille, de venir éduquer le peuple, le fait même que nous soyons dépassés par les événements nous pousse à penser qu’il s’agit ici d’avancer avec humilité, place ici à la dialectique, cette événement nous a choqué, il doit nous changer, ce qui arrivera seulement si nous essayons à notre tour d’y mettre quelque chose de nous-mêmes, en premier lieu : de l’énergie et du temps.
Sur ces différentes clarifications, les jours à venir vont être cruciaux : car on a dit au début que ces blocages rassemblaient trop de gens différents, qu’on ne pouvait rien en tirer de clair et de bon, à la manière du NPA qui affirmait qu’on ne pouvait pas manifester avec ce mélange d’employés et de petits patrons. Sauf que le mouvement dure, et que malgré la répression et la fatigue il y a encore du monde dehors.
Or il est évident que ceux qui resteront malgré tout seront ceux qui ont le plus à gagner d’un changement radical des choses. Pensons alors : entre les femmes et les hommes, entre racisés et non racisés, entre patron et employé, qui a le plus à gagner et qui a le plus à perdre d’une potentielle bagarre générale ? Je doute que le petit patron accepte de laisser ses dents face aux matraques ni qu’il soit prêt à camper sur un rond-point très longtemps (après tout, « il faut bien que les affaires reprennent »). De mème pour les femmes et les minorités oppriméess qui sont, dans tous les mouvements les plus pugnaces, et pour cause : tout plutôt qu’un retour à l’humiliation et à la répression quotidienne.
Et nous dans tout ça ? Comme nous le disions, on peut reconnaître la puissance d’un mouvement dans les contradictions qu’il révèle, à commencer chez ceux qui se disent progressistes. Qu’a t-on vu parmi la gauche ces jours-ci ? Malheureusement beaucoup de préjugés et de mépris de classe. Et ce parce que beaucoup d’entre nous n’ont de fait pas intérêt à ce que les choses changent, et rejettent le spectre horrible qu’est l’émergence des classes les plus pauvres en pleine lumière, « Dieu qu’ils sont laids et bêtes tous ces gens », rejets qui amorcent la justification de leur répression, leur invisibilisation et leur exploitation.
Mais c’est oublier que tous ces gens sont l’objet de la domination, que la domination les créé, en partie, et que comme dirait l’autre « la révolution n’est pas un dîner de gala », qu’il s’agit de saisir la chance unique qu’est le moment où cet objet de la domination se fait sujet de la révolte en lui échappant, et surtout qu’il n’est jamais de politique qui ne se fait sans hétérogénéité.
D’un point de vue stratégique, on pourrait même y voir l’occasion d’un opportunisme, on a beaucoup parlé du gilet jaune comme « signifiant vide » et bien justement : rien ne nous empêche de profiter de ce moment trouble dans « l’ordre public », pour ajouter aux revendications et demander, en gilet jaune s’il le faut, le retrait de Parcoursup et du Pacte ferroviaire !
C’est même une chance unique de se faire enfin comprendre de ceux qui ont souvent rejeté les cheminots « privilégiés » et les étudiants « casseurs » : à nous de briser le cycle de l’incompréhension, tendons la main à ceux qui après une semaine de répression policière et de désinformation médiatique comprendront peut-être ce que nous n’avons cessé de dénoncer.
Car désormais à l’heure où Castaner, après Valls, après Cazeneuve, après Collomb, amorce le discours usé de la « prise d’otage », de la « radicalisation » et des « casseurs », on peut légitimement se demander « mais à qui cette automate parle-t-il ? », à qui ? Puisqu’on peut penser que les gens qui sont aujourd’hui dans la rue étaient des interlocuteurs privilégiés de ce genre de discours ?
Ce qui est certain c’est qu’à nous il ne nous la fera pas, et qu’il a des chances de penser que ces mots creux résonnent dans le vide puisque plus personne, ou presque, n’a intérêt à « un retour au calme », ce gouvernement ayant réussi l’exploit de se mettre tout le monde à dos, si ce n’est les plus riches, ou les plus cons.
Il y a samedi une marche organisée contre les violences faites aux femmes, elle ne doit pas être éclipsée, de même qu’elle ne doit pas ignorer que la périphérie montera à Paris ce jour-là .
Faisons que cette marche, comme nous tous, joue le jeu, accepte « d’y mettre un peu du sien ». Autrement dit, qu’elle prenne conscience que l’enjeu du féminisme se trouve bien dans son articulation avec l’hétérogénéité des classes populaires, que c’est sur ce terrain qu’on doit combattre la réaction, l’oppression, et rallier les indécis .