#MeToo doit éviter le féminisme carcéral – Alex Press

À partir du contexte étatsunien, cet article revient sur la notion de féminisme carcéral. Toute survivante de violence sexuelle peut utiliser le système de la justice pénale pour obtenir justice, la sécurité ou une indemnisation si elle le souhaite. Toutefois, en tant que mouvement, nous devrions prioriser les revendications susceptibles d’empêcher la violence sexuelle avant qu’elle ne se produise, d’aider les survivantes à quitter les environnements violents et de lever les nombreux obstacles qui obligent les femmes à rester silencieuses.

Un article sur #Metoo et le féminisme carcéral, écrit il y a un an par Alex Press (rédactrice adjointe de la revue Jacobin et doctorante en sociologie à la Northeastern University), dont la traduction en français vient d’être publiée [1] [2].

« Notre Constitution n’autorise pas les châtiments cruels et non conventionnels. Si elle les autorisait… Je permettrais à une ou plusieurs personnes de lui faire ce qu’il a fait à d’autres. » Ces mots sont ceux de la juge Rosemarie Aquilina, qui a présidé le débat pour déterminer la peine de Larry Nassar, le médecin qui a plaidé coupable et reconnu avoir agressé des gymnastes américain·e·s placé·e·s sous sa responsabilité.

De nombreuses voix ont laissé entendre que si les propos d’Aquilina étaient déplacés venant d’une magistrate, il semble difficile de la blâmer d’avoir été dégoûtée par les actes de Nassar. Et ce d’autant plus qu’aux États-Unis près des deux tiers des agressions sexuelles ne sont pas rapportées à la police et 994 violeurs sur 1 000 se promènent librement. Nassar est l’un des rares à ne pas y avoir échappé.

Mais la référence à peine dissimulée d’Aquilina au viol en prison — un phénomène de masse [3] que subissent selon les estimations [4] environ 200 000 personnes chaque année — attire notre attention sur une tension dans le moment #MeToo [5] : sa relation au système de la justice pénale.

Le changement institutionnel est plus lent que le rythme de l’actualité, et il reste à voir quels efforts émergeront du moment post-Weinstein [6]. Le développement le plus visible est Time’s Up, un programme lancé par des femmes à Hollywood, qui permettra de collecter des fonds pour que les femmes de la classe ouvrière confrontées à des agressions sexuelles sur leur lieu de travail puissent engager des poursuites. Même si les victimes qui souhaitent obtenir justice devant les tribunaux doivent le faire, comme l’a déclaré Jane McAlevey, auteure de No Shortcuts : Organizing for Power in the New Gilded Age, « les poursuites judiciaires ne font pas une stratégie ».

Diriger l’énergie du mouvement vers la justice pénale ne construit pas le pouvoir nécessaire pour mettre fin à la violence sexuelle : cela fait de nous des alliées d’un système incompatible avec la libération.

Il est vrai que les débats sur la prison n’ont occupé qu’une place très mineure dans les discussions sur les violences sexuelles. Mais les appels à étendre la criminalisation, sous la bannière #MeToo, poussent déjà les législateurs à agir. En France, selon le Guardian [7], un projet de loi faisant l’objet de débats prévoit, outre l’instauration d’un âge de consentement, « la possibilité pour la police de verbaliser des actes sexistes quotidiens tels que des sifflements et des commentaires sur l’apparence physique dans la rue ».

La BBC [8] rapporte que des amendes peuvent également être infligées pour les compliments — pas seulement le fait d’importuner. L’auteure du projet de loi [9], la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations Marlène Schiappa, cite [10] #BalanceTonPorc, l’homologue français de #MeToo, comme source d’inspiration de l’initiative.

Et la France n’est pas la seule à goûter au féminisme centré sur l’aspect carcéral. Comme le rapportait le New York Times en octobre 2017 [11], « En Europe, plusieurs pays ont pris des mesures pour criminaliser le harcèlement sexuel. » En 2014, par exemple, la Belgique « a introduit des sanctions, notamment une peine d’un an de prison pour le fait d’exprimer du mépris envers une personne en raison de son genre ».

Les États-Unis incarcèrent des personnes — et en particulier des Noirs et des personnes de couleur — dans des proportions incomparables [12], et notre président approuve et relaie des explications racistes des problèmes sociaux [13]. Si nous criminalisons les comportements dénoncés par le mouvement #MeToo — ceux qui ne sont pas déjà des crimes — nous nous retrouverons avec des définitions plus larges du harcèlement sexuel et des agressions. L’accent sera mis en conséquence sur une plus grande application des lois existantes. Et nous savons ce que cela signifie : enfermer encore plus de gens pauvres et personnes issues des classes populaires, même si ce sont souvent ceux qui sont au pouvoir qui sont les pires auteurs de violences.

Pourquoi utiliser la police et les prisons pour résoudre le problème de la violence sexuelle est une erreur.

