L’antifascisme contre la révolution

Commentaires sur la révolution sociale espagnole.

« La révolution espagnole fut la plus singulière des révolutions collectivistes du XXe siècle. C’est la seule révolution radicale et violente qui se soit produite dans un pays d’Europe de l’Ouest et la seule qui ait été, malgré l’hégémonie communiste croissante, véritablement pluraliste, animée par une multitude de forces, souvent concurrentes et hostiles. Incapable de s’opposer ouvertement à