La chasse aux jaunes, une tradition centenaire des grévistes parisiens

Alors que la bourgeoisie fait mine de s’offusquer des images montrant les travailleurs grévistes de la RATP interpeller leurs collègues non-grévistes, retour sur le traitement fait aux « jaunes » pendant la grève des taxis parisiens de 1911-1912 [1]. Extrait tiré du roman d’Aragon Les cloches de Bâle [2].

Sur le boulevard, un groupe discutait ferme avec un chauffeur, un grand diable, qui voulait à tout prix passer, qui se fâchait. Déjà les flics de l’autre côté commençaient à s’agiter. On lui disait : « Tu n’as pas honte ? Tu vas appeler les flics contre des camarades ? — Laissez moi passer, je vous dis, je m’en fous, moi, de votre grève. Il faut que je becte, moi. »

Il fallut lui expliquer que ce n’était encore rien de rentrer au garage ; il aurait à en sortir, on ne pouvait rien lui garantir de ce qui lui arriverait.

« On avait dû le corriger, il se frottait doucement la gueule »

D’ailleurs, s’il y avait des jaunes à l’intérieur, il était de fait qu’ils ne sortaient guère. Vers huit heures, brusquement la porte s’ouvrit et deux voitures s’échappèrent. On vit alors qu’il y avait bien trois cents grévistes sur le boulevard de Charonne. Les deux taxis avaient l’air de rats qui ont abandonné leur tanière et qui se trouvent tout à coup en plein jour au milieu d’une pièce pleine de gens. Ils hésitèrent, tournèrent, puis partirent dans deux directions opposées.

Les sifflets de police crevèrent l’air du matin. Presque au même moment, tandis que les flics chargeaient vers les grévistes, il y eut un grand bruit de vitres brisées, l’un des taxis avait eu la malencontreuse idée de quitter le boulevard, et au coin de la rue des pierres avaient volé.

La police, comme un essaim de mouches bleues, tournoya sur elle-même. Elle avait l’air de chercher son cadavre. Mais le renard avait filé sans demander son reste [3]. Et, comme Catherine regardait à travers les vitres du café, les agents qui inspectaient les alentours, ne sachant pas qui ils devaient appréhender des nombreux passants, reconnaissables à leurs vareuses professionnelles, la jeune femme soudain s’aperçut que Victor et Bachereau n’étaient plus à côté d’elle. Et puis, tout d’un coup, voilà les flics qui virevoltent encore. Ils prennent leurs jambes à leur cou, ils courent sur le boulevard. Catherine sortit pour voir.

Grève des taxis-autos : les services d’ordre. A droite, le préfet Lépine.

À deux cents mètres plus loin, au milieu de la chaussée, le second taxi renversé piteusement sur le côté commençait à flamber avec une fumée blanche. Une cinquantaine de grévistes détalaient dans la perspective du boulevard, se rabattant à droite et à gauche. À côté de la voiture, stupide, le jaune qu’on avait jeté à bas de son siège regardait le désastre. Les agents autour de lui gesticulèrent. Il répondait difficilement, levant les bras au ciel. De sa place, Catherine le voyait mal, mais on avait dû le corriger, il se frottait doucement la gueule.

C’est alors qu’elle aperçut Bachereau. Sur le mur du garage, à cheval, le poing levé, la casquette en bataille, il parlait à ceux qui étaient à l’intérieur. À travers les boulevards on l’entendait crier. Il avait profité du désarroi de la police qui n’avait laissé personne à la porte du garage. Victor était en bas du mur, il avait dû lui faire la courte échelle. Le poing, en haut, brandi, scandait les phrases : ça ne dura pas longtemps. La police revenait. Bachereau que Victor tirait par un pied sauta à bas. Les deux hommes détalèrent comme des dératés. Les flics se jetaient sur eux ; mais à ce moment tout un groupe de chauffeurs, comme par hasard, traversait la chaussée. Peut-être bien qu’ils allaient sagement au garage... Cela ralentit l’élan de la police.

Catherine retrouva Victor à Levallois. Le lendemain, les chauffeurs iraient en délégation aux obsèques des époux Lafargue [4]. Viendrait-elle ? Ils prirent rendez-vous.

« Les incidents de rue se multipliaient »

[...] Les compagnies faisaient des efforts têtus pour briser la grève. Elles organisaient chaque jour une espèce de défilé de voitures, qui ne pouvaient guère qu’aller d’un garage à un autre, et sur le siège, elles asseyaient des jeunes pris à la Préfecture, où Lépine n’avait rien à refuser au Consortium, ou amenés à grands frais du fond des provinces, des gars que n’avait pas touchés la propagande rouge, frais émoulus de patronages et de préparations militaires.

Les incidents de rue se multipliaient : vitres brisées, voitures flambées, etc. À tel point que pour protéger leurs chauffeurs, coûteuse armée de briseurs de grève, qui ne servait guère qu’à la parade, les compagnies demandèrent des gardes municipaux, qui les accompagnèrent, assis à côté d’eux. Pour la galerie, un prétexte : les gardes étaient en réalité des guides pour les chauffeurs novices, à peine débarqués à Paris, et qui égaraient leurs clients dans la capitale.

L’unanimité ne régnait pas parmi les grévistes sur les méthodes à suivre avec les renards. On était au lendemain des débats parlementaires sur le droit de grève. Le parti radical-socialiste avait pris position contre le sabotage, la chasse aux renards. Il y avait dans le syndicat même des cochers-chauffeurs une vive opposition à ce qu’on appelait des actes de terreur. Mais ce légalisme était en général très mal vu des chauffeurs.

Notes

[1La grève des taxis durera du 28 novembre 1911 au 18 avril 1912. Elle a pour origine l’augmentation du prix de l’essence.

[2Roman publié en 1934.

[3Le terme « renard », synonyme du mot « jaune », désigne un briseur de grève.

[4Laura Marx et Paul Lafargue se suicident le 25 novembre 1911.