Le « féminisme carcéral » désigne le recours aux services de police, aux poursuites judiciaires et à l’emprisonnement pour résoudre les violences sexuelles ou liées au genre. L’une de ses premières manifestations fut la loi de 1885 sur la modification du droit pénal (Criminal Law Amendment Act) au Royaume-Uni. La loi répondait [14] aux inquiétudes du public, fondées sur de maigres preuves, sur les filles britanniques piégées dans le trafic sexuel, en relevant l’âge légal du consentement et en réprimant « l’indécence flagrante » – ce qui, en l’occurrence, donnait également au gouvernement un moyen plus efficace d’arrêter les hommes suspectés d’être homosexuels. (La loi est restée célèbre comme celle en vertu de laquelle Oscar Wilde a été condamné [15].)

La poussée carcérale est apparue dans chacune des trois vagues du féminisme et s’avère particulièrement visible chez les soi-disant « abolitionnistes [16] » en matière de travail sexuel, qui s’opposent à la décriminalisation du travail sexuel et défendent la criminalisation de l’achat de services sexuels. Bien que destinée à aider les travailleuses du sexe, cette approche conduit en pratique à séparer des travailleuses de leurs systèmes de soutien et les empêche de gagner leur vie.

Elizabeth Bernstein, professeur de women studies et de sociologie à l’université Barnard, a été la première à utiliser l’expression « féminisme carcéral ». Elle apparaît dans son article [17] de 2007 intitulé « The Sexual Politics of the "New Abolitionism" ».

Elle décrit le féminisme carcéral comme incapable de s’attaquer aux conditions économiques sous-jacentes qui exacerbent la violence sexiste. Le néolibéralisme a, écrit-elle, constitué « un tournant décisif dans les mouvements de revendication féministes qui étaient précédemment organisés autour de luttes pour la justice économique et la libération ». Au lieu de faire pression pour faire advenir des conditions préalables à la libération féministe, le « tournant carcéral » limite les horizons féministes à l’individu et au punitif, plutôt qu’au collectif et à la redistribution.

À quoi ressemble le féminisme carcéral dans la pratique ? Dans les années 1970, les recours collectifs intentés [18] par des femmes — aussi bien intentionnés soient-ils — contre des services de police qui ignoraient les appels portant sur de la violence domestique ou fournissaient des services inadéquats ont créé une approche du problème de la violence domestique reposant de manière excessive sur les prisons et les sanctions. Ces actions ont abouti à la loi de 1994 sur la violence contre les femmes, qui figurait dans le plus grand projet de loi sur la criminalité de toute l’histoire des États-Unis. Il s’agissait d’une mesure législative accompagnée d’un budget de 30 milliards de dollars qui, entre autres, prévoyait l’embauche de 100 000 nouveaux policier·ère·s dans tout le pays.

Ce qui est né des efforts du féminisme carcéral pour lutter contre la violence domestique devrait nous concerner tou·te·s. Autre exemple : aujourd’hui, près de la moitié des États ont une loi sur les arrestations obligatoires [19], qui stipule que si une personne appelle les forces de l’ordre pour un cas de violence domestique, la police est obligée d’arrêter quelqu’un en réponse.

Dans la pratique, cela conduit parfois à l’arrestation de victimes [20]. La décision est basée sur la perception que l’agent·e se fait de la situation, ainsi que sur le dossier que la police peut avoir sur la victime ou l’auteur. Cependant, les points de vue des officier·ère·s peuvent être biaisés : selon des études, au moins 40% des familles de policiers subissent des violences domestiques, soit nettement plus que les 10% de familles dans le même cas au sein de la totalité de la population, selon le National Center for Women and Policing.

De plus, il existe des preuves de la récurrence [21] de viols et d’agressions sexuelles [22] commis par des agents de police contre les personnes qu’ils arrêtent. Les comportements sexuels abusifs sont la deuxième forme de mauvais comportement de la police la plus souvent signalée [23]. (Une enquête [24] menée en 2015 par le Buffalo News a conclu qu’un policier est accusé de comportement sexuel abusif tous les cinq jours). Compte tenu de ces statistiques, habiliter la police à statuer sur la violence domestique est indéfendable.

Le seul fait d’appeler le numéro de secours 911 lui-même peut ruiner la vie d’une victime. Matthew Desmond, sociologue de Princeton, décrit dans son livre Evicted la façon dont des locataires sont souvent forcées de quitter leurs domiciles pour avoir passé des appels au 911 au sujet de la violence domestique, les propriétaires se servant souvent d’appels à la police relatifs à leur propriété (quel que soit l’objet des appels) comme motif d’expulsion. De plus, les ordonnances sur les « nuisances » permettent à la police de punir les propriétaires si trop d’appels au 911 sont passés depuis leurs propriétés. On demande parfois aux propriétaires d’expulser la personne à l’origine des appels, même si cette personne est une victime de violence domestique qui utilise le 911 comme une bouée de sauvetage.

