Le problème, c’est pas les boutiquiers… c’est la boutique.

Nous n’avons rien à attendre des boutiquiers de l’électoralisme : ça, toute personne de bonne foi le sait. Mais qu’avons-nous à proposer d’autre ? Se coordonner ? Coordonner quoi ? A-t-on seulement la moindre énergie à coordonner ?

Contrairement aux apparences, nous vivons actuellement une période de creux : pour nous, la recomposition de la gauche (avec François Hollande…), après avoir eu la naïveté de croire que nous avions été en mesure d’enterrer définitivement le social-libéralisme avec le mouvement contre la Loi Travail, se fait sur fond de la profonde désorganisation du camp révolutionnaire.
Ce dernier n’est pas seulement désorganisé. Il traverse une époque qui a véritablement oublié ce qu’était l’organisation : il faut commencer par se le remémorer. S’organiser, ce n’est ni se coordonner, ni se doter d’un appareil bureaucratique sophistiqué : on peut coordonner des forces désorganisées, et la bureaucratie vient combler un vide dans l’absence d’organisation. S’organiser, c’est bien plutôt trouver une voix collective, pour dire avec cette voix la vérité, et le dire avec suffisamment d’efficacité pour que la vérité vienne désactiver les idées reçues héritées des diverses traditions politiques impertinentes : nous croulons sous la diversité des passéismes, chaque formation militante semble se satisfaire de ressasser les images d’Épinal de révolutions ou de quasi-révolutions du passé, ou de mouvements sociaux fétichisés.
C’est cette désorganisation qui rend si compliquée la tâche de formuler des mots d’ordre pertinents, et pourtant il faut bien commencer par ça pour commencer à s’organiser. Il faut une voix pour dire le mot d’ordre, mais il faut un mot d’ordre pour trouver cette voix. Le mot d’ordre n’est pas un simple slogan, c’est aussi cela que ne comprennent pas les boutiquiers, étant habitués aux publicités électorales. Le mot d’ordre impose d’être conséquent politiquement puisqu’il informe les modalités d’organisation : il donne une direction stratégique puisqu’il résume le cœur de la situation dans laquelle il s’agit d’intervenir.
Mais on se retrouve sans mot d’ordre parce que, ce que cache le clivage électoraliste/anti-électoraliste, c’est que les membres de cette opposition partagent quelque chose en commun : une temporalité. C’est ainsi que les appels d’une partie des anti-électoralistes à sortir du calendrier gouvernemental sonnent abstraits à nos oreilles, et pourtant cette exigence n’est pas fausse à proprement parler. Cette temporalité partagée c’est l’idée que le temps s’accélère : comment agir à temps si le temps s’accélère ? Mais nous nous permettrons de formuler l’hypothèse suivante : ce n’est pas le temps qui s’accélère, c’est nous qui décèlerons. Nous décèlerons parce que la désorganisation nous fait porter derrière nous le corps pesant du « milieu » : nous ne sommes pas portés par une voix, et nous avons le sentiment de n’avoir personne d’autre à qui parler qu’au milieu, alors même que nous ne parlons jamais autant dans le vide que quand nous nous adressons à ce milieu.
Pour dépasser cette expérience du temps, il faut retracer le fil des évènements, en saisir la continuité, pour comprendre le rythme des choses, adopter la bonne cadence stratégique.

