Ce qu’ils pensent avoir compris, depuis longtemps, ou depuis toujours, certains l’écrivent pour nous l’enseigner. Mais les seuls textes intéressants sont ceux écrits par nécessité de comprendre, et qui font partager au lecteur cette compréhension.
-La ligne générale, Troploin, 2007
Le mouvement contre la réforme des retraites a échoué à tous points de vue. Les réformistes n’ont pas eu le retrait de la réforme, et les révolutionnaires n’ont pas eu la révolution. À partir du constat exact « que c’est en partant de l’activité du prolétariat dans les luttes telle qu’elle est que l’on peut véritablement mener la critique de la séquence de luttes contre la réforme des retraites », un article dans la revue Artifices intitulé « Ce fantasme qui n’en finit pas – l’impasse du mouvement des retraites et l’émeute citoyenniste » avance une explication de cet échec « à contre-pied des analyses majoritaires à gauche ainsi que de celles du mouvement autonome ». Malheureusement, à force de chercher à être toujours et à tout prix « à contre-pied » de tout le monde, on se prend les pieds dans le tapis.
Le courant « communisateur », dans lequel les auteur·ices de l’article s’inscrivent, explique la disparition du mouvement ouvrier, par ce qu’iels appellent la restructuration, c’est-à-dire « la modification structurelle du rapport capital-travail telle qu’elle a été définie dans les années 1970-1980. Elle met fin à un régime d’accumulation fordiste à bout de souffle qui implosait sous le poids de ses contradictions internes et des assauts répétés du mouvement ouvrier. » Cette restructuration débouche en pratique sur la désindustrialisation, la précarisation du travail, le chômage de masse, et l’extension du secteur des services, qui affaiblissent alors l’identité ouvrière sur laquelle était fondée le mouvement ouvrier. Cette explication-là, développée plus en détail dans l’article d’origine, n’est pas mise en cause ici. Le courant est « communisateur » précisément parce qu’il affirme que la révolution est le processus de communisation, c’est-à-dire le processus par lequel le prolétariat s’attaque aux rapports sociaux marchands et crée immédiatement de nouveaux rapports sociaux communistes qui vont lui permettre de se débarrasser complètement de l’État, de l’argent, de la marchandise, et qui vont le faire cesser d’exister en tant que prolétariat, puisqu’il aura aboli les classes sociales. La question que pose la communisation est formulée de la manière suivante par la revue Théorie Communiste : « Comment le prolétariat agissant strictement en tant que classe peut-il abolir les classes ? » La question est posée plus clairement depuis la disparition du mouvement ouvrier, qui voyait l’affirmation de la suprématie du prolétariat sur toute la société comme préalable nécessaire au passage au communisme.
LA GAUCHE CITOYENNISTE
À partir de cette tradition théorique, l’article affirme que le mouvement des retraites s’inscrit « dans la désormais longue tradition des mouvements ‘‘citoyennistes’’ ayant constitué la figure des luttes suivant la dernière restructuration du mode de production capitaliste. » Citant un autre article, il définit les « traits principaux » de l’idéologie citoyenniste ainsi : « 1°) la croyance en la démocratie comme pouvant s’opposer au capitalisme 2°) le projet d’un renforcement de l’État (des États) pour mettre en place cette politique 3°) les citoyens comme base active de cette politique ». [1]
Nous rejoignons globalement les auteur·ices sur cette définition : le citoyennisme est l’idéologie des syndicats et des organisations historiques du mouvement ouvrier ou qui se réclament de celui-ci, qui prônent la défense du service public (de l’État démocratique) au nom de « l’intérêt général » contre le « libéralisme ». Il est le produit de la disparition de l’identité ouvrière et du fait que les derniers bastions du syndicalisme sont dans le service public. Dans ce cadre, en France, les mouvements sociaux se déroulent à peu près toujours de la même manière [2] : les syndicats menacent, l’État les amène à la table de négociation, formule des propositions déraisonnables à leurs yeux, ils quittent la table et claquent la porte, constatent que leur statut d’organisations légales les interdit de mettre leurs menaces à exécution, donc ils reviennent discuter et répriment ou pacifient celleux qui veulent prendre au pied de la lettre les menaces qu’ils avaient formulé plus tôt ou en créer d’autres, affirmant au gouvernement qu’il faut discuter avec eux car ce sont les seuls responsables, que sans eux c’est le chaos etc. Ce discours est éminemment favorable à ce que des éléments des classes moyennes salariées prennent le pas sur la base historique des syndicats dans les "mouvements sociaux", notamment parce que cette formulation idéologique est appuyée par les syndicats de professeur·es, encore assez puissants.
