Sasha et le cisgaze

Pourquoi je n’ai pas aimé Petite Fille, le documentaire de Sébastien Lifshitz sur le parcours de Sasha, petite fille trans de 7 ans, dont l’école refuse de reconnaître l’identité.

Karine Espineira [1] vous le dira à l’envie : al y a les études sur les trans et trans studies. Quelle différence entre les deux ? La position située, c’est-à-dire la position sociale des person –nes à l’origine des études en question. On utilise trans studies pour parler des études sur les personnes trans menées par des personnes trans, et études sur les transidentités quand celles-ci sont conduites par des personnes cisgenres [2]. Pourquoi je vous bassine avec une sociologue et des questions universitaires quand j’ai l’intention d’écrire sur un documentaire ? Parce que je pense que cette question du point de vue situé, de la place à partir de laquelle on prend la parole, est aussi essentielle quand on parle de la représentation des personnes trans dans les médias.

Je me demande toujours pourquoi les personnes cis veulent absolument produire des représentations sur les personnes trans, et je crois qu’elles, ne se le demandent pas assez. J’avoue, je commence toujours le visionnage d’un média sur les trans avec méfiance, car ce que je vais voir va forcément refléter l’opinion d’une personne cis sur la transidentité, et ce qu’elle aura elle, l’envie d’en dire et d’en montrer. Je suis encore plus méfiant, peut-être, du format documentaire, qui essaie de cacher sa subjectivité derrière des images présentées comme vraies ou authentiques, encore plus en l’absence de voix off. Ce qu’on va voir n’a rien d’objectif, mais c’est encore moins discernable dans ce cas.

On m’a souvent reproché, quand je critiquais les documentaires sur les trans, de critiquer les parcours, discours, visions du monde des personnes trans dépeintes. Des personnes cisgenres viennent m’expliquer, parfois même avec virulence, que telle ou telle forme de transition était possible et respectable, que je n’avais pas à juger.
Je me retrouve dans une inversion des rôles presque comique si elle n’était pas horrible, où les membres du groupe qui m’oppriment m’assènent que toute transition est respectable et que mon jugement est déplacé. Je suis au courant, oui, merci. Ce ne sont pas les personnes trans que je juge, mais bien ce que les personnes cis en font.
Donc, en prévention : je ne porte aucune opinion sur le parcours de transition de qui que ce soit, de son adhésion ou non aux normes de genre, de ses choix médicaux ou non, et de son opinion sur la transidentité. Ce que je questionne et juge, c’est de pourquoi une personne cis a décidé de mettre en lumière cette/ces personnes trans, de cette manière, en faisant ressortir tel ou tel élément. Car ce qu’on voit dans Petite Fille, ce n’est pas un fragment objectif et neutre de la vie de Sasha et de sa famille. C’est le regard que le réal’ pose dessus et veut nous transmettre. Et ce sont deux choses bien différentes.

Dans Petite Fille, des partis pris très clairs sont posés dès les première scènes. En ouverture, on voit Sasha essayer différents accessoires classiquement féminins devant un miroir. Ensuite, on voit sa mère parler de sa transidentité chez un médecin généraliste obtus – qui mériterait une paire de gifles, à mon sens – posant d’entrée de jeu des idées qui fondent le propos du film :

  • Sasha est une petite fille parce qu’elle performe un comportement de petite fille normé : elle porte des robes, aime le rose, joue à la poupée, fait de la danse ;
  • La médecine, notamment la psychiatrie, a sa place et son mot à dire dans qui elle est, dans la réalité de son identité de fille ;
  • Le monde est salement transphobe. Et ça, je ne peux qu’être d’accord.

La psychiatrie garde une place prépondérante dans tout le film, avec des consultations régulières dans un service spécialisé – ce qui dit en creux que les psychiatres ont leur place dans la vie des personnes trans quand iels sont spécialistes de la dysphorie de genre, nom du ‘trouble’ de Sasha. Autant le premier médecin est anonyme, autant on verra distinctement le nom de la psychiatre et du lieu où elle exerce sur son écran d’ordinateur. Rien d’innocent là dedans, puisqu’al s’agit de la SOFECT [3], association française autoproclamée spécialiste de la transidentité. Bien connue du monde associatif trans, elle vise à coloniser tous les hôpitaux publics et à imposer ses critères, son parcours et sa sélection pour discerner les bon.nes candidat.es à la transition des fauxsses trans. Une aubaine en or pour se faire de la publicité, puisque la psychiatre bienveillante sera celle qui écoute, qui croit à Sasha, qui ne juge pas, et qui délivre le certificat qui permettra à la Petite Fille d’être prise au sérieux dans son école. Le film pose donc une critique qui oppose d’un côté, le danger que représentent les médecin.es non formé.es à la ‘dysphorie de genre’ et de l’autre, la bienveillance et la pertinence de celleux qui savent de quoi iels parlent. Ici, pas de remise en cause globale de la place des médecin.es et psychiatres comme garant.es de la réalité de l’identité des personnes trans.

