C’est une journée à multiples facettes que nous offre ce premier mai milanais. Premièrement et avant tout autre élément d’analyse, on peut constater que sont descendues dans la rue des dizaines de milliers de personnes qui représentent un spectre de la société non récupérable aujourd’hui par la représentation politique et du système des partis.
Dans l’ensemble, cette présence a su exprimer avec force le refus d’une ville modelée autour de l’Expo, renversant fermement cette "valorisation du terroir" dont se gargarisent les patrons de la nourriture. Elle a réussi à compromettre l’Expo-isation de la ville qui prétendait même délimiter l’espace d’expression politique de celleux qui s’opposent au modèle de développement incarné par le méga-événement du béton et du travail gratuit.
La journée était la seule réponse à donner à l’outrecuidance de la préfecture qui a décidé, à quelques jours de cette contre-manifestation, d’instaurer une zone rouge et d’interdire un parcours autorisé depuis des mois. La ville n’appartient pas à l’Expo : des périphéries au centre ville, il fallait l’affirmer, en essayant de pénétrer dans la zone rouge.
Ce cortège composite et façonné de pratiques hétérogènes a permis à toutes les réalités présentes au sein du parcours d’opposition au méga-événement de s’exprimer. Des pratiques de conflit radical ont cohabité avec des moments de rencontre entre jeunes précaires, occupant.e.s de maisons provenant de différentes villes. Les objectifs ciblés ont été atteints tandis que des groupes de rue jouaient. Dans l’ensemble, les différentes sensibilités et composantes ont pu s’affirmer.
Ce premier mai fut important dans la mesure où il a su poser avec clarté une incompatibilité entre le "modèle-Expo" et une partie du pays. Cette dernière n’accepte pas l’appauvrissement général comme horizon inévitable de "la reprise", artifice rhétorique pour nous forcer à serrer encore la ceinture. C’est là le pas de côté politique, effectué par la très nombreuse composante juvénile qui, animant ce cortège, a su démonter la rhétorique de ceux qui voulaient camoufler l’Expo comme un "nouveau début". C’est, in fine, reconnaître l’Expo comme point d’orgue et moment de redéfinition des mécanismes de précarité que nous subissons depuis des décennies. Ce pas de côté nous parle d’un espace d’opposition possible et concret aux bulldozers de Renzi et au "parti de la Nation" [1], d’une irréductibilité des tensions sociales qui traversent les territoires. Le premier ministre voulait une vitrine pour montrer ce qu’il y a de mieux en Italie. Il l’a eu dans ce premier mai de lutte : "l’excellence italienne" [2] c’est se réapproprier la rue, tou.te.s ensemble. Avec toutes ses limites, le cortège d’hier a été la première protestation large et déterminée contre Renzi et son modèle de développement, et c’est ainsi que l’on s’en souviendra.
Mais il s’agissait aussi d’une journée de protestation contre l’Europe de la crise, en continuité avec ce 18M à Francfort qui nous a montré une recomposition possible sur le plan du conflit en dehors et contre la gouvernance de l’Union Européenne. A l’Expo, il y avait les chefs d’État de toute l’Europe et de toute l’Europe des gens sont venus pour les contester. Il est sans doute question d’une dynamique encore balbutiante. Les incompréhensions réciproques sont démultipliées par des cultures politiques différentes et des niveaux de radicalité dissonants entre nos territoires respectifs. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire quand au travail de traduction, au sens large du terme. Mais il s’agit quand même d’une richesse que de voir cet horizon minimal des luttes qu’est l’Europe se concrétiser finalement dans la contamination du conflit et non pas dans des échanges entre les milieux politicards.
Voici les considérations positives que nous souhaitons mettre en avant quant à cette journée de lutte.
Demeurent tout de même beaucoup de points critiques sur lesquels nous devrions travailler ensemble… avec celleux qui ont envie de se mettre sincèrement en jeu.
