Initialement, nous comptions écrire un texte à chaud pour revenir sur la Marche de la Dignité. Ayant été pris-e-s par l’organisation de la réunion publique qui a eu lieu deux jours après et notamment par sa sécurité, face à différentes menaces, puis à œuvrer au renforcement de notre collectif, nous ne l’avons pas fait. Nous avons ensuite pensé qu’il était trop tard et que sortir un texte pour revenir sur une manif plusieurs semaines voir mois après celle-ci, nous semblait inutile. Néanmoins, du fait que nombre de personnes continuent à nous interroger sur cette Marche, nous pensons qu’il peut finalement être utile de le faire.
Nous expliquions les raisons qui nous ont poussé à aller à cette Marche ici.
Ce que nous disions à l’époque reste largement valable.
Quelques remarques générales sur la Marche
Plus qu’un grand cortège uni, la Marche de la Dignité était un patchwork de collectifs et organisations parfois très différents les uns des autres, sans beaucoup de liens entre eux, parfois même adversaires. C’était voulu par les organisatrices, et de ce fait, il est compliqué de vouloir parler de cette Marche « en général ».
Rappelons qu’elle était initiée par des familles de victimes de violences policières. Violences très souvent racistes et tout aussi souvent impunies. Il nous semble indispensable de mener ce combat, surtout quand il est issu directement de familles concernées.
Nous avons souligné sans ambiguïté et clairement, dans notre appel, à la fois les raisons pour lesquelles il nous semblait important d’appeler à participer à cette marche, mais aussi les manques et les insuffisances de l’appel unitaire, qui laissait de côté un certain nombre de questions fondamentales, dont l’antisémitisme. Nous sommes allés à cette marche précisément pour y porter cette question, tout en étant conscient que nous n’allions pas y trouver que des allié.e.s.
La question de savoir si nous devions aller ou non à cette Marche a été source de forts débats parmi nous. Nous avons été contacté-e-s pour y aller début septembre et avons annoncé finalement que nous y allions mi-octobre. Durant cette période, nous avons débattu pour savoir s’il fallait y aller, pour porter quelle voix, comment etc. La question de savoir où placer la limite de ce qui est acceptable ou non dépend de nombreux facteurs et nous ne jetons pas la pierre à ceux et celles qui ont fait le choix de ne pas y aller.
À ce propos, précisons que nous prenons la question de la sécurité très au sérieux et qu’il aurait été hors de question d’y aller si nous n’étions pas sûr-e-s d’être en capacité de l’assurer. À cette initiative, comme à toutes les autres. Nous remercions d’ailleurs toutes les personnes qui nous ont fait confiance et qui ont rejoint notre cortège ainsi que toutes les personnes qui nous ont aidé à assurer la sécurité de celui-ci.
Nous avons subi plusieurs agressions antisémites, inacceptables, que nous n’avons pas laissé passer. Dont, par exemple, une personne faisant une quenelle devant notre banderole : nous avons fait effacer la photo et avons sorti la personne de la manifestation.
À de nombreuses reprises, on nous a demandé nos positions sur le sionisme et sur l’État d’Israël. Nous avons fait le choix, à cette manifestation comme ailleurs, de ne pas répondre à la question si elle « sortait de nulle part », si la personne nous demande de nous justifier ou si c’est un préalable à la discussion. Nous avons une position claire sur cette question (nous y reviendrons) mais nous considérons que cela ne doit pas être un NotInMyName pour les Juifs et les Juives et qu’assimiler immédiatement minorité juive et sionisme/État d’Israël est aussi antisémite qu »il est islamophobe de demander aux Musulman-e-s de se dissocier de Daesh ou de l’Iran. Notre position détaillée ici.
Si nous ne minimisons pas les agressions que nous avons subies, force est de constater que nous avons aussi reçu un accueil très positif de la plupart des personnes croisées. Nos 500 tracts sont partis et la majorité des gens qui venait nous voir était curieuse et absolument pas agressive, voir au contraire, très enthousiaste.
