La mairie de Paris ou l’État, ou la mairie de Montreuil, ou les trois, ont offert au collectif artistique le Jardin d’Alice un superbe bâtiment au 19, rue Garibaldi à Montreuil : 18 pièces sur trois étages, un beau rez-de-chaussée tout vitré, un immense garage, bref quelques milliers de m² appartenant à l’Établissement Public Foncier d’Île-de-France (EPF-IDF - une société immobilière appartenant à l’État ayant pour objectif de favoriser le tissu économique).
Bien sûr, il y avait des portes anti-squat, une alarme qui fait « VOTRE PRÉSENCE A ÉTÉ DÉTECTÉE » avec des vigiles au bout. Plusieurs collectifs ont essayé de l’occuper. Ils se sont fait jeter. En trois ans, il a servi trois mois pour un tournage.
Bien sûr, ils ne l’ont pas laissé au collectif Les Baras, migrants chassés de Libye pendant la guerre et qui dormaient devant le foyer Bara durant l’hiver 2012-2013. Ils ont passé un an dehors. Actuellement, ils sont expulsables de leur 2e lieu occupé à Bagnolet. Dans cet immeuble, ils auraient pu souffler, avoir un peu de répit. Mais bon, ils ne sont pas artistes (certains font du théâtre mais ça ne compte pas), ils n’abritent pas une gentille AMAP, ils ne font pas des expos trop cool du peintre maison... non, ils y auraient « seulement » habité ; et en plus ils n’ont pas de papiers... et en plus ils sont 200... et en plus ils sont noirs... et en plus ils auraient peut-être habité avec des familles rroms comme dans le squat précédent...
NON , c’est pas possible.
Favoriser l’installation de nouveaux pauvres alors que l’on fait tout pour les virer, pas possible. Un collectif artistique, c’est plus tendance, rentable socialement, c’est de gentilles activités pour les nouveaux habitants du quartier.
Depuis quelques années, à l’exemple de Rivoli et de la Petite Rockette, les collectifs artistiques, issus ou non des squats, se sont multipliés. Le discours servi aux mairies et aux institutions est le même :
« Vous avez des bâtiment vides, que vous vigilez, nous sommes organisés pour les faire vivre, y organiser des activités culturelles, nous faisons de la politique citoyenne, respectueuse des institutions ; laissez-les nous durant le temps qu’il vous plaira, nous nous conformerons à vos exigences » : pas d’habitation, dégager à la date demandée, mise en conformité partielle des locaux, contrôle des bailleurs.
Les mairies, l’État et les bailleurs sociaux choisissent les collectifs éligibles.
De ces exigences découlent un discours et des pratiques. Pour exemple, un texte du Shakiraï [2] remerciant de l’obtention du 76, rue des Maraîchers (20e), mettant en avant les économies de gardiennage (!) réalisées par la mairie car ils joueront les vigiles à moindre coût (l’accès au 1er étage est interdit).
La compétition se joue aussi entre collectifs. Les artistes squatteurs du Carrosse, pas assez dociles, se sont vus expulsés et remplacés par le Shakiraï (encore) avec la bénédiction de la mairie. Les institutions font des contrôles pour vérifier s’il n’y a pas d’habitation (Paris), si les tenants de l’événementiel sont bien aux normes (Ivry), si ils ne font pas de politique (Ivry). C’est un instrument puissant de contrôle. Et oui, c’est dur d’ouvrir, de vivre en squat ; vivre avec des sacs, toujours prêts à partir, recommencer des travaux, les embrouilles avec les proprios, les huissiers, la justice, les flics (c’est pas nos potes à la compote, on ne leur offre pas le café).
C’est tellement confortable de laisser l’État faire le repérage, l’ouverture, de faire les alterno-rebelles en se réclamant des squats.
Les mairies, l’État et leurs représentants immobiliers, SIEMP, Paris Habitat, EPF... entre autres, sont devenus juges de bonne politique et de bonne « moralité ». D’une main ils expulsent, de l’autre ils octroient des espaces vides. Ces derniers sont difficilement occupables : vigiles, alarmes... Un discours de respectabilité s’est même insinué chez les « squatteurs ». Le Stendhal rassure les propriétaires ; ils rendent les clés quand les travaux vont commencer, eux, pas de résistance insensée ! [3] Pas de chance pour les squatteurs pas fréquentables, pas « gentils ». Et ils sont nombreux : mal-logés, sans-papiers, politisés, « artistes » pas assez « propres sur eux »... (Beaucoup de gens se disent artistes d’ailleurs, ils font trois merdouilles, et ça y est ! C’est une étiquette rassurante ; on n’est pas seulement des galériens qui survivent).
Pour tous les autres, faut lutter pour ouvrir ; et surtout pas de banderoles, la préfecture expulse direct. Il faut être discrets, pas de vagues.
On en revient donc à ce texte d’invitation. Le mot hypocrisie revient à plusieurs reprises. A l’heure ou l’État perquisitionne des squats pour y chercher des « blacks blocs », vous voulez nous faire croire que vous allez organiser une lutte radicale contre l’hypocrisie de la COP21, dans un lieu « très chouette » (tu m’étonnes !) que le gentil État et la gentille mairie de Paris vous ont gentiment prêté... C’est pas du foutage de gueule ?
Parachutés dans un quartier et une ville dans lesquels votre collectif n’a eu aucune existence auparavant, vous ne vous posez pas la question de l’instrumentalisation ? Vous n’avez pas l’impression d’être des agents de l’hypocrite gentrification. Et comme si les Montreuillois qui galèrent pour trouver des espaces vous avaient attendu pour savoir gérer un tel immeuble...
Dans le texte de présentation du 8e Festival des Ouvertures Utiles (FOU) [4], les membres de l’intersquat artistique de Paris (dont beaucoup ne squattent plus...) « dénonçait » la transformation de Paris en « Berlin bis : une ville qui a ses squats temporairement légalisés, et qui pourchassent les illégaux comme des cafards ».
Alors, quelle solidarité pour les « cafards » ?
V. le 28 novembre 2015