Rolling Jubilee ou l’art et la manière d’abolir des dettes

Dans les suites d’Occupy Wall Street, le groupe Strike Debt cherche des formes de luttes contre l’endettement. Le Rolling Jubilee en a réussi une en libérant quelques 3 000 personnes de quelques 14 millions de dollars de dettes.
Les mécanismes financiers peuvent parfois être utilisés contre ceux qui les dominent.

Le collectif Rolling Jubilee né à la suite du mouvement Occupy Wall Street a libéré 2700 personnes de dettes médicales qu’elles avaient sur le dos (et dont des appels téléphoniques pressants leur rappelaient l’existence quasiment tous les jours).
Par un appel à dons, ils ont récolté 675 442 dollars et ont effacé 14 millions 700 mille dollars de dettes. Ils ont pu le faire en passant par la finance et ses prix plus bas que le niveau des portes-monnaies individuels et leurs pièces sonnantes et trébuchantes. 2700 personnes ont reçu sans s’y attendre un courrier du collectif annonçant que leur dette était annulée.

Le procédé est en fait assez simple et a soulagé beaucoup de personnes comme Terrance (qui a ensuite écrit à Rolling Jubilee). Terrance a la cinquantaine, il n’a pas d’emploi ni de maison et vit dans son camion quelque part dans le Massachusetts. Un jour d’hiver, il a la malchance de glisser et tombe assez durement sur un trottoir glacé. Il reste quelques jours à l’hôpital pour commotion cérébrale mais sort de l’hôpital avec une facture de 3 000 dollars qu’il ne peut payer ensuite.
Pour toutes ces factures, les hôpitaux essayent par courrier d’obtenir un paiement mais sans succès, et sans trop de temps pour insister, ils revendent alors des titres boursiers sur ces dettes impayés à des agences de recouvrement qui s’occupent ensuite d’appeler et de harceler les « mauvais payeurs » jusqu’au réglement. Or, ils ne revendent pas le montant exact des dettes mais des parts d’actions de ces dettes sur un marché financier secondaire.

Le truc sur lequel jouent ces agences, et qui a permis au Rolling Jubilee de bien jouer ce coup, c’est que les titres sur les dettes peuvent être rachetés à 20, voire 50 fois moins cher que leur montant réel. Les agences de recouvrement font ensuite leur profit en récupérant le montant total des dettes, bien plus élevé que ce qu’elles ont payé au départ.

Le collectif Rolling Jubilee a ainsi acheté en trois fois un montant total de 14,5 millions de dettes médicales en investissant seulement 675 milles dollars sur le marché financier. Ensuite, plutôt que de chercher à obtenir paiement, ils ont simplement écrit aux personnes concernées que leur dette était annulée, leur offrant un beau cadeau.

Ils ont réussi cette abolition des dettes en jouant avec les mécanismes financiers et le fait qu’il existe différents marchés qui donnent à chaque chose une valeur particulière. Les membres du collectif pensaient leur action comme une tactique pour démontrer en actes l’absurdité du système financier, et montrer que le système de la dette est une forme d’extorsion organisée pour s’assurer que certains travaillent à rembourser une somme qui fait le profit et le gagne-pain d’autres (ici des agences spécialisées en recouvrement d’impayés par harcèlement postal et téléphonique). On peut espérer que cette action ait des suites, ou suggère d’autres moyens d’user de la finance pour s’en libérer.

Ici une vidéo d’animation pour expliquer la dette :

Rolling Jubilee est lié au groupe Strike Debt, lui aussi issu des suites d’Occupy, qui tente de constituer des formes collectives de résistances et d’organisations face à la dette et ses processus de fabrication d’hommes endettéscondamné au futur absent. Strike Debt a écrit un « the Debt Resistors’ Operations Manual » pour enquêter sur les mécanismes d’endettement, donner des armes aux endettés et constituer des formes de résistances collectives.

Dans cette lancée, Rolling Jubilee est un des gestes politiques réussis de lutte face à la dette. Les Rolling ont jubilé tout en précisant à plusieurs reprises qu’ils pensaient cette action comme une tactique et non une solution.
Ils le disent curieusement beaucoup, tellement qu’ils semblent le préciser pour se justifier des critiques. Leur action a en effet été suivie de plusieurs critiques (notamment de la part de la gauche). [1]

En vrac :