À propos du PIR
Un des reproches qui nous a été fait a été de manifester aux côtés du Parti des Indigènes de la République, dont nous avons relevé les positions réactionnaires (Contre l’antisémitisme, la politique du PIR(e) ?). Pourtant, le PIR n’était pas organisateur de cette manifestation, sa présence était loin d’être massive et surtout (beaucoup plus important) son discours et son vocabulaire n’étaient nulle part présents dans les voix des organisatrices.
Le Pir a réussi à se positionner comme incontournable dans un certain nombre d’initiatives antiracistes, tirant profit du vide laissé par les insuffisances et le recul du mouvement révolutionnaire et de l’hégémonie d’un courant moraliste, idéaliste et aclassiste dans le mouvement antiraciste. Il a été facile pour celui-ci de se poser en alternative d’un idéalisme antiraciste paternaliste (représenté notamment par SOS Racisme) qui s’est imposé pendant longtemps comme incarnation de l’universalisme, à l’opposé de l’antiracisme matérialiste du mouvement révolutionnaire. Ce dernier défend un antiracisme universaliste, mais qui ne fait pas l’impasse sur les effets du système raciste, qui ne prétend pas effacer d’un coup de baguette magique les situations sociales créées par le système raciste, ne les nie pas, mais les identifie explicitement pour mieux les combattre. Un antiracisme qui implique l’auto-organisation et l’autodéfense des personnes racisées, sur des bases progressistes, parce qu’elles vivent et subissent directement la violence raciste et que la lutte antiraciste est pour elles un enjeu matériel immédiat. Un antiracisme qui implique la construction d’une solidarité des opprimé.e.s sur une base de classe. Courant antiraciste dans lequel nous nous inscrivons.
Pour revenir sur le Pir, déserter toutes les initiatives où ce parti est présent, sans proposer d’alternative, revient à déserter une partie importante des initiatives intéressantes se revendiquant de l’antiracisme.
Comme nous le disions : cette manifestation était, comme beaucoup, un patchwork de collectifs qui pouvaient être très différents les uns des les autres. Comme il arrive régulièrement des manifestations où se trouvent des anarchistes, des marxistes et la CFDT ou le PS.
Qui, sinon nous, peut porter notre voix ?
On nous reproche d’y être allé-e-s alors que la question de la lutte contre l’antisémitisme n’était pas posée. Ce à quoi nous répondons : si ce n’est pas nous, qui ira porter notre voix ? Cette Marche a été pour nous un excellent moyen de nous faire connaître et de faire connaître nos positions, notamment notre critique de l’antisémitisme qui s’exprime y compris dans les milieux « progressistes » ou se revendiquant de « l’antiracisme ». De faire savoir qu’il existe des forces juives progressistes et révolutionnaires, que nous ne sommes pas et ne serons jamais des « bon-ne-s Juiv/fs » ou « la caution juive » de quiconque. D’affirmer haut et fort que la lutte contre l’antisémitisme fait partie et est indissociable du combat antiraciste.
Nous acceptons les critiques, nous refusons le paternalisme
Nombre d’attaques que nous avons subies viennent du camp progressiste et révolutionnaire. Il y a les critiques légitimes, les gens qui demandent si nous avons fait les bons choix, qui cherchent à comprendre, qui émettent des réserves. Et il y a ceux et celles qui viennent nous expliquer comment on doit lutter contre l’antisémitisme et/ou qui nous expliquent que nous avons mal réagi aux agressions dont nous avons été victimes.
Nous assumons nos tâtonnements stratégiques. La décision d’aller à cette Marche n’a pas été sans débats et seul l’avenir pourra nous dire si c’était le bon choix. Nous sommes ouvert-e-s à la discussion dessus.
En revanche, il en va tout autrement de critiques qui proviennent de personnes qui, tout en n’ayant qu’une connaissance abstraite de ce qu’est l’antisémitisme, viennent nous dire comment lutter contre. Radicalement contre toutes les oppressions, nous luttons aussi contre le paternalisme, si fréquent dans le milieu progressiste et révolutionnaire.