La recomposition de la gauche est à l’heure du jour, et elle a de quoi aveugler même les plus honnêtes et les plus bienveillant.es parmi les révolutionnaires. Mais que veut dire « révolutionnaire » ? Beaucoup parmi nous ont eu l’intuition que la question elle-même avait perdu de son évidence, et pourtant elle pend au dessus de nos têtes. Depuis la mort du mouvement ouvrier, la révolution n’a plus la limpidité d’une grève générale, et les hypothèses rivales nagent dans le marécage de l’autonomie et de la post-ultra-gauche : l’hypothèse insurrectionnelle a le mérite d’une certaine lucidité à propos de la situation que nous vivons, et, alors qu’approche le premier anniversaire de la révolte pour Nahel, il est bon de se remémorer le fait que nous avons à peine connu un événement plus puissant matériellement que celui de 2005 ; mais laissée à elle seule, l’hypothèse insurrectionnelle ne nous offre pas davantage qu’un attentisme impuissant.
Si « est révolutionnaire ce qui provoque des révolutions », se dire révolutionnaire sera une provocation, une provocation à l’égard de la gauche : « vous nous avez menti », dira-t-on ; « quand la gauche n’a pas échoué, c’est qu’elle a trahi ». En vérité, la gauche ne ment pas tant que cela : souvent elle dit en avance et avec exactitude ce qu’elle fera, et c’est ainsi qu’une part importante du camp socialiste au vingtième siècle a assumé qu’elle voulait renforcer l’Economie (capitaliste) et moderniser l’État (bourgeois). C’est ainsi que, face au fascisme, qui se donne exactement le même objectif (renforcement de l’Economie et modernisation de l’État) mais qui se donne des moyens différents pour y parvenir, la gauche a su s’adapter : elle a inventé l’antifascisme obsidional, c’est-à-dire qu’elle a voulu se rapporter à elle-même comme une forteresse assiégée par la menace fasciste, une forteresse qu’il fallait défendre, quitte à rentrer dans une temporalité d’urgence et laisser de coté le sens même de toute action politique conséquente : la destruction définitive de l’ennemi, la victoire révolutionnaire du communisme, la transformation totale et absolue de la réalité pour la libération des peuples.
C’est ainsi qu’avec le front populaire, la gauche veut faire oublier la question de la libération du peuple palestinien et ne se gêne pas quand il s‘agit de réemployer les termes de l’antiterrorisme d’État pour qualifier sa résistance effective. En vérité, la gauche, en se protégeant comme une forteresse assiégée, veut protéger l’État et en faire SA forteresse. Le peuple palestinien, ni plus que le peuple kanak ni la jeunesse ghettoïsée de l’hexagone, n’ont leur place dans ce projet. Voilà ce qu’il faut dire si l’on veut commencer à être conséquent. L’inconséquence politique de la gauche est proportionnelle à son moralisme : elle a besoin de ce moralisme pour assumer sa mission : « protéger la démocratie de la menace fasciste ». C’est pourquoi les partisans de la gauche font des yeux ahuris quand on dit à haute voix que c’est la démocratie elle-même qui produit le fascisme.

Prenons un exemple concret pour éclaircir notre propos. Pourquoi l’État allemand a-t-il été si violent à l’égard du mouvement antisioniste, y compris envers ses branches les plus modérées ? La réponse saute aux yeux pour qui se pose véritablement la question : le sionisme n’est pas seulement une lubie idéologique, c’est un élément chevillé au corps de la démocratie allemande dans son existence même, c’est son incontournable condition de possibilité. Le sionisme est le procédé par lequel l’État allemand arrive à faire du nazisme « une affaire du passé », c’est-à-dire à se poser comme le régime politique qui s’est racheté, qui a fait ce qu’il fallait pour rendre possible le business as usual de la démocratie, et qui pour cela a redéfini dans les consciences le nazisme comme une exception historique.
Ce tour de passe-passe est généralisable à l’ensemble des démocraties occidentales dans leurs constitution même : la vérité du fascisme en général, et du colonialisme en général, devait être contournée ; c’est pourquoi la colère des peuples devra tomber sur toutes les démocraties occidentales ; c’est pourquoi la démocratie ne connait pas de rédemption. C’est pourquoi aussi la gauche radicale, quand elle s’approprie la question palestinienne, le fait toujours sur le fond du sionisme inhérent à la démocratie occidentale actuelle qu’elle veut défendre et à ce droit international qu’elle prétend pouvoir utiliser pour défendre la cause palestinienne : c’est sa manière de montrer patte blanche. Quand l’on touche au fondement même des démocraties occidentales, comme a pu le faire à certains moments le mouvement antisioniste récent, alors l’ensemble du spectre politique acceptable au sein de ces démocraties (de la gauche radicale à l’extrême droite) sort de ses gonds. C’est quand la démocratie, alors même qu’elle se présente comme LE régime politique où peuvent s’exprimer les controverses, rencontre une contradiction qu’elle ne peut pas contenir dans le champ du « débat démocratique », qu’elle ne peut pas réduire dans l’inconséquence de l’« opinion personnelle », qu’elle en vient nécessairement à recourir, pour sa survie, à sa propre fascisation.
Ce que nous devons anticiper n’est pas « le retour du fascisme » puisque le fascisme n’a jamais pris fin, il a simplement été absorbé dans les démocraties occidentales (avant d’être transmis ailleurs, comme en Inde, en Indonésie, et en Amérique Latine) : ce qui a été dénommé « contre-révolution néolibérale », c’est le processus par lequel le fascisme a arrêté de s’opposer de manière dichotomique au libéralisme, la façon dont le fascisme est entré en occultation pour travailler de l’intérieur le libéralisme. C’est aussi au terme de ce processus que la gauche a finit par adopter dans son ensemble le social-libéralisme (et, n’en déplaise à la France Insoumise, c’est encore le cas).
C’est ainsi que pendant la Seconde Guerre Mondiale le fascisme européen est, certes, parvenu indirectement à son objectif de modernisation de l’État, mais par delà l’Atlantique, avec le projet Manhattan (programme, impliquant à terme une réorganisation générale de l’État, précurseur de la CIA) et la production de la bombe atomique qui devait transformer définitivement l’impérialisme étasunien. La déclinaison la plus récente de ce processus s’est appelé « antiterrorisme », et il est frappant que la gauche antifasciste a voulu participer à cette mascarade, avec par exemple, le slogan « tout le monde déteste les terroristes » : cette arrière-garde n’a de la jeunesse que le nom, et elle empeste de tous les égarements sociaux-démocrates du XXe siècle. C’est encore dans la continuité de ce projet de modernisation de l’État que l’enjeu principal des dernières élections européennes était la constitution d’une armée européenne et que le mot d’ordre des macronistes était « l’Europe de la puissance ».