Ce n’est pas que la loi contre les violences faites aux femmes, ou les actions des survivantes qui demandent l’aide de l’État soient mauvaises ou erronées. Le problème réside plutôt dans le fait que les efforts visant à trouver des solutions aux problèmes sociaux au moyen de solutions carcérales étouffent les appels à la justice sociale et économique. Victoria Law, auteure de Resistance Behind Bars : The Struggles of Incarcerated Women, remarque : « Les politicien·ne·s et de nombreuses autres personnes qui ont plaidé en faveur de la loi contre les violences faites aux femmes ont ignoré les contraintes économiques qui empêchaient de nombreuses femmes de quitter des relations violente.s. »

Peu après que Bill Clinton eut promulgué la loi contre les violences faites aux femmes, le président a tenu sa promesse de « mettre fin à l’aide sociale telle que nous la connaissons ». Sa loi sur la responsabilité personnelle et l’opportunité de travailler de 1996 fixait des limites de temps et des exigences de travail pour la perception de l’aide sociale, tout en interdisant l’accès à divers aides sociales aux personnes potentiellement éligibles reconnues coupables de crimes liés à la drogue. Plutôt que de chercher à fournir aux victimes de violence domestique des moyens d’échapper aux situations d’abus — tels que le financement du logement social et du filet de sécurité de la sécurité sociale — le gouvernement Clinton a mis l’accent sur la punition des agresseurs en tant que priorité féministe, même si elle fragilisait de nombreuses femmes de la classe ouvrière bénéficiant de l’aide sociale.

Beaucoup de celles que l’on pourrait qualifier de féministes carcérales rejettent [25] l’étiquette comme étant injustifiée. Aujourd’hui, la plupart des progressistes autoproclamé·e·s reconnaissent les problèmes de notre système de justice pénale. Et il est indéniable que ce sont souvent des acteur·rice·s étatiques, et non les féministes, qui sont les plus enclin·e·s à voir dans l’incarcération la solution à tous nos problèmes sociaux.

Mais en tant que mouvement, il nous appartient de connaître l’histoire déplorable de l’incorporation du féminisme dans le système de justice pénale si nous voulons éviter de laisser nos paroles et nos actions être utilisées pour justifier des politiques auxquelles nous nous opposons.

Les féministes doivent se concentrer sur les solutions économiques redistributives.

Nous savons maintenant que les lois sont appliquées de manière inégale dans ce pays. Bien que Harvey Weinstein soit poursuivi, ses puissants homologues — le nombre inconnu de traders de Wall Street, de dirigeants de médias et de décideurs politiques qui ont commis des agressions moins bien documentées — ne sont pas ceux qui seront entraînés dans le système de la justice pénale. Au lieu de cela, ce seront les pauvres et la classe ouvrière — en particulier les personnes de couleur — qui en souffriront pendant que des féministes célèbrent l’application de lois qui offrent à la police une excuse supplémentaire pour la violence et le harcèlement.

Nous devons être précis·e·s dans notre désignation de ce qui est à la base de ce fléau : le pouvoir. Le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles sont omniprésents dans notre société où une richesse extravagante côtoie une pauvreté absolue systémique. Non, la société la plus égalitaire sur Terre ne sera pas entièrement exempte de violence interpersonnelle, cependant, elle donnera beaucoup moins de pouvoir structurel aux auteurs de violences. Pour réduire cette violence, nous devons réduire les inégalités.

Cela signifie redistribuer la richesse afin que personne ne puisse connaître l’immunité dont Weinstein a joui pendant des décennies. Cela signifie élargir le filet de sécurité sociale afin que les survivantes ne doivent [26] pas rester avec des agresseurs [27]. Cela implique de dissocier les soins de santé [28] du statut professionnel de sorte que l’accès aux soins de santé ne dépende pas du fait de rester dans un lieu de travail oppressif. Cela signifie l’octroi de la citoyenneté aux sans-papiers afin que les contrôleurs ne puissent pas menacer les plus vulnérables parmi nous d’expulsion pour obtenir leur consentement. Et cela signifie renforcer les syndicats [29], afin que les travailleuses aient un recours contre les représailles pour avoir fait entendre leurs voix.

Toute survivante de violence sexuelle peut utiliser le système de la justice pénale pour obtenir justice, la sécurité ou une indemnisation si elle le souhaite. Toutefois, en tant que mouvement, nous devrions prioriser les revendications susceptibles d’empêcher la violence sexuelle avant qu’elle ne se produise, d’aider les survivantes à quitter les environnements violents et de lever les nombreux obstacles qui obligent les femmes à rester silencieuses. Si une féministe carcérale [30] telle que la juge Aquilina ne peut envisager une justice qui n’engendre pas plus de violence, nous, nous le pouvons.

Notes

[9Adopté depuis (NDT)

Mots-clefs : anti-carcéral | répression | prison

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