Depuis son essor, le monde militant a été soucieux de célébrer sa mémoire. Ces célébrations vont de la simple brochure au recueillement quasi-religieux, en passant par des publications de divers formats. Certains militants s’y consacrent de façon quasi exclusive. Les organisations consacrent parfois des mandats ou des postes spécifiquement dédiés à cette question. On les appelle les « militants de mémoire ».
En mai dernier, le Panthéon ouvrait ses portes pour accueillir les résistant.es Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette et Germaine Tillion ainsi que le ministre Jean Zay [1].
C’est à ce moment que nous avons entendu le nom de Martha Desrumaux, nom qui nous était connu mais pas familier. Une association des Hauts-de-France proposait en effet que sa dépouille soit elle aussi transférée au Panthéon, une manière de rendre hommage au prolétariat et à la classe ouvrière dont elle était issue.
Nous nous sommes intéressées aux travaux publiés sur elle par une maison d’édition lilloise, répondant au doux nom de Geai Bleu éditions, dont le but est de « faire connaître, découvrir ou redécouvrir l’histoire du mouvement social ». Très rapidement, il apparaît que le-dit mouvement social se résume à être l’histoire du mouvement ouvrier communiste, comme le montrent les nombreux ouvrages publié sur le sujet [2], en lien avec la Résistance et la déportation. À ce titre, les éditeurs ont publiés de nombreuses biographies de militant.es, renouant avec une tradition du mouvement ouvrier qui est de faire connaître « les grands noms » de ceux qui ont contribué à le faire progresser.
Nous nous sommes donc tout particulièrement intéressées au livre rendant hommage à Martha Desrumaux [3]. En plus d’un livre biographique la vie de cette dernière fait l’objet de plusieurs expositions, de conférences, d’articles et d’une campagne politique de panthéonisation, le tout étant essentiellement mis en œuvre par Pierre Outteryck et par Laurence Dubois, gérante de la maison d’édition et présidente de l’Association des ami.e.s de Martha Desrumaux [4].
Née en octobre 1897 à Comines dans le Nord, Martha Desrumaux est rapidement plongée dans le monde du travail : bonne à 10 ans, à 12 ans ouvrière à Comines, puis à Lyon durant la Première Guerre mondiale, elle grandit au sein d’un prolétariat essentiellement ouvrier. Très jeune, elle organise une grève avant de se syndiquer et de progressivement monter les échelons de la hiérarchie syndicale, d’abord au sein de la CGT-U, puis de la CGT et du PCF. Organisatrice de nombreuses grèves et mobilisations durant la première moitié du XXe siècle, elle gagnera d’abord une autorité par son activité syndicale, puis deviendra la seule femme ouvrière à accéder à un poste à l’exécutif national du PCF, tout comme elle sera la seule femme déléguée aux accords de Matignon en 1936.
En ce sens, elle fait figure d’exception : en effet, l’ouvriérisation du Parti communiste ne s’est que très peu concrétisée au niveau des femmes. Les études de Bernard Pudal et de Claude Pennetier [5] sur les biographies de militants communistes montrent que les femmes ouvrières sont très peu mises en avant : freinées par leur genre et par leur origines sociales, elles ne se voient confier que peu de fonctions à hautes responsabilités. Son engagement politique et syndical, son rôle dans la Résistance dans le Nord, qui lui valut d’ailleurs d’être arrêtée puis déportée à Ravensbrück, font de Martha Desrumaux une des figures féminine les plus importantes de l’histoire du PCF et de la CGT.
Si l’histoire de cette femme mérite à la fois d’être connue et l’engouement que la campagne suscite, elle est autrement plus complexe que le joyeux mythe qui nous est rapporté par Pierre Outteryck. Nous voudrions cependant souligner que le flou autour de ces complexités est rendu plausible par et à cause d’un souci méthodologique. Non que l’ouvrage soit incomplet, mais il exclut tout un ensemble d’éléments afin de ne pas ternir l’image et l’histoire du PCF.
Le “travail scientifique de l’historien”
Une des premières choses qui saute aux yeux à la lecture de l’ouvrage est le ton général employé par l’auteur. En effet, l’utilisation régulière de ponctuations variées donne à l’ensemble une teinte plus proche de la narration orale. Beaucoup de termes utilisés par P. Outteryck sont du registre de l’affect, ce qui renforce le côté dramatique et romancé de son travail. L’utilisation récurrente d’un présent de narration mettant en scène les situations renforce le côté extrêmement subjectif du récit, qui ne peut donc plus être simplement perçu comme un travail de recherche. C’est d’ailleurs bel et bien la volonté de l’auteur, qui en introduction indique ne pas « juste se contenter du travail scientifique de l’historien » mais bien de faire « vivre le personnage de Martha » à travers les entretiens réalisés et d’autres travaux de recherche. Cet entre-deux aurait pu être acceptable si le côté « scientifique » de la démarche avait été respecté par l’auteur…
En effet, le livre de P. Outteryck présente d’importants problèmes de contextualisation. Si le travail autour de Martha Desrumaux est riche en dates et en événements, il ne permet pas de comprendre expressément le contexte politique interne du Parti communiste dans lequel le personnage évolue. Outre le contexte socio-historique, M. Desrumaux progresse dans un mouvement politique en constante évolution idéologique. On ne peut se pencher sur l’histoire du PCF sans se soucier des nombreux débats qui l’ont traversé, ni sur ses changements internes, ses prises de positions, ses rapports très ténus avec l’URSS... Ce qui est problématique, c’est qu’on ne situe que très peu M. Desrumaux dans ces débats, alors qu’elle a nécessairement dû y prendre part.
