La vie est une chose trop précieuse pour la confier aux politiciens

L’irruption soudaine de violence en Corse vient sans doute poser un jalon dans le cycle de luttes ouvert en novembre 2018, en France métropolitaine comme en Outre-Mer, et dont il est urgent de tirer des conséquences pratiques. La question n’est autre que celle de la possibilité d’un saut qualitatif de la lame de fond contestataire. Déjà capable de disputer le monopole de la violence légitime à l’État en ripostant à ses mutilations et en mettant à mal ses schémas de maintien de l’ordre militarisé, sera-t-elle capable de lui disputer le monopole de la politique ?

Quel cycle de luttes anticoloniales ?

On aurait tort de séparer l’explosion de colère corse des épisodes de révolte qui ont secoué le vieil empire colonial français ces dernières années. En effet, l’intensité des manifestations insurrectionnelles et de la mobilisation populaire sur l’île de beauté nous rappelle la force avec laquelle la Guadeloupe et la Martinique se sont élevées il y a quelques mois, non seulement contre le pass sanitaire et l’obligation vaccinale, mais aussi contre la misère et le contrôle social imposés par les autorités coloniales, qui avaient déjà provoqué un soulèvement en Kanaky (Nouvelle-Calédonie) à l’hiver 2020. Souvenons-nous :

En Corse, c’est l’agression d’Yvan Colonna à la prison d’Arles, le 2 mars 2022, qui a été l’étincelle qui a mis le feu à la plaine. La jeunesse de Corse reprend le flambeau de la lutte indépendantiste. À rebours des travers mafieux et racistes de leurs aînés et du matraquage médiatique islamophobe, elle a réservé ses coups au seul responsable de son sort : l’État français assassin, avec son jacobinisme méprisant, son chantage à l’autonomie et ses petites combines électorales. Les rues se remplissent de foules en colère. Les flammes ravagent préfectures et commissariats. À Ajaccio, Porto-Vecchio, Bastia, Calvi et Corte, la police se retranche dans ses locaux et attend que la nuit passe, sous les jets de pierres et de cocktails molotov – à défaut d’attendre les renforts, que les travailleurs portuaires ont empêché d’accoster. Le 9 mars, à Ajaccio, le Palais de Justice subit un départ de feu. Le lendemain, on fait la peau à une banque à coup de pelleteuse. Le 13 mars, à Bastia, c’est le Trésor Public qui est incendié par des pétroleurs cagoulés, à qui les manifestants pacifiques feront une haie d’honneur sur le chemin de la Préfecture, lieu de violents affrontements avec la police jusque dans la nuit. Adviendra ce qui devra après l’annonce de la mort d’Yvan Colonna.

Concernant les Antilles, on se souvient d’abord de la grève générale est organisée le 15 novembre 2021 en Guadeloupe contre le pass sanitaire et l’obligation vaccinale, mais aussi contre la misère rampante entretenue par le pouvoir colonial – les coupures d’eau récurrentes sont emblématiques de l’inaction de l’État français. Au terme d’une semaine d’affrontements et de blocages routiers, le RAID et le GIGN sont envoyés pour mater la révolte. Entre temps, la colère s’était répandue en Martinique voisine : après plusieurs journées de blocages routiers, dans la nuit du 22 au 23 novembre, les forces de l’ordre sont la cible de coups de feu à Port-au-Prince. Un couvre-feu est instauré le 25 novembre. En Martinique, 29% des familles vivent sous le seuil de pauvreté, et le taux de chômage est deux fois plus élevé qu’en métropole. Plus de 90% de la population adulte en Guadeloupe et Martinique est contaminée par le chlordécone (pesticide utilisé de 1972 à 1993, dont on connaissait l’extrême toxicité dès 1976). Dépossédée de tout contrôle sur sa vie quotidienne, minée par les défaillances chroniques des services publics les plus élémentaires et empoisonnée par des scandales sanitaires impliquant directement l’État français, il était logique que sa défiance se manifeste aussi radicalement devant une telle verticalité du pouvoir dans ses mesures et ses déclarations.