Le XXIe siècle en Europe a été marqué par un prolongement inversé de la tendance : si le fascisme a travaillé de l’intérieur le néolibéralisme, il fallait bien que le néolibéralisme travaille de l’intérieur le fascisme, et même les organisations d’extrême-droite les plus réactionnaires ont fini par comprendre qu’il fallait s’adapter. C’est ainsi que les partis fascistes ne dépendent, pour leur subsistance et leur progression, pas tant de leurs militants ou de la violence de rue que du fonctionnement normal des institutions démocratiques.
En France, il manque un élément essentiel pour que l’extrême-droite prenne le pouvoir dans des modalités analogues aux fascismes italiens et allemands du siècle dernier : un mouvement de masse fasciste, c’est-à-dire un mouvement qui passe par des organisations de masse formant des militants à la chaîne et ne se réduisant pas à l’influence des médias sur les opinions du public. De ce point de vue-là, les jeunes ayant tenu en respect les fascistes à Romans-sur-Isère, grâce à l’humiliation et à la puissance de désorganisation que cette humiliation implique, ont fait davantage contre le fascisme qu’aucune organisation antifa récemment.
Mais l’existence d’un mouvement de masse fasciste n’est pas une condition suffisante pour son avènement total puisque la tentative de coup d’État fasciste du Capitole n’a pas fonctionné malgré l’appui d’une foule engagée pour la cause fasciste : le mantra marxien selon lequel « l’Histoire se répète deux fois, d’abord comme tragédie, puis comme farce », s’applique apparemment autant à nous qu’aux fascistes. En l’occurrence, si le mouvement trumpiste n’est pas parvenu à ses fins, c’est parce qu’il ne répondait pas à une crise gouvernementale telle que la bureaucratie dans son ensemble vienne à soutenir le coup d’État : le mouvement Black Lives Matter a su dans certaines de ses instances remettre en question l’existence de la police, mais cette remise en question avait su être réintroduite au sein du débat démocratique avec un mot d’ordre touchant à la réforme des institutions (« Defund the police »). C’est visiblement moins le cas du mouvement antisioniste malgré les tentatives incessantes de la gauche pour réduire l’enjeu à une question de droit international (et d’intervention des casques bleus…).