Par la suite, le ton est maintenu : quand Sasha est présentée à l’écran seule ou hors contexte familial, c’est uniquement lors d’activités considérées comme féminines. C’est même sa mère qui la rappellera à l’ordre, lui signifiant que les filles aussi peuvent porter du bleu. Comme si Sasha était presque trop normée ou artificielle dans la féminité qu’elle exprime. La féminité d’une petite fille cis ne serait pas, je crois, scrutée de cette façon. J’ai été mal à l’aise face à tous ces plans, notamment en contraste avec les nombreuses prises de parole, face caméra, de la mère, pour nous faire part du combat qu’elle mène pour sa fille et des émotions qui la traversent. Sasha est montrée, Sasha est parlée, mais elle n’a elle même que quelques secondes face caméra où elle peut s’exprimer librement. Tous les autres moments où elle s’exprime la présentent en interaction avec ses proches ou la psychiatre. Elle n’a pas de place pour exprimer, elle, quelque chose de sa vie. On regarde bien un documentaire sur les trans, puisque le temps de parole est quasi exclusivement occupé par les personnes cis autour de Sasha. J’en suis même venu à me demander si le documentaire portait réellement sur elle ou plutôt sur sa mère, tant la mise en empathie était forte avec cette dernière. Après, dans la mesure où la diffusion de l’image de Sasha est contrôlée par ses parents, difficile de savoir ce qui relève des choix du réal’ et ce qui relève de leurs décisions.
Ce que ce film dit beaucoup, c’est à quel point c’est dur d’être un.e parent d’enfant trans. Ce dont je ne doute pas, pour en accompagner régulièrement. Je n’ai rien contre le fait, en soi, de centrer un documentaire sur le parcours de parents. Mais je crois qu’al est alors nécessaire de l’annoncer et de le présenter comme tel. Ici, en vendant un film sur la transidentité, le réal’ laisse entendre que ce qu’on a principalement à dire de la transition d’une enfant, c’est avant tout la souffrance de ses parents cis, ce qui achève de la déposséder de son vécu.

Je me demande toujours pourquoi les personnes cis veulent absolument produire des représentations des personnes trans, alors qu’en réalité, elles ne parlent pas de nous. Ces représentations en disent beaucoup sur la manière dont les personnes cis nous voient, beaucoup sur leurs idées en terme de genre, et très peu sur nous. Pourquoi montrer une enfant et pas une adulte, un focus récurrent des documentaires de ces dernières années ? Pourquoi montrer des transitions en cours et complexes, pas des personnes trans tranquilles et épanouies ? Pourquoi cette enfant, blanche, de classe moyenne vraisemblablement ? Pourquoi autant de temps d’écran consacré à la gentille psychiatre, à la mère ? Pourquoi une seule définition de la transidentité ‘née dans le mauvais corps’, reprise par toustes et pas questionnée ?

Ce que ce film normalise, je crois, c’est un monde où al est normal de se ‘sentir garçon’ quand on né.e dans un ‘corps de garçon’. Où l’inverse est un trouble et nécessite tout naturellement l’approbation de la psychiatrie. Où l’inverse nécessite de cette fille ‘dans le mauvais corps’ une performance parfaite pour être crédible et validée. Le genre est re-naturalisé, ouf. Le fait que la présence d’une forme d’organes génitaux sur un corps d’enfant devrait déterminer la manière dont iel se comporte et le genre qu’on doit employer pour s’adresser à ellui n’est pas une question. Quand verrons-nous à l’écran des petites filles trans qui aiment le foot, les Action Man et la bagarre ? Obtiendraient-elles le même soutien ? Le propos défendu, c’est assez peu la libération des enfants trans, mais surtout la libération d’une petite fille normale – comme Sasha est souvent qualifiée dans le film, sur fond d’empathie avec la mère cis qui se sacrifie pour ce combat. Pour le réal’, al faut sauver les petites filles qui sont bien des filles et les petits garçons qui sont bien des garçons, même si iels sont né.es dans le ‘mauvais corps’. Remettre en question ce qu’est le genre, fondamentalement, et lutter pour la diversité des vécus trans n’a pas sa place ici. On a donc bien affaire à un regard cis sur la transidentité qui lui semble acceptable et défendable depuis son prisme, plutôt qu’à un propos trans sur la société normée telle qu’elle est aujourd’hui.

Les féministes parlent du male gaze [4] pour désigner l’omniprésence du point de vue masculin comme perspective par défaut pour comprendre et dépeindre le monde, et notamment les femmes. J’ai eu une impression perpétuelle de cis gaze pendant ce documentaire, qui sélectionne et présente une petite fille trans crédible à ses yeux et s’empresse de donner la parole aux personnes cis autour d’elle. Cette perspective, loin d’être neutre, est située et biaisée. Et j’aimerais plus d’honnêteté de la part des personnes cis qui prennent ces partis, qu’iels admettent la subjectivité de leur propos et de leur production sur les trans, pour permettre à ces documentaires d’êtres lus pour ce qu’ils sont : une opinion issue d’une personne d’un groupe dominant sur la légitimité du vécu d’une personne dominée.

Notes

[1Sociologue fer de lance des trans studies françaises, spécialiste notamment de la représentation des personnes trans dans les médias.

[2Personne dont le genre concorde avec celui assigné à la naissance. Inverse de ‘transgenre’.

[3‘Société française d’étude et de prise en charge de la transidentité’. Étude sur les trans, évidemment.

[4Concept proposé par Laura Mulvey, critique de cinéma

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