Le problème, c’est que le citoyennisme dépend du fait que l’État donne même l’apparence de la négociation, ce qui n’a pas été le cas sur cette question des retraites. Les syndicats étaient donc coincés : ils ne pouvaient se présenter en garants de l’ordre car l’État ne leur donnait pas cette légitimité-là. Simultanément, ils n’allaient pas se transformer en organes insurrectionnels puisqu’ils négocient quand même avec l’État et les entreprises à beaucoup d’autres niveaux et que ces négociations dépendent toujours de leur respect relatif de la loi. Le fait que l’État ne leur a pas offert de vraie table de négociation sur la question des retraites (et, pour le cas précis des manifestations syndicales, la virulence extrêmement limitée du « cortège de tête ») a rendu globalement inutile à leurs yeux la répression des débordements, qu’ils ont surtout ignorés au niveau confédéral, ou alors qu’ils ont déploré en affirmant qu’ils avaient averti le gouvernement et que c’est comme ça quand on ne leur parle pas. La défaite du citoyennisme a donc consacré l’inertie, peut-être temporaire, des syndicats, et non une « convergence des luttes défaites dont l’idéologie démocratique est le dernier refuge » dans le « chant du cygne du citoyennisme » (à supposer que cette phrase veuille dire quelque chose). Effectivement, les syndicats inertes après l’utilisation du 49.3 se présentaient comme résistant au « rouleau compresseur du néolibéralisme », mais on ne sait comment les auteur·ices du textes ont déterminé que les émeutier·es s’identifiaient exactement de la même manière.
LES GILETS JAUNES, DES « CITOYENNISTES » ?
L’idéologie des Gilets Jaunes n’est pas celle des syndicats. Regrouper les deux sous le terme de « citoyennisme » mène à une regrettable confusion. Les Gilets Jaunes ont été confrontés au même problème que tous les autres mouvements de masse des dernières années : celui de la composition. Comment réunir des fractions du prolétariat (et d’autres classes) de plus en plus différenciées après la disparition du vieux mouvement ouvrier, qui leur permettait de s’unir autour de l’identité ouvrière ? Ils y ont répondu, comme beaucoup d’autres mouvements de masse de ce type, en construisant une unité nécessairement instable et inscrite dans la lutte autour d’une figure abstraite, en l’occurrence le « peuple », défendant la « démocratie » contre « le monarque Macron » etc. Cette figure n’est pas identique à celle du citoyen portée par les syndicats et autres organisations, car elle ne porte pas avec elle le discours intellectualisé sur le fait de résister au libéralisme ou même de renforcer l’État contre celui-ci. D’autres mouvements de masse se sont agglomérés autour d’autres figures abstraites, par exemple les « Indignés », ou les « 99 % ». [3]
Le citoyennisme est aussi, en quelque sorte, une réponse au problème de la composition : les organisations du mouvement ouvrier tentent d’offrir une raison de s’unir politiquement autour d’elles après la disparition de ce qui les a fait vivre. Mais c’est une réponse consciente, qui cherche à encadrer et diriger la résistance à l’État pour servir leur négociation. L’unité spontanée qui se fait sur la base d’une identité commune comme le fait de porter un gilet jaune, elle, n’est pas le produit d’une stratégie consciente, elle émerge de la nécessité de constituer un sujet instable et temporaire pour lutter.