Revenons à la situation actuelle. Voici où nous en sommes : le front populaire et le rassemblement national espèrent tous deux construire un gouvernement de cohabitation avec le gouvernement Macron. C’est pourquoi la gauche préfère se concentrer sur l’extrême droite plutôt que de parler du véritable centre de l’évènement : l’élection elle-même, provoquée par Macron. La gauche ne veut pas parler de ce jeu-là puisqu’elle joue à ce jeu-là, elle aime ce jeu-là, elle dépend pour sa subsistance de ce jeu-là. Face à une telle pression, le marécage du « milieu autonome » ne fait pas le poids. Les hypothèses politiques ne réagissent plus chimiquement, elles se répètent en boucle. Même les camarades de bonne volonté se voient devenir les perroquets de leur propre identité militante, sans capacité de formuler une alternative au frontisme qui au lieu d’être réductible à une sempiternelle position de principe anti-électoraliste serait liée à une perspective stratégique nouvelle.
Nous avons déjà dit que l’hypothèse insurrectionnelle était lucide mais insuffisante. Quant à l’hypothèse affinitaire, elle n’est pas non plus à la hauteur et l’heure n’est plus à la fragmentation de groupes allant dans des directions différentes. Mais il y a encore une hypothèse qui a démontré qu’elle n’était pas à la hauteur, et c’est l’hypothèse assembléiste, incapable de dépasser les écueils du démocratisme. On l’a vu trop souvent, surtout à Paris : quand une assemblée se réunit, même sur un appel anti-électoraliste, les appels à se fragmenter à nouveau dans de l’activisme local ou dans des groupes affinitaires fusent. Il ne suffit pas de former une assemblée pour s’organiser.
Ce n’est pas à la hauteur, dans la conjoncture actuelle, que de dire que le vote concerne seulement les individus dans leur âme et conscience, pas plus que de dire que la cible essentielle et prioritaire pour nous est l’extrême-droite (surtout dans un contexte où l’élection est appelée en urgence par le gouvernement), et ce n’est pas non plus à la hauteur que de dire qu’il suffit de coordonner les forces autonomes en dehors du front populaire, et ce n’est pas non plus à la hauteur que de dire que l’heure est à la fragmentation dans des comités locaux. Il ne suffit pas d’agir dans l’urgence, il faut se doter d’une nouvelle direction stratégique et de mots d’ordre conséquents. En bref, il faut se réorganiser, arrêter d’être un « milieu » : autrement, tous les appels pour se rendre rejoignables ne seront que des mots vides.
La situation actuelle devrait nous conduire à adopter un mot d’ordre anti-démocratique, à appeler à la dissolution permanente de l’Assemblée Nationale, mais il faut encore se réorganiser pour se rendre capable d’incarner un tel mot d’ordre. Or, toute tentative de réorganisation ne saurait se satisfaire d’un temps aussi limité que celui qui nous sépare du 7 juillet. Nous devons nous projeter dans un temps plus long et déjà anticiper les futurs mouvements sociaux qui ne sauraient tarder. Nous devons nous préparer. Pour se préparer, il est inutile d’appeler une énième fois à sortir des querelles de chapelle, mais il faut néanmoins se doter du niveau de non-courtoisie nécessaire pour renvoyer franchement les uns et les autres à leur inconséquence politique. Il ne faut pas avoir peur du conflit parmi nous, et il ne faut pas tout sacrifier au cadre lissé de l’assemblée.
Dépasser l’hypothèse assembléiste ne signifie pas arrêter d’organiser ou d’investir des assemblées, mais ne pas avoir peur de pousser le conflit au sein de ses assemblées au point de briser l’assemblée elle-même. S’il y en a qui appellent à voter, celles et ceux là n’ont rien à faire dans les espaces que nous devons construire. S’il y en a qui s’opposent à la perspective d’une réorganisation et se satisfont du milieu et de ses querelles, grand bien leur fasse, mais il leur serait plus agréable de construire leurs propres espaces. Les querelles milieutistes doivent laisser leur place aux véritables conflits politiques ouverts. Celles et ceux qui se reconnaitront dans la perspective d’une réorganisation écouteront cet appel.

