Retournons le 29 novembre 2015. Ce fut ma première manifestation. Ce fut également la première manifestation interdite grâce à l’état d’urgence. La COP 21 s’ouvrant, le gouvernement ne pouvait souffrir qu’une marche mondiale pour le climat contrecarre son discours officiel et profita prestement de l’excuse terroriste pour réduire au silence les oppositions. Malgré tout, nous nous retrouvâmes plusieurs milliers de téméraires place de la République pour braver l’état d’urgence, considérant que la défense de nos libertés valait mieux qu’une glissade dangereuse le long de la pente sécuritaire et autoritaire.
L’issue de la manifestation : les manifestant·e·s pris·e·s en tenaille par les CRS qui demandent leur dispersion en projetant des grenades lacrymogène au milieu de la foule, la nasse d’une partie arbitraire du cortège, les gardes à vue, et, le soir même dans les médias, les « casseurs encagoulés et vêtus de noir ». Si cela semble aujourd’hui banal, c’était la première fois depuis longtemps que la répression policière des luttes sociales, jusque là réservée aux militant·e·s des zones éloignées des regards, s’abattait de manière aussi spectaculaire et violente en plein Paris. L’enjeu de l’opération était clair : dissuader les opposant·e·s les moins hardi·e·s, tout en soulignant que la violence de quelques-un·e·s nuisait aux revendications de l’ensemble. La tactique maintenant éprouvée fut réutilisée systématiquement lors des luttes contre la loi El-Khomri, puis contre les ordonnances Travail, et l’est toujours aujourd’hui lors des luttes contre la politique de destruction globale de Macron.
Cette manifestation de novembre 2015 avait toutefois une particularité : une extrêmement faible présence voire absence complète d’organisations syndicales ou politiques, mais énormément d’individu·e·s uni·e·s pour défendre la même cause : en bref, toute la manifestation était un cortège de tête.
Depuis, à chaque manifestation, naturellement, je rejoins le cortège de tête. Et à chaque manifestation, je vois ce cortège de tête s’agrandir, rejoint par les déçu·e·s de l’inaction des organisations syndicales et politiques et par celles et ceux ne se reconnaissant en aucune d’entre elles. Il faut reconnaître que nous avons de l’allure : loin du défilé funèbre des sonos, nous avons, en chair et en os, la fanfare invisible qui nous transmet son énergie, les drapeaux et les banderoles créatives qui nous donnent joie et courage, et, pour mettre l’ambiance, le black bloc, toujours prêt à libérer nos rues du capital.
C’est fièrement que je reste quand les CRS chargent et gazent sans discernement
Alors, si je suis non-violent, pourquoi accepterais-je de rester près de ces « violents casseurs encagoulés » ? Parce que, que j’approuve ou non leur méthode, nous avons le même combat : en finir avec l’oppression de quelques-uns et avec le capitalisme qui détruit nos vies, nos sociétés et notre planète. Je n’ai aucune gêne quand, à côté de moi, ielles détruisent des banques expertes de l’évasion fiscale, des entreprises expertes de l’irrespect des droits des travailleurs·euses, et des transnationales expertes des deux à la fois : une broutille au regard de la violence sociale que nous avons à subir en permanence. C’est fièrement que je reste quand les CRS chargent et gazent sans discernement, pour mieux rendre visibles les violences dont ces milices de l’ordre établi se rendent coupables. Il est hors de question de laisser tomber des camarades de lutte qui ont sûrement plus de courage que moi.
Tout le cortège de tête est complice du black bloc.
Collomb a donc raison : je suis complice du black bloc. Bien évidemment. Avec plaisir. Si je finissais dans une nasse ou une garde à vue, auxquelles j’ai jusqu’à présent par hasard échappé, je serai solidaire. Parce que nous devons tous être solidaires face à nos ennemis, qui n’hésitent pas à utiliser le poison de la division entre « bons et mauvais manifestants ». Tout le cortège de tête est complice du black bloc.
Toutefois, si Collomb a raison au fond, sa position est délicate. Si le pouvoir reconnaît qu’il a raison, il devra en tirer les conclusions qui s’imposent, mettre sa menace à exécution, et interdire les manifestations, dévoilant ainsi pleinement sa nature fasciste, et recréant les conditions du 29 novembre 2015 : des manifestations auto-organisées d’individu·e·s déterminé·e·s à lutter contre l’oppression et pour leurs libertés. Et si au contraire il se noie dans sa lâcheté, ce qui est plus que probable, qu’est-ce qui nous empêche de ne plus être à la botte des organisations syndicales et politiques et d’organiser nous-mêmes nos propres manifestations interdites ? Si nous luttons contre cette société, ne suivons pas l’agenda de ceux qui y ont un intérêt !
Dans tous les cas, moi, le manifestant non-violent, je répondrai présent. Et si nous n’avons pour toutes réponses que le mépris et la répression, peut-être ne resterai-je pas non-violent très longtemps.