Sans doute faut-il remonter un peu plus dans le temps pour retrouver la trace d’un embrasement d’une intensité similaire. Le 7 décembre 2020, en Kanaky, la capitale Nouméa était le théâtre d’importants blocages routiers et de violents affrontements suite à l’annonce de la reprise d’une importante usine de nickel par un consortium international impliqué dans plusieurs scandales écologiques et sanitaires. Le 10 décembre, la gendarmerie ouvrait le feu sur des manifestants qui tentent de pénétrer sur le site de l’usine en voiture pour l’occuper. Pendant plus d’une dizaine de jours, la Kanaky s’est couverte de blocages routiers. Plusieurs incendies ont touché des bâtiments stratégiques de l’usine. En réaction, les colons loyalistes ont formé des milices armées et constitué des checkpoints, sans être inquiétés par les forces de l’ordre. Après une dizaine de jours de violences, le dialogue et les négociations ont repris entre l’État et le mouvement indépendantiste, qui défendait un retour de l’usine Vale dans le giron public afin de garantir la souveraineté économique en vue de la création d’un État indépendant. La Kanaky, qui détient 25% des ressources mondiales de nickel, craint de connaître le même sort que de nombreux pays africains, qui voient leurs matières premières pillées par des multinationales et exportées brutes, sans être valorisées sur place et donc sans bénéfices pour la population.

Quelles perspectives métropolitaines ?

Il va sans dire que la situation politique de la métropole diffère de celle de la Corse et des territoires ultra-marins. D’une part, il y a la force du mouvement indépendantiste kanak, l’importance des structures syndicales et autonomistes antillaises, et la large diffusion du sentiment indépendantiste corse ; d’autre part, on ne peut que constater l’intégration d’une bonne partie du mouvement kanak au jeu institutionnel républicain, la facilité avec laquelle le pouvoir colonial impose le silence médiatique sur la situation aux Antilles, et l’influence néfaste de la mafia sur la vie politique corse. Pourtant, les formes pratiques de la contestation semblent se faire écho de part et d’autre.

Les formes revêtues par les révoltes corses et ultra-marines nous interrogent sur l’avenir des mobilisations sociales dans la métropole. Elles nous interrogent parce qu’elles ne nous sont pas étrangères. À bien des égards, l’intensité de la conflictualité qui s’est déployée dans les rues corses nous rappelle celle manifestations de gilets jaunes en décembre 2018. Les affrontements avec les forces de l’ordre et les assauts contre les commissariats ne sont pas non plus sans rappeler les ripostes spontanées aux violences policières dans les quartiers populaires. Le recours privilégié au blocage routier en Guadeloupe, en Martinique et en Kanaky illustre pour sa part la place croissante de ce type d’action dans les mobilisations contestataires. On pense par exemple aux opérations de péage gratuit, aux opérations escargot et aux blocages routiers organisés par les routiers pendant le mouvement des gilets jaunes, ou encore à certaines grèves dures comme celle des ouvriers de la Fonderie de Bretagne à Caudan en mai 2016. Plus proches de nous, les opérations escargots et les blocages de dépôts de carburant, de raffineries et de plateformes logistiques organisés depuis le 10 mars aux quatre coins de la métropole pour protester contre le prix de l’essence et la vie chère – à Puget-sur-Agen, Miramas, Lespinasse, Vern, Fos-sur-Mer, Lorient, Brest, Le Man, Gennevilliers, Guingamp, Lamballe, Loudéac, Vannes, Lucciana (en Corse), le Havre etc.
À moins d’un mois du premier tour des élections présidentielles, l’État français et son président peinent à cacher leurs signes de faiblesse. Les formes de lutte traditionnelles, largement encadrées et domestiquées par le biais du dialogue social, sont aujourd’hui dépassées par la mobilisation massive de segments de la population qui échappent à l’influence des organisations historiques de la gauche. Les segments de population les plus mobilisés sont les travailleurs et de travailleuses précaires, les foyers périurbains dépendants de leur véhicule et dont le prix du carburant définit le niveau de vie, le vieux prolétariat industriel atomisé par la tertiarisation de l’emploi et reconverti dans la logistique ou l’aide à la personne. Dans la métropole, ces segments de population, qui ne se retrouvent pas dans la gauche parlementaire et syndicale, ont montré leur capacité à s’organiser de manière autonome vis-à-vis de ces structures, qui ne sont pas parvenues à s’imposer comme médiateur entre les pouvoirs publics et eux. La rupture est telle que ces organisations en sont allées jusqu’à réévaluer leurs services d’ordre afin de pouvoir se prémunir de l’action de ces manifestantes et de ces manifestants, dans l’éventualité d’un désaccord entre l’avant-garde éclairée et les masses indisciplinées sur le chemin à emprunter en cortège ou le sort à réserver à une banque sur le trajet.

