Oui, c’est vrai ça, pourquoi la Palestine ? Plus précisément, pourquoi être solidaire avec le peuple palestinien et ses luttes ?
Au sein du mouvement de solidarité avec la Palestine, beaucoup de réponses à cette question ont déjà été formulées et détaillées. De mon point de vue, ces réponses ne sont pas satisfaisantes, parce qu’elles reposent, en général, soit sur des considérations de droit international et de situation humanitaire, soit sur la revendication d’une proximité (affective, culturelle, sociale…) avec les palestinien-ne-s.
Le problème, c’est que je ne crois pas au droit international, ou plutôt que, pour moi, il n’est qu’une construction politique comme une autre. Je veux dire que je suis prêt à utiliser le droit international comme une arme politique au service de la solidarité avec les palestinien-ne-s, mais que je ne pense pas qu’il puisse constituer une fondation solide pour une solidarité réelle et concrète avec les palestinien-ne-s. Il ne faut pas se leurrer, ce droit a été formulé et construit pour servir les intérêts des pays dominants à l’échelle mondiale, et s’il peut être utilisé au service d’autres intérêts, c’est forcément par effraction, en les détournant. Mais pour pouvoir mettre ce droit au service, temporaire, des luttes palestiniennes, il faut déjà qu’il y ait une force pour faire effraction, pour pousser le droit dans la direction souhaitée : le droit international, c’est une étape, pas un point de départ, et probablement pas un point d’arrivée.
La proximité avec les palestinien-ne-s, c’est relativement simple, je n’en ai pas, à priori. Je ne suis pas d’origine arabe, je ne suis pas musulman, je ne suis pas un réfugié ailleurs dans le monde, mon identité sociale n’est pas liée à une tradition colonisée, étouffée ou niée. Au contraire, dans mon contact avec les palestinien-ne-s et leurs luttes, je dois tout le temps travailler à me rapprocher d’elles et d’eux, de leurs réalités, de leur histoire et de leur vision du monde. Arriver à entretenir des liens riches et sincères malgré cette distance n’est pas toujours simple et, en tout cas, ce n’est pas ma proximité très limitée avec les palestinien-ne-s qui nourrit ma solidarité avec leurs luttes.
Non, ma solidarité avec les palestinien-ne-s vient du fait que je suis un militant radical, un militant révolutionnaire, c’est-à-dire quelqu’un qui lutte pour transformer radicalement et collectivement la société. Ma solidarité avec les palestinien-ne-s vient du fait que l’évolution de la situation politique en Palestine a une importante énorme pour le monde dans lequel je vis, et que les résistances que les palestinien-ne-s font vivre au quotidien sont un élément fondamental des luttes sociales qui secouent le monde entier. Pour le dire plus simplement, mes luttes et les luttes palestiniennes sont liées, ce qui se passe là-bas a des impacts concrets ici, et inversement. Nos situations ne sont pas identiques, mais elles sont intimement liées.
Elles sont intimement liées parce que les luttes palestinien-ne-s actuelles sont les héritières d’une tradition de lutte dense et riche, mêlant (entre autres) pétitions, manifestations, conférences, grèves, actions armées, actions directes non-violentes, … Ici comme là-bas, les moyens d’actions s’échangent, se partagent et se discutent. Nous partageons un répertoire de modes d’actions, nous avons en commun un ensemble de questions stratégiques et tactiques qui ressurgissent régulièrement. Nous nous nourrissons mutuellement à travers nos réussites, les erreurs des autres nous servent d’avertissement pour nos propres actions, bref, nous sommes en lien. Sans même forcément se parler et se connaître, l’échange politique est là, en France comme aux États-Unis, en Grèce comme en Palestine. Au-delà de l’histoire, dans la période actuelle, la campagne BDS de boycott d’Israël, impulsée par des organisation palestiniennes, a beaucoup à nous apprendre sur la manière de créer des coalitions larges, sur des bases claires, qui permettent à des niveaux d’engagements et à des niveaux de radicalité très différents de cohabiter au sein d’un même mouvement.