Les émeutes de l’après-49.3, justement, non encadrées par les syndicats, n’étaient pas des « émeutes citoyennistes », reprenant les revendications des syndicats ou de la gauche parlementaire (laissons la méthode de l’analyse des tags pour deviner l’orientation d’un mouvement au Comité Invisible), mais regroupaient simplement toutes les catégories engagées dans la bataille des retraites et quelques autres, autour d’un démocratisme vague et du « ¡Que se vayan todos ! » (qui explique mieux les casserolades qu’un prétendu citoyennisme syndical). Pour les Gilets Jaunes comme pour les émeutier·es et les porteur·ses de casserole, la même question se pose effectivement : une fois l’exécutif renversé, l’État paralysé, l’Assemblée nationale incendiée etc., que fait-on ? C’est là que les mouvements de ce type éprouvent leur limite interne, comme l’a pu le faire par exemple le mouvement au Sri Lanka, qui, ayant chassé le président, n’a su que faire lorsque le Parlement a élu un successeur. [4] C’est seulement, en allant au-delà de l’identification collective abstraite, et en mettant des en œuvre des mesures communistes [5], qu’ils pourront dépasser cette limite.
Mélanger le citoyennisme et l’idéologie des Gilets Jaunes ou des émeutier·es de l’après 49.3, au-delà du fait que c’est erroné, permet de brouiller les pistes sur ce que l’on reproche aux autonomes (puisque le texte est destiné à celleux-ci) : leur reproche-t-on de ne pas dépasser la limite interne des mouvements des dernières années (reproche absurde puisqu’iels ne le peuvent pas, comme l’admettent les auteurs du texte) ? Leur reproche-t-on de se mettre à la remorque du citoyennisme, entendu comme idéologie des syndicats ? C’était vrai pendant la première partie du mouvement, et en partie vrai après, mais notamment faux pendant les nuits d’émeutes, et c’est précisément ce qui provoquait l’enthousiasme (certes excessif) autour de celles-ci : une partie du mouvement se détachait du cadre citoyenniste. Au sein de cette partie, on pouvait désormais poser des questions relatives à « la problématique de la communisation » [6], puisque oui, « vouloir mener une lutte tout en s’affranchissant de toutes les médiations mises en place par le capital (les syndicats, la politique, les médias, le droit, etc.) est un exemple évident d’une manière de poser des questions qui ont trait à la communisation » [7], même si les réponses apportées seront toujours bornées par la limite interne du cycle de lutte, à quoi le mouvement autonome ne peut rien.
UN INÉVITABLE INTERCLASSISME
C’est un truisme de dire que la quasi-totalité des mouvements de masse sont interclassistes, au sens où ils mettent en mouvement plusieurs classes sociales. Aux grandes heures du mouvement ouvrier, celui-ci ne réunissait évidemment pas seulement des ouvriers, ou même des prolétaires, mais son orientation prolétarienne était résumée dans son nom-même : son sujet révolutionnaire était l’ouvrier industriel. Les figures beaucoup plus confuses qui émergent au XXIe siècle comme sujets des mouvements de masse suscitent, souvent à juste titre, la méfiance des révolutionnaires. Mais la lutte contre la réforme des retraites est, comme l’explique l’article, une lutte pour défendre le « salaire socialisé », c’est donc bien une lutte (réformiste, si elle est limitée à cette question-là) du salariat qui défend ce qu’il a.
Écrire que du fait de l’effondrement du citoyennisme, « on voit poindre une forme d’interclassisme radicalisé », c’est en fait faire tomber la thèse centrale de l’article, selon laquelle le mouvement des retraites était coincé dans l’impasse citoyenniste. Non, cet interclassisme n’est pas du « citoyennisme affaibli », ou du moins, il n’est pas une nouvelle forme de l’idéologie syndicale. Il est la traduction du fait qu’une partie du mouvement s’est confronté aux limites générales de tous les mouvements de notre époque, à savoir le fait qu’un affrontement général avec l’État et ses forces de l’ordre sur des bases confuses est substitué à la guerre de classe ouverte.