À propos de slogans
Durant cette manifestation, nous criions différents slogans. Certains à destination de tout un chacun, qui étaient largement majoritaires, d’autres plus spécifiquement à destination des Juives et des Juifs.
Dans la première catégorie, nous pouvons lister
– Antiracistes, anticapitalistes : notre futur est dans la lutte
– Contre l’islamophobie et l’antisémitisme : union, action, révolution
– Pas de quartiers pour les conspis, pas de conspis dans nos quartiers
– Contre les violences antisémites : autodéfense antiraciste
– Juiv/fs, fier-es, révolutionnaires
Et la seconde :
– Ni à Tel-Aviv, ni à Jerusalem : on vit ici, on lutte ici
– Derrière le sionisme se cache le capital : la lutte antiraciste est antinationale
Ce dernier slogan a provoqué discussions et incompréhensions.
Pour répondre brièvement.
Tout d’abord, ce slogan ne peut se comprendre que dans ses deux parties, c’est à dire dans la critique du sionisme comme nationalisme et dans la critique révolutionnaire plus générale qui considère que les nationalismes sont un mode d’enrôlement du prolétariat par une bourgeoisie en place ou en formation, derrière ses intérets. L’antiracisme doit pour nous être antinational, le sionisme est un nationalisme et le capital se cache derrière les nationalismes. Nous considérons également que toutes les réponses nationales aux racismes sont mauvaises. Enfin, nous estimons que le sionisme, comme les autres nationalismes, isole la minorité juive du reste des opprimé-e-s. Sur le fond, le slogan exprime donc rapidement, et certainement de manière maladroite, ce que nous pensons.
Cela dit, suite aux réactions que ce slogan a suscité, nous reconnaissons que si celui-ci prendrait tout son sens dans une manifestation majoritairement composée de Juives et de Juifs, où il s’agirait de lutter contre les idées nationalistes au sein de notre minorité, il en est autrement dans une manifestation ultra majoritairement composée de non-Juiv/fs.
En ce sens, il a pu prêter à des interprétations antisémites, parce que dans le tête d’un certain nombre de gens influencés par les théories antisémites, le sionisme n’est pas ce qu’il est réellement, à savoir un nationalisme juif qui a pris historiquement la forme de la constitution d’un État par l’expropriation coloniale, mais est un prétendu projet de « domination mondiale » des Juives et Juifs. Dans ce contexte, alors que bon nombre de personnes associent judéité et sionisme, l’association du « sionisme » au « capital » pourrait être interprété comme la validation des stéréotypes antisémites associant les Juives et les Juifs à la figure de « la finance ». De plus, la mise en avant du sionisme dans une manifestation dans laquelle il n’était pas le sujet était également une erreur, surtout dans un contexte ou une partie des antisémites vont câcher leur racisme derrière un antisionisme obsessionnel.
Nous acceptons donc la critique, regrettons de ne pas avoir assez pris en compte le contexte dans lequel nous lancions ce slogan, qui a pu dénaturer le sens que nous lui donnions et donner du grain à moudre aux antisémites et en tirerons les conséquences dans nos interventions futures.
Pour conclure, nous pensons que nous avons bien fait d’aller à cette Marche, malgré tout.
Parce que nous pensons que la lutte contre le racisme d’État et les violences policières est légitime. Parce que cela a été pour nous l’occasion d’y créer des liens avec certains collectifs ou organisations en lutte et de faire progresser la prise de conscience de la nécessité de lutter contre l’antisémitisme. En ce sens, nous pensons pour le moment que les retombées positives dépassent les retombées négatives. Notre combat est dur mais qu’il doit être mené partout, y compris dans les milieux antiracistes et progressistes.
Nous continuerons à porter nos combats partout où nous jugerons que c’est utile. Nous continuerons de porter notre critique sur l’antisémitisme d’où qu’il vienne, y compris bien évidemment d’organisations qui ont participé à cette marche.
Nous ne serons jamais de bonnes Juives et de bons Juifs.