La question, comme d’habitude, n’est pas dans les identités mais dans la méthode. Raisonner sur les pratiques qui nous rendent plus forts et qui mettent en lumière les lignes de fracture toujours plus importantes dans une société caractérisée par une rage aussi latente que diffuse. Défoncer des utilitaires ou des vitrines au hasard, c’est un geste idiot qui a du sens seulement pour celleux qui assument comme point de référence de leur agir "politique" leur propre micro-milieu nombriliste. En ce qui nous concerne, notre sujet social de référence reste celui des appauvri.e.s, des sans-logis, des jeunes, des migrant.e.s et tout cet excédent humain duquel dépend chaque horizon de changement radical de l’existant.
Aux commentateurs indignés qui aujourd’hui font fureur sur les réseaux sociaux et sur la toile en général, nous voudrions soumettre quelques petites observations :
1) Cette portion du cortège qui aujourd’hui est résumée et banalisée sous la formule du "blocco nero" [3] - et qui en réalité rassemblent en son sein des composantes politiques et sociales très différentes et stratifiées - était la plus ample, que cela plaise ou non. Que celleux qui aujourd’hui prétendent nier cette évidence se remémorent : au début de via De Amicis, on pouvait observer les lignes se grossir et beaucoup de jeunes essaimer des autres parties de la manifestation vers ce tronçon là.
2) Les subjectivités collectives ou individuelles, qui se sont retrouvées réunies là, entendaient pratiquer quelque forme de conflit : exercice de la force, ciblage d’un objectif déterminé, rupture avec la compatibilité des défilés monotones et complètement sans influence.
3) Le reste du cortège n’a pas été touché ou mis en danger physiquement pendant les affrontements ou les actions qui ont eu lieu. On pourra dire que c’est le mérite de l’attentive gestion des forces de l’ordre qui ont laissé se défouler cette manifestation en évitant que les désordres se répandent et deviennent ingérables. C’est vrai, mais la vérité se loge également dans la relation entre ce que la préfecture a décidé vis-à-vis d’une présence massive et la difficulté de gestion d’une telle présence. Une force effective était en action et elle était peu disposée à des formes de dialogue.
Dans un article, par ailleurs horrible, Luca Fazio [4] saisit au moins une donnée politique : il faut se confronter avec cette manière là d’être dans la rue et aucune structure organisée, durant ces occasions, est en condition d’exercer une force de contrôle et de direction accomplie. C’est un joli nœud à démêler et sur lequel travailler. À partir d’une prémisse : cette rage là, cette composition, ces sujets nous regardent et nous voulons y avoir à faire, avec toutes les difficultés que cela comporte. Ceux qui s’en soustraient - par calcul, par peur ou par une présumée supériorité politico-morale - sont en train de marquer une rupture entre les alphabétisés de la politique et les appauvris et les enragés qui se présentent sur la scène à certaines occasions. Ils instituent ainsi une hiérarchie d’apartheid politique entre ce qui est représentable et ce qui ne l’est pas. C’est un jeu auquel nous ne nous prêterons pas. Se soucier de la rupture qui risque d’être creusée entre les militant.e.s et le reste de la population est louable et nécessaire (nœud du consensus). Ne pas se poser le problème sur les façons d’englober et de donner du sens à une rage latente et nécessaire (nœud du conflit), c’est un choix à la Poncepilate et myope. Encore plus, de la part de celleux qui se représentent comme une option conflictuelle et antagoniste, alors que dans les faits ils pensent exclusivement à sauver leur peau et à garantir la reproduction de leur petit agrégé, en tenant ouvert des canaux de médiation et de dialogue qui ne mènent plus nul part.
Il y a beaucoup à dire, à raisonner et à commenter sur les faits du 1er mai. Mais il faut, avant tout, prendre une position claire : où et avec qui devons-nous être ? Il est infiniment plus intéressant de se retrouver le lendemain à devoir faire les comptes avec des conséquences et des issues imprévues, plutôt que de se donner des tapes sur l’épaule entre les infinies variantes d’un milieu politicard [5] constamment apeuré par l’émergence d’une quelconque forme d’excédent non prévu. Athènes, Baltimore, Istanbul sont au coin de la rue. Prenons en acte et agissons en conséquence, alors qu’il y en a qui pensent être encore dans la saison des Social Forum ou, pire, pendant les trente glorieuses. Ce n’est plus le cas.