Ainsi, si l’on résume facilement, une époque a ses paradoxes. La nôtre est que ce qu’on nomme « notre mode de vie » coïncide également avec une autodestruction certaine.
Nos contemporains ruminent alors dans ces deux paradoxes : accepter les règles de la vie actuelle revient à s’autodétruire dans un sentiment de solitude assez inédit. Néanmoins : l’année 2016 a vu une tentative assez intense de briser ces deux paradoxes.
Cependant, le gouvernement triompha. Plus que cela, le désir de gouverner sembla encore suffisamment important dans une fraction quasiment majeure des contestataires. C’est qu’il y a derrière tout cela, la volonté politique d’un gouvernement toujours plus juste.
Ce ne fut guère du goût de tout le monde, et certains, prenant acte de cela, décrétèrent après le mouvement, qu’il s’agissait d’être ingouvernable. En effet, ces derniers temps, des murs aux toilettes, des tracts aux twitters, on voit une formule se généraliser : « génération ingouvernable ».
A la manière de Bataille, affirmant lors de la première parution de la revue Acéphale (1936) : « Il est temps d’abandonner le monde des civilisés et sa lumière. Il est trop tard pour tenir à être raisonnable et instruit — ce qui a mené à une vie sans attrait. Secrètement ou non, il est nécessaire de devenir tout autres ou de cesser d’être. », « les ingouvernables » appellent en effet à déserter les lumières de la civilisation.
Pourquoi ?
Derrière cet efficace mot d’ordre se cache en vérité un entrelacs métaphysique incroyablement subtil, à l’image de notre époque. Ingouvernable nomme quelque chose d’extrêmement précis : le refus d’être gouverné et de gouverner. Qu’est-ce qu’être gouverné ? C’est être conduit, de gré ou de force. En effet, toutes les figures sociales existent pour dire quoi faire et ne pas faire, comment, dans quel contexte, par quels moyens et formes. Professeur, médecin, policiers, juges, administrateurs de toute sorte, travailleurs sociaux, animateurs, vendeurs, tous ont pour objet un sujet à gouverner : étudiant, patient, délinquants, administrés, enfants et clients.
Il n’est aucun rapport social qui ne se passe d’une manière de conduire, gouverner. On peut même affirmer qu’en démocratie, toute figure de l’autorité tire sa source de pouvoir de sa capacité à gouverner. C’est également l’éthos même du manager, cette figure si diffuse et omniprésente actuellement.
En cela les élections sont la réactualisation sur la plus grande échelle possible de ce principe de conduite. Et chaque candidat y va de sa démonstration quant à sa capacité à conduire les hommes. Il n’est pas sans dire qu’une des principales raisons de la crise du régime électif est qu’aucun prétendant n’arrive à reproduire cette figure du bon gouverneur, tant les scandales et la pauvreté morale sont hauts.
Génération ingouvernable est irréductiblement négative. Il reste cependant une angoisse première. Affirmer une négativité ne semble pas suffire, et se dire ingouvernable ne pose en vérité pas grand-chose de positif.
Pourquoi le communisme a fonctionné (et continuait de fonctionner quand il ne restait plus rien qu’un pays ayant massacré ses paysans, annexé ses pays limitrophes et détruit ses alliés les plus proches) ? Parce qu’il y avait d’un côté une critique radicale du monde avec, de l’autre, une promesse à un meilleur gouvernement des hommes. D’un côté une négation absolue des conditions de vie et de l’autre la capacité à rendre possible et plausible le Salut de ce monde par un meilleur gouvernement.
Lors des grands projets politique (du communisme au fascisme en passant par l’anarchisme), aucun n’aurait eu l’idée de se déclarer « ingouvernable », car tous se basaient sur un fait naturalisé : vivre en société est apprendre à gouverner et se gouverner. Le communisme même se basait sur l’idée qu’un jour, les gouvernés gouverneraient.
Ingouvernable renoue avec une critique encore plus profonde et souterraine de l’occident : ingouvernable refuse l’appareil multimillénaire du gouvernement. Appareil qui s’est répandu et naturalisé jusqu’à devenir constituant de la vie biologique en occident. « De tout temps, les hommes ont gouverné. » nous dit-on. C’est donc avec sérieux qu’il faut reprendre cette phrase de Bataille : « secrètement ou non, il est nécessaire de devenir tout autres ou de cesser d’être ». Ce qui apparaît mystique en 1936 devient un bon-sens quatre-vingts ans plus tard. Entre-temps : l’évidence de la fin de tout monde et l’impossibilité (ou l’échec) pour toutes les formes de projet politique d’ériger une promesse de monde meilleur.
Que nous reste-t-il, à nous, ingouvernable, refusant un appareil de comportement élaboré dans la Grèce Antique, passé aux mains des romains puis de l’Église, qui en a généralisé l’usage jusque dans les plus petits détails pendant mille ans, et dont l’époque sécularisée en est encore dépositaire ?
Que nous reste-t-il, à nous, orphelins des grands projets politiques de gouvernement des hommes et des choses, dans lesquels se cristallisaient les promesses de meilleurs temps ?
Il nous reste cette incroyable chance, à savoir que le refus d’un quelconque « gouvernement » revient à rendre possible un dépassement inédit. Abandonner le cadre classique de la politique comme le substrat des rapports entre gouvernés et gouvernants (peu importe si c’est la dictature du prolétariat, la fédération anarchiste, la véritable assemblée constituante ou encore le Peuple qui gouverne) nous libère en retour d’un souci multimillénaire : le fait que nous devons, comme animal politique, gouverner, représenter, gérer, bref, produire une forme pénible et douloureuse de vie commune dont Nuit Debout nous a donné un avant-goût.
Amis ingouvernables, n’angoissez pas de ne savoir quoi dire lorsque l’on vous demande « mais alors, que proposez-vous ? », car ce que permet cette nouvelle manière de se penser est inédite. Ingouvernables, c’est un ressac métaphysique de la crise des gouvernements, qui les affecte indifféremment, qu’ils soient dictatorial, démocratique ou semi-autoritaire. Le reste, la positivité, est avant tout ce qui doit se construire sans ce désir d’administrer. Tout un nouveau monde dont les graines tentent d’éclore dramatiquement partout sur le globe. C’est pour cela qu’« ingouvernable » englobe la totalité des luttes. Partout, la chute (et le désir de chute) des gouvernements ouvre soudainement un monde qu’on n’aurait jamais pensé.
Il n’est pas rien de détruire cet incroyable maillage de dispositifs, de contrôle, d’influences et de conduites, que représente un gouvernement démocratique en pleine puissance. On a même la sensation que c’est la condition première à l’ouverture du champ des possibles. Alors, « génération ingouvernable », simplement, la génération qui ne pense plus que gouverner soit la solution. Un curieux mutisme envers tout ce qui possède encore ce désir couplé d’une volonté sans faille de s’allier, par-delà toute forme de différence, avec ceux dont la rupture métaphysique avec le gouvernement est consumée.
Gouverner ou ne pas gouverner, telle est la question.