Autre exemple sur la thématique féministe : dès le titre de l’ouvrage, on apprend que Desrumaux était féministe. Si aujourd’hui nous pouvons relier la défense de la condition du travail des femmes à la question féministe, cela ne l’était pas à l’époque et elle-même ne se reconnaissait pas dans cette qualification [6]. En qualifiant Desrumaux de féministe, Pierre Outteryck commet un anachronisme flagrant : en confondant la nature passée et présente du féminisme, il produit un contresens historique qui renforce le mythe avant-gardiste de Desrumaux et plus largement celui du PCF.
Nous ne remettons pas en cause la participation des personnes aux événements, mais les sentiments ou les réactions que leur prête P. Outteryck. Non seulement cela n’est pas justifié dans le cadre d’un travail historique, plus encore cela renforce l’affect du lecteur vis-à-vis de ces personnes et de leurs actions, encore une fois au détriment des faits. Ce qui est plus grave lorsque l’on s’aperçoit que la thématique du pacte germano-soviétique n’est que brièvement évoquée, ou que l’auteur se permet d’affirmer que les États-Unis sont les seuls responsables de la Guerre froide [7]. Pas un mot sur les procès de Moscou, ni sur la famine en Ukraine qui sévissait pourtant au début des années 1930, lors des années de formation moscovites de M. Desrumaux. Passant sous silence la réelle nature de la dictature stalinienne, P. Outteryck se contente d’évoquer les problèmes du quotidien soviétique, tout en les relativisant par comparaison avec la situation en France... [8] Tout au plus il sera fait mention du « dogmatisme stalinien », mais l’affaire s’arrête là. Ne parlons pas non plus des autres courants politiques ou idéologiques à gauche du PCF, complètement inexistants.
Au fil de notre lecture, nous avons également noté que si l’ouvrage est enrichi de documents archivistiques, ils ne servent pas tant de preuves scientifiques que de documents pour illustrer les propos de son auteur. Si nous ne pouvons nier la part de subjectivité même dans les travaux scientifiques, ce qui les différencient du roman est le travail qui consiste à définir une méthodologie. Au final, puisque le cheminement intellectuel et la preuve scientifique n’y sont pas vraiment, nous sommes donc obligées de croire ce que l’on nous met sous les yeux…
Le livre présente également un problème de structuration : l’histoire de Martha Desrumaux n’est en effet rapportée qu’en partie, sans que cela ne soit justifié. Il ne s’agit pas seulement de parler de son parcours militant, puisque l’enfance de M. Desrumaux fait l’objet d’un chapitre qui évoque le parcours de son père, également militant, l’extraction ouvrière du personnage et ses premiers pas à la CGT et au PCF. Parlant de l’enfance, il s’agit de rendre naturel son penchant pour le camp progressiste et sa capacité à rassembler autour d’elle, comme si cela était inné. Une façon de dire qu’elle a toujours été méritante et que c’est normal qu’elle le soit devenue.
En revanche, la fin de la vie de Desrumaux n’est pratiquement pas évoquée. Après son retour des camps de concentration, il n’y a que très peu d’explications ou d’informations sur la fin de sa carrière politique ou de ses activités syndicales. Après avoir exercé un court mandat de députée (faisant d’elle l’une des premières femmes à accéder à cette fonction) et un mandat d’adjointe à la ville de Lille, elle finit par abandonner ses responsabilités au fur et à mesure. Les raisons qui ont poussé à ces choix ne sont pas explicitées et Desrumaux elle-même a fait en sorte de ne laisser que très peu de traces...
Enjeux de mémoire
La mémoire telle que la définit Pierre Nora est à différencier de l’Histoire. La mémoire est basée sur des a priori historiques dont le résultat découle de la réappropriation des groupes sociaux qui s’en saisissent et qui évoluent de manière permanente. La mémoire est une subjectivisation ou une réappropriation de l’Histoire : elle est transmise, c’est-à-dire réinterprétée au vue de l’actualité présente. À ce titre, on pourrait affirmer que loin d’être un historien, Pierre Outtercyk effectue un travail de mémoire. Or, nous ne pouvons également pas lui décerner ce titre, car la mémoire qu’il fait passer est volontairement tronquée. Ce faisant, il contribue à établir une histoire lissée et propre d’un personne sans nuance, une héroïne de propagande « digne représentante de la classe ouvrière et de la Révolution ». Sans parler de son penchant très marqué pour un révisionnisme de gauche prêt à passer sous silence ou à absoudre n’importe quel dirigeant, pour peu qu’il soit communiste. De fait, dans son écrit, il exclut tout propos qui pourrait entacher le Parti communiste.
Ainsi pour Pierre Outteryck, la nécessité de faire connaître la mémoire de Martha Desrumaux se confond avec la promotion d’une idéologie politique et de sa réhabilitation historique, celle d’un Parti communiste hégémonique dans le mouvement ouvrier. La critique elle-même se confond avec un affront politique qui ne laisse aucune place au débat. Que se passera t-il lorsque que d’autres s’attelleront à rendre publique une mémoire privatisée par le soucis de P. Outteryck de faire la part belle à son parti et à son histoire ?
Si nous avons commencé la rédaction de cet article, c’est que nous nous sommes rendues compte que l’histoire de Martha Desrumaux telle que présentée par P. Outteryck réduisait le personnage à un mythe. Or il paraît difficile de se réapproprier une figure, tant sur le plan personnel qu’historique. Pourtant, d’autres travaux apparaissent régulièrement et traitent autrement du sujet [9]. S’intéresser à M. Desrumaux, c’est s’intéresser à une part non négligeable de la complexité d’un mouvement ouvrier communiste qui fut longtemps hégémonique, comprendre ses travers, ses enjeux idéologiques et de pouvoir dans le siècle des totalitarismes. C’est ce que semble nier Pierre Outteryck qui loin d’être un historien fait surtout de l’Histoire son fond de commerce.