  • 1 La petite goutte
    Cette critique semble à la limite de la mauvaise foi et pleine d’amertume (elle dit entre les lignes : "vous devriez gagner beaucoup plus"). Cette victoire ne change pas grand chose, c’est une petite vague dans l’océan de la dette.
    En termes de chiffres, à l’échelle de l’endettement américain voire mondial, c’est effectivement bien peu. Pourtant, la valeur d’un geste politique ne se mesure pas à l’aune de ses résultats immédiats ou de la continuité de la domination. Pour les quelques 3000 personnes libérés d’un millier de dollars de dette ou plus c’est une belle victoire.
    Ce qui est sûr c’est qu’il faudrait par contre imaginer ces actions face à d’autres dettes. Par exemple, pour l’endettement étudiant (massif en Amérique du Nord, de 20 000 à 100 000 dollars) les titres financiers ne sont pas vendus sur ce même marché secondaire à bas prix. Les dettes médicales concernent un champ important mais de dettes relativement basses (quelques centaines à quelques milliers de dollars) et qui surtout le plus souvent ne sont jamais payées et tombent dans l’oubli (surtout du fait que les hôpitaux sont trop occupés pour réclamer paiement). Cela explique leur bas prix de revente. Beaucoup des personnes libérées de ces dettes ne savaient même pas qu’ils devaient cette somme. Elles ne leur tombent dessus parfois qu’au bout de plusieurs années.
  • 2 La mécanique bien rodée (il se pourrait qu’« on » y tienne)
    De même que "c’est une petite goutte", "cela ne change pas le marché de la finance et cela pourrait l’empirer". Si ces actions se reproduisent, cela fera sans doute monter les prix des titres sur ces dettes (puisqu’elles gagnent en valeur). Cela ne change pas la mécanique générale et il faudrait peut-être, comme le disent certains, se méfier de sa crise potentielle.
    Le manuel de résistance à la dette invite à ne plus payer ses dettes, et les crises financières de 2008 sont en partie une résultante de ce genre de fin de paiement pour cause de banqueroute générale. Certaines critiques pointent donc que certains résistants des endettements semblent vouloir la crise de tout le système mais que cela pourrait être une catastrophe...
    Cette critique a ceci de vrai qu’une telle situation s’ouvre comme un défi révolutionnaire, pour parvenir à des formes d’organisation loin d’être évidentes.
  • 3 Risque d’une taxation après coup
    Officiellement, ceux dont les dettes sont annulées risquent peut-être de devoir payer des taxes sur le montant de leur dette abolie.
    Rolling Jubilee joue sur un flou juridique, une société pouvant présenter cette abolition comme un don et par là être exemptée des taxes. La critique de gauche pointe le fait que cela pourrait arriver, là encore il semble qu’elle ne manque pas de confiance en la situation. Cela pourrait ouvrir à bien des conflits si le gouvernement se mettait à vouloir taxer ceux qui ont bénéficié de l’action, d’autant plus qu’elle a eu beaucoup d’échos.
  • 4 Un problème de classe moyenne
    Certains critiquent la centralité du problème de la dette, notamment au sein du collectif Strike Debt, du fait que cette question ne concernerait qu’une part réduite de la population et serait essentiellement un problème de la classe moyenne blanche.
    Cela demande à être vérifié, mais cette critique relève surtout d’un vaste problème en Amérique et ailleurs (particulièrement fort depuis longtemps là-bas) sur les difficultés à déborder les divisions raciales (et de classe sociale).
    On pourra trouver en effet délicat, à partir d’une situation très divisée (entre blancs et noirs), d’arriver à lancer une action politique qui concerne immédiatement tous les pauvres. On peut s’attendre que toute une série d’actions s’attaquent à défaire ces divisions plutôt que de les dépasser d’emblée par une prétendue "grande action géniale".
  • 5 Le hasard a des revers
    L’action du Rolling Jubilee a aussi dû faire face à certains petits ressentiments (qu’il s’agirait de dépasser) entre endettés du genre : « moi j’ai payé mais pourquoi les autres ont leurs dettes abolies ? ». En achetant les parts d’actions sur les dettes, c’est du pur hasard, il est impossible de savoir d’emblée quelles sont les personnes concernées, d’avoir leur nom. On dira que c’est assez intéressant, cette action politique qui touche au petit bonheur la chance n’importe qui, et qu’elle n’en a pas moins de force.

Cela reste un beau coup porté, qui n’a pas encore eu toutes ses suites ni d’autres formes.
Le mouvement Occupy américain a décidé d’emblée de n’adresser aucune revendication au gouvernement, décision qui l’a exposé à de nombreuses critiques, y compris de gauche, arguant qu’un tel mouvement n’allait donc mener à rien. L’action du Rolling Jubilee contredit cette autre critique, et moins en revendiquant soudain quelque chose qu’en donnant des prises face à l’endettement, et des actes.

Une autre vidéo présente le collectif (ils font beaucoup de vidéos et de propagande sur internet)))

Notes

[1Ces critiques ne sont pas fausses, mais elles semblent chercher à rejeter le succès de cette action plutôt que d’en prolonger les possibilités. À cet égard, le texte de Doug Henwood dans Jacobin(une revue néo-marxiste qui connaît un certain succès et à propos de laquelle un entretien est paru dans un des numéros de la RevueDesLivres) est exemplaire.
Le bonhomme avoue même à la fin se sentir un peu mal d’émettre une telle critique, et pour enlever du prestige à cette action sans manquer de s’en donner à lui-même, il ne manque pas de signaler qu’il a participé à rédiger le manuel de résistance à la dette mais que le reste du collectif a été idiot de refuser certaines de ses phrases. Son texte a toute l’horreur d’un propos critique qui regarde l’action de loin (il prend soin d’ailleurs de se dissocier de Strike Debt) comme si son élaboration ne le concernait pas, mais qu’il jugeait des résultats comme on regarde un tableau au nom d’un arrière-monde ou d’actions plus grandes qui n’existent pourtant pas et que le triste bonhomme n’a pas l’air d’entamer.

Mots-clefs : Occupy | dette

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