Résumons : contrairement à ce que voudraient, par nostalgie, les militants ultra-nationalistes, la fascisation ne s’opère pas d’abord en Europe par une violence de rue venant appuyer, à l’aide d’un mouvement de masse, l’accession d’un parti d’extrême droite au pouvoir. La conjoncture est différente de celle du siècle dernier parce qu’il règne actuellement une grande dissymétrie entre la gauche radicale et l’extrême droite, la première étant intégralement dépendante de l’activité militante, la seconde dépendant presque exclusivement du fonctionnement normal des médias (et trainant derrière elle une base militante dont elle ne sait pas trop quoi faire). Mais l’activité médiatique n’est que la partie la plus visible : c’est l’ensemble des institutions dans les démocraties occidentales qui fonctionne de manière fascisante. La modernisation occidentale de l’État après la Seconde Guerre Mondiale a vu l’avènement du paradigme sécuritaire redéfinir l’ensemble des administrations (l’antiterrorisme n’étant que le paroxysme de cette tendance).
Dans ce contexte, l’extrême droite n’est pas tant un camp politique qui se situerait à l’avant-garde de la fascisation qu’un lobby qui, parmi d’autres lobbys, appuie et soutient intégralement la démocratie occidentale, y compris dans sa dimension fascisante. Le spectre politique acceptable au sein de cette dernière n’étant qu’une mosaïque de lobbys similaires, unis en France par un mot d’ordre républicain. Le « social-libéralisme » n’est que le nom du processus par lequel la gauche et la social-démocratie en est venue à jouer le rôle de toutes les autres composantes politiques de la démocratie occidentale modernisée : c’est ainsi qu’elle a pu jouer le rôle qu’on lui connait dans la création des centres de rétentions administratifs, de l‘état d’urgence, de l’islamophobie, de la gentrification, etc. Ce processus de transformation de la gauche n’a pu se faire qu’au terme de la démarche historique de la social-démocratie. Ainsi, cette dernière n’a pas échoué, elle a fait son temps parce qu’elle est parvenue à ses fins, quoique par de multiples détours et sentiers sinueux.
On a raison de vouloir rappeler le rôle historique de la social-démocratie au sein du mouvement ouvrier, comme camp politique qui a tiré à balles réelles sur des manifestations ouvrières et qui, par anticommunisme, a directement participé au développement du fascisme, mais ce serait une erreur que de croire qu’on a affaire à la social-démocratie avec le nouveau front populaire (ce serait croire ce que racontent ses partisans). La social-démocratie est morte avec le mouvement ouvrier, puisque sa fonction était alors devenue surannée : l’État a été renforcé dans ses possibilités de prise en charge de la société, et l’économie occidentale a été réformée notamment comme système de valorisation (de « dynamisation ») de l’espace urbain. Les enjeux ne sont plus du tout les mêmes. C’est pourquoi le fait même de la recomposition de la gauche, plutôt que de nous faire croire au retour de la social-démocratie, devrait suffire à nous prouver que le « social-libéralisme » n’est pas mort, et il n’y a donc aucune recomposition de la gauche à l’intérieur du champ politique qui devrait nous réjouir.

Bien au delà d’un refus de principe, critiquer la recomposition de la gauche est indispensable dans la conjoncture actuelle. Au vu des jeux de pouvoir qui traversent cette recomposition, on aurait tort d’y voir la possibilité, pour le mouvement social, de se réaliser institutionnellement. Même une hypothétique traduction en mesures démocratiques de la parole populaire serait une terrible nouvelle. La gauche extraparlementaire résiduelle en est réduite, dans sa globalité, à se réjouir de la recomposition de la gauche puisque c’est le dernier moyen pour elle d’être dans le déni de sa vacuité et de son impertinence. Les groupes qui veulent pousser par la rue leurs sauveurs à l’Assemblée Nationale s’égarent à cause de leurs prémisses. En effet, la recomposition de la gauche ne fonctionne pas comme un processus autonome qu’il suffirait de faire basculer, mais est sans cesse travaillée de l’intérieur par des divisions (et ces divisions ne sont pas davantage celles de la classe prolétarienne que celles de la classe bourgeoise). La radicalisation de LFI n’est pas un phénomène en soi, c’est le symptôme de l’intensification des luttes. Mais cette conséquence superficielle veut se faire passer pour une cause en soi, et c’est ainsi qu’elle ordonne d’obtenir de nous notre réjouissance (ne lui donnons pas cette satisfaction). Une radicalisation par les urnes n’a d’efficacité que lorsqu’elle demeure strictement oppositionnelle ou vindicative, que lorsqu’elle subvertit la démocratie.