Elles sont aussi intimement liées parce que nous avons une longue histoire de solidarité et de travail commun autour de nos luttes. Les combattant-e-s armé-e-s palestinien-ne-s des années 60 et 70 ont souvent pu bénéficier du soutien d’autres groupes en Europe, tandis que les guérilleros européens ont pu être accueilli-e-s et entraîné-e-s en Jordanie, au Liban et en Syrie. Quand une grève de la faim éclate dans les prisons britanniques en Irlande en 1981, les prisonniers palestiniens se mettent en grève de la faim en solidarité. Depuis plusieurs décennies, les 1er mai en Palestine et ailleurs se parlent et se répondent, par affiches, par slogans et par tracts. Quand la Seconde Intifada commence en 2000, des manifestations lui répondent en France. Quand les grec-que-s se battent avec rage contre l’austérité qu’on veut leur imposer, les organisations palestiniennes les appuient par des communiqués et des manifestations. Jamais complètement satisfaisantes, parfois à sens unique, souvent maladroites voire même problématiques, ces solidarités existent néanmoins depuis de nombreuses décennies et tissent des liens par-delà les frontières et les murs. La Palestine n’a jamais été bien loin.
Plus encore, nos luttes sont intimement liées parce que nos ennemis sont souvent les mêmes. En Palestine, Israël et les États-Unis ne sont que des mercenaires, des outils de répression au service du capitalisme mondial. Depuis sa création, Israël a servi à imposer la transformation capitaliste de la Palestine et de toute la région alentour. Soutenue d’abord par la Grande-Bretagne (et la France à une époque), puis par les États-Unis, Israël s’est toujours positionné à la pointe du système capitaliste mondial. État social-démocrate militarisé quand c’était la mode des pays développés pendant les années 50/60, Israël s’est maintenant transformé en État néo-libéral high-tech et tourné vers la recherche dans la « sécurité ». Les logiques d’exploitation et de profit que les palestinien-ne-s affrontent au quotidien sont les mêmes que celles auxquelles nous faisons face. Concrètement, dans de nombreux cas, au-delà de logiques communes, nous affrontons carrément des organisations et des institutions identiques. Le même FMI à la manœuvre pour imposer des plans d’austérité en Amérique Latine et en Europe conditionne toute « aide » éventuelle à des pays arabes à des négociations avec Israël. Israël ne tient son existence qu’à son rôle de base militaire et sociale pour le capitalisme au Moyen-Orient. Là-bas Israël, ici l’Union Européenne.
De manière plus profonde, nos luttes sont intimement liées parce qu’Israël, c’est aussi un peu la France, et vice-versa. La France, c’est aussi un État traversé par de profondes logiques coloniales, qui n’arrive pas à regarder en face son passé, ni son présent d’ailleurs, et qui exporte son savoir post-colonial en matière de « sécurité » et de « maintien de l’ordre ». Un État où les logiques raciales et discriminatoires sont partout mais où on multiplie les euphémismes pour pouvoir en parler à mots couverts : « terrorisme », « laïcité », « islam », « banlieues », … Un État qui a toujours des implantations militaires et économiques dans de nombreuses régions d’Afrique pour maintenir la population sous contrôle et sécuriser l’accès à des ressources cruciales. Un État qui consacre une partie considérable de ses ressources à « sécuriser ses frontières » et à « rétablir l’ordre dans les territoires perdus de la République ». Nos droites et extrême-droites communiquent très bien, et nos gauches se rencontrent souvent : tout ce beau monde sait bien que nos deux pays sont, de bien des manières, dans le même bateau. Les soulèvements futurs qui partiront à l’assaut des structures de domination de l’un des deux pays ne taperont probablement pas très loin des structures de l’autre.
Cette proximité entre Israël et la France peut donc nous permettre, en luttant au côté des palestinien-ne-s, d’affronter la structure post-coloniale et la structure de classe de nos sociétés. Récemment, qu’on veuille se dire « indigène » ou pas, il est devenu de plus en plus compliqué de nier le rôle fondamental que joue le racisme et les politiques néo-coloniales jouent dans la société française. Les émeutes de 2005 ont forcé à écouter, ont manifesté très concrètement le fait qu’il y avait indéniablement un problème. Le délire politique et médiatique autour du « voile » et de « l’islam » a d’abord fonctionné comme cache-sexe pour des politiques racistes, mais, petit à petit, même ce cache-sexe a fini par tomber. Quand Guéant parle « d’identité », que Marine Le Pen fait campagne sur la nécessité d’une « Assemblée vraiment nationale », tout le monde sait maintenant de quoi il et elle parlent. Ce cache-sexe a fini par tomber de la même manière que le consensus autour d’Israël et de sa politique a commencé à s’effriter : par des luttes quotidiennes et déterminées contre les violences policières, contre les lois discriminatoires, … Ces luttes françaises et ces luttes palestiniennes se renforcent mutuellement : une fois que la réalité des politiques racistes est rendue visible à un endroit, elle devient cruellement évidente ailleurs, même si leur intensité n’est pas la même d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée.
J’irais même plus loin en disant que la solidarité avec les palestinien-ne-s nous apporte un décentrage. Si le Printemps Arabe a prouvé quelque chose, c’est bien qu’un vent politique nouveau souffle au Moyen-Orient. Ce vent nouveau vient, certes, du Moyen-Orient, mais il ne s’arrête absolument pas aux frontières de la Syrie ou de la Tunisie. Israël, Grèce, Espagne, États-Unis, … de nouveaux mouvements se multiplient, dépassent largement les limites des pays arabes et utilisent tous des symboles, des tactiques de luttes et des revendications fortement inspirées de ce qui a déjà permis de faire chuter plusieurs dictateurs. En ce moment, ce qu’il y a de nouveau et de pertinent politiquement ne se construit pas souvent en Europe, et encore moins souvent dans les vieux pays dominants de l’Europe de l’Ouest. Les vieux rapports coloniaux se défont progressivement et le centre révolutionnaire du monde n’est plus l’Occident, et l’Occident lui-même ne semble plus vraiment savoir où il veut aller. Dans ce contexte, la connexion historique entre les luttes régionales du Moyen-Orient et les luttes palestiniennes, qui fait que la Palestine et la région qui l’entourent bougent très souvent en même temps, prend un sens nouveau : à travers la place Tahrir, c’est aussi la Palestine qui s’invite politiquement un peu partout dans le monde. A travers la Palestine, c’est aussi le Printemps Arabe qui nous invite à partir apprendre ailleurs que dans notre traditionnelle Europe, à aller chercher, pour une fois, les outils théoriques et pratiques dont nous avons besoin, sans attendre qu’ils viennent à nous et qu’ils viennent de chez nous.
La Palestine s’invite politiquement en nous posant des questions, des questions qui peuvent paraître spécifiquement palestiniennes, mais qui nous obligent en réalité à réfléchir, à nous remettre en cause, à nous confronter à des difficultés qu’on aurait tendance à vouloir éluder. BDS remet en question notre rôle habituel dans la solidarité internationale en nous amenant à interroger nos propres institutions sur leur coopération avec la politique israélienne. La stratégie israélienne autour des « droits des femmes menacés par les islamistes du Hamas » nous oblige à réfléchir au fonctionnement actuel du patriarcat, en France et en Israël comme en Palestine, à abandonner des discours simplistes et paternalistes qui reposent sur le fait de croire avoir dépassé les dominations de genre. Le « pinkwashing » pratiqué par Israël oblige à se poser la question de l’homonationalisme, de l’ambiguïté qui existe dans les « acquis » de certaines luttes passées. La résistance palestinienne et son histoire, avec ou sans armes, nous obliger à dépasser l’idéologie de la non-violence qui imprègne une bonne partie des mouvement sociaux en France et à parler de la légitimité de la résistance et de la diversité des moyens d’action.
C’est là que tous les discours moralisateurs sur « les dangers de l’importation du conflit en France » tombent à plat. Il n’y a rien à « importer », la Palestine est déjà ici au quotidien, parce que les questions qu’elle amène peuvent de moins en moins être contournées, qu’il devient de plus en plus évident qu’il n’y aura pas de justice là-bas sans changement radical ici, et inversement. C’est pour ça que je suis solidaire avec les palestinien-ne-s, pour apprendre d’elles et eux, pour pouvoir participer aux débats incroyablement pertinents qui traversent leurs mouvements, pour pouvoir me nourrir de cette richesse politique. Je suis solidaire avec les palestinien-ne-s parce que je sais que si leur monde ne change pas, mon monde ne changera pas non plus, et que leur monde ne changera que si mon monde change.
Trouvé sur Murmures