L’hypothèse démocratique

Nous devons prendre toute l’ampleur du phénomène qui se joue sous nos yeux. Il ne s’agit pas seulement de s’extasier devant l’immense haie d’honneur réservée aux éléments les plus offensifs de la manifestation du 13 mars à Bastia, les cris de « Révolution » entendus sur les Champs-Élysées aux premiers actes du mouvement des gilets jaunes, etc. Plus la mascarade électorale approche, plus il paraît évident que les deux agendas – pour le dire clairement, celui du peuple et celui de ses gouvernants ou aspirant-gouvernants – courent à la collision. Reste à savoir si le choc se produira avant le prochain épisode de crise économique généralisé et ses mesures d’austérité.

Dans chaque mouvement contestataire germe la possibilité d’une nouvelle organisation politique et sociale. La démocratisation du débat politique par l’organisation en communautés d’internautes semble être une caractéristique en vogue dans les « nouveaux mouvements contestataires », certes plus perméables aux discours réactionnaires mais que l’Histoire nous rappelle de ne pas juger trop tôt – mais on se souvient également des brigades de solidarité populaires nées pendant le premier confinement. L’autonomisation des comités de grève vis-à-vis des centrales syndicales, qui ne signifie d’ailleurs pas toujours conflit ouvert entre les deux entités, constitue également une tendance intéressante du point de vue des perspectives révolutionnaires : moins le cadre collectif de la lutte est intégré dans les processus de médiation des conflits, plus il est susceptible de poser en acte la possibilité d’une gestion démocratique de l’activité économique, condition préalable à tout changement d’envergure. La centralité du travail – c’est-à-dire l’exploitation par l’activité salariée – dans nos vies n’empêche en rien que les formes d’organisation collective et de délibération démocratique se développent en-dehors.

Le mouvement des gilets jaunes a formulé l’hypothèse la plus pertinente jusqu’ici en organisant sur tout le territoire un archipel d’assemblées démocratiques inspiré de la vieille idée de gouvernement « du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Les ronds-points sont devenus pour un temps le lieu d’expression d’une citoyenneté revendiquée et concrète : se tutoyer, décider ensemble de ce qui nous concerne directement, développer un lien social basé sur le don et la solidarité, dépasser sa catégorie socio-professionnelle à l’aide d’un bout de tissu fluorescent, discuter de tout sans experts, définir nous-mêmes nos priorités et nos objectifs, tenir la police à l’écart de nos délibérations, faire taire les militants et les petits chefs qui voudraient parler plus fort ou à la place des autres.

Contre-pouvoir et monopole légitime de la politique

Les revendications essentielles du mouvement des gilets jaunes – comme celles formulées en Corse, aux Antilles et en Kanaky – ne pouvaient obtenir satisfaction auprès de l’État pour deux raisons fondamentales : sur le plan économique d’abord, parce que le « partage des richesses » et le compromis social entre les classes ne sont plus des options rentables du point de vue de l’accumulation du capital ; sur le plan politique ensuite, parce que le parlementarisme républicain, héritier du scrutin censitaire, du monarchisme constitutionnel et du jacobinisme, est un ennemi historique de la démocratie directe et du droit du peuple à se gouverner lui-même. Dès lors, toute forme de dialogue social s’annonce comme un processus de neutralisation des luttes au service du statu quo, comme une arme visant à empêcher à tout prix que nos voix n’interfèrent avec le un monologue ininterrompu du pouvoir. Mais qui peut encore se taire ?

Les formes de lutte qui permettront de faire plier l’État sont désormais connues de toutes et de tous. De même, il n’y a plus aucun doute permis sur l’utilité et la nécessité du recours à la violence face à un pouvoir politique qui ne tient plus que par sa police. La question est désormais de savoir comment transformer notre juste violence en force créatrice. Comment contester à l’État son monopole légitime de la politique ?

Pas besoin d’inventer l’eau chaude ! Formons des assemblées démocratiques et autonomes sur nos lieux de travail et de vie, sur les ronds-points et les places publiques, dans les écoles et les universités, dans les halls d’immeubles et les jardins publics, aux caisses des supermarchés et dans les cantines des restaurants, etc. Partout, apprenons à régler nos affaires nous-mêmes, à trouver ensemble des solutions à nos problèmes quotidiens. Il y a beaucoup à faire : la vie chère, les loyers qui nous ruinent, le prix de l’essence et de la nourriture, les services publics dérisoires, les transports publics trop coûteux, l’isolement des personnes vulnérables, la mauvaise qualité de l’air, la publicité invasive, la pénibilité du travail, les logements vides, etc. La vie est une chose trop précieuse pour la confier aux spécialistes de la politique.

Des gilets jaunes invisibles
Le 21 mars 2022

Note

Version tract :

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