IDÉOLOGIE ÉMEUTIÈRE ET RUPTURE RÉVOLUTIONNAIRE
Se moquer des illusions de certain·es autonomes selon lesquel·les « de sauvage en sauvage, s’est éteinte cette croyance en la démocratie revivifiée » [8] ne permet pas d’affirmer que l’idéologie des Gilets Jaunes ou des émeutes de l’après 49.3 « contient en elle-même la possibilité du retour à l’ordre », à part au sens général que n’importe quelle idéologie qu’adopte un mouvement de masse contient cette possibilité, puisque le seul moyen d’empêcher ce retour à l’ordre est effectivement de faire la révolution, et donc de se débarrasser des idéologies. Mais le retour à l’ordre en 2019 (et à vrai dire en 2023 aussi) s’est surtout fait par la force policière et la nécessité de reprendre le travail et la vie quotidienne, plutôt que par un quelconque « grand débat » ou par l’instrumentalisation frontiste, et prétendre le contraire est franchement indécent.
Les auteur·ices multiplient les formules dégoulinantes de mépris à l’égard de la mouvance autonome et des participant·es aux « balades nocturnes » de manière générale : d’une part, « des révolutionnaires ont fini en GAV pour défendre la souveraineté du parlement à voter démocratiquement une loi que le 49.3 leur rendait insupportable », et d’autre part, les « petits » qui brûlent des poubelles exigent « d’accéder à la table des négociations, sans pour autant que l’idée de la renverser ne leur traverse l’esprit ». Ces normalien·nes éclairé·es, bien au-dessus de tout cela, qui ont apparemment un accès direct à « l’esprit » des manifestant·es, attendent elleux l’arrivée d’un mouvement communiste dénué d’impuretés, qui serait apparu ex nihilo et qui ne serait pas le produit d’une rupture au sein d’un mouvement de masse non-communiste comme celui qui a eu lieu autour des retraites. On leur rappellera tout de même que finir en GAV en participant à un mouvement qui a des limites internes vaut mieux que de ne pas y participer parce qu’on sait qu’il en a. Tous les mouvements ont des limites internes, sauf la révolution communiste, il faut y participer pour éprouver la possibilité de les dépasser.
Il est évident que les émeutes et les mots d’ordre confus et contradictoires qui ont émergé lors de celles-ci ne sont pas en soi communistes, ils sont bornés par leur époque, mais c’est bien dans ces situations que peut apparaître autre chose, ce qui n’était pas le cas lorsque le mouvement était encore limité par l’espoir syndical d’une négociation avec le gouvernement. Une rupture révolutionnaire apparaîtra par définition dans un mouvement qui ne l’est pas.
CONCLUSION
En fin de compte, le texte mélange la critique du citoyennisme comme apparence du réformisme, et l’explication de l’identification à une figure abstraite comme le produit de la disparition de l’identité ouvrière et la limite pour l’instant non dépassée de toutes les luttes des dernières décennies, sans séparer les deux. Il en devient contradictoire : le mouvement autonome est inconséquent ET il ne fait qu’exprimer la limite interne des luttes ; le mouvement est resté enfermé dans le citoyennisme ET il a débouché sur un « interclassisme radical ». Il ouvre certaines pistes de réflexion et certaines critiques qui, prises seules, auraient pu être utiles. Malheureusement, il semble que ce texte est au premier chef un règlement de comptes avec d’autres secteurs de la mouvance, dissimulé sous du matérialisme de haut vol. En fait, comme d’habitude, les adversaires sont accusé·es de se mettre à la remorque du réformisme (ce qui est en partie vrai, en partie faux, mais surtout de mauvaise foi puisque c’est caché sous autre chose). En fin de compte, et malgré le fait que les auteur·ices s’en défendent, le style d’écriture volontairement opaque qui singe les pires habitudes stylistiques du courant communisateur et les plaisanteries gênantes sur les toilettes de l’ENS donnent surtout la fâcheuse impression qu’iels cherchaient bien à paraître plus intelligent·es que tout le monde.