À strictement parler, la radicalisation d’une partie de la gauche avec la France Insoumise n’est en soi ni une “bonne” ni une “mauvaise nouvelle”, parce que la radicalisation a certes pour conséquence, d’une part, d’esseuler celles et ceux qui s’en font les chantres (ce qui, de facto, renvoie la recomposition de la gauche dos au mur) ; d’autre part, la gauche radicalisée n’a pas d’autre perspective que la recomposition de la gauche, or cette recomposition va à l’encontre de cette radicalisation et met un terme à ce processus alors même que c’était ce processus même qui a permis leur relative massification (et LFI finira par rejouer le scénario de la NUPES mais cette fois ci en étant encore plus diminuée, alors le PS pourra tranquillement s’assoir sur eux avec la légitimité de l’élection).
À terme, trop miser sur la radicalisation de la gauche, même si cela peut en apparence être enthousiasmant, c’est dangereux si l’on tient compte de la facilité avec laquelle une gauche hégémonique peut également dynamiter les luttes et les victoires plus vite qu’on ne le croit. L’exemple des émeutes de 2023 est criant. LFI n’a pas pu, malgré sa radicalité (elle fut le seul de tous les partis parlementaires à afficher un minimum de soutien envers les insurgé·es) cacher ses inévitables fonctions d’organe légitimiste : il ne fallait pas attaquer les écoles, au nom de la République qui, comme chacun le sait, n’est qu’une boussole cassée actuellement, mais sera le royaume de dieu pour celles et ceux qui sauront la respecter. Mais ce qui a été véritablement enthousiasmant dans ces événements, c’est au final l’impuissance général du champ politique français à les endiguer par la voie démocratique.
Le fait de la radicalisation de la gauche est bien le symptôme d’une résistance extra-parlementaire qui persiste et qui ne cesse de se développer, puisque cette radicalisation, même si elle n’est pas en soi une bonne nouvelle, témoigne de ce que la gauche doit s’adapter pour survivre. Ce à quoi elle doit s’adapter, ce sont des événements comme les Gilets Jaunes, les révoltes des quartiers populaires, le mouvement antisioniste international, etc. Il est inutile de se lamenter de la récupération politique puisque cette dernière n’a lieu librement qu’en l’absence d’un discours révolutionnaire articulé, qui prenne sur soi l’hypothèse insurrectionnelle et la prenne au sérieux, sans la tenir pour suffisante, pour participer, penser, affirmer et favoriser les tentatives d’auto-organisation et de mise en commun de la parole politique au sein des situations insurrectionnelles qui viennent. Un tel discours articulé, pour ne pas être des paroles jetées en l’air, devra être porté et assumé par une (ou plusieurs) organisation politique s’autorisant à intervenir dans les mouvements, et qui se sert notamment de telles interventions pour se rendre rejoignable. Pour la construction d’une telle force organisée, il faut faire l’effort d’entrer en contact avec les pans des mouvements sociaux qui apparaissent résister aux interventions de la gauche, afin de proposer un autre clivage.

Si s’organiser c’est trouver une voix que l’on se dote pour dire la vérité, c’est que la vérité dite avec pertinence, par une voix qui résonne, a la puissance de désactiver les présupposés de la gauche. Plutôt que le clivage opposant un camp social et un camp réactionnaire, dans lequel les révolutionnaires ne seraient que le pan radical ou extrême du premier, il faut prendre position dans un clivage dissimulé : celui qui oppose la République, la Démocratie, et l’Occident, avec la puissance d’autonomie des soulèvements et l’hypothèse communiste sous-tendue par eux. Il faut aller dans les espaces d’organisation où la gauche essaye d’intervenir si nous pensons qu’une intervention différente est possible. C’est pourquoi nous ne devons pas fuir la confrontation avec la gauche sous prétexte que nous sommes en rupture avec elle, mais c’est cette rupture qui doit nous pousser à la confrontation.
Nous ne savons pas quels seront les prochains mouvements mais nous devons nous attendre à ce qu’il y en ait dans un temps relativement restreint. Nous ne savons pas quels seront les modalités d’organisations des prochains soulèvements, mais nous devons nous préparer à intervenir en leur sein pour prendre position et pour alimenter le tumulte fertile interne aux mouvements. Nous ne sommes pas plus légitimes ou illégitimes que d’autres, c’est pourquoi nous n’avons aucune raison de rester en retrait. Celles et ceux qui disent le contraire sont du côté de la morale, et ce n’est pas la morale qui fait des révolutions.

Comité préoccupé du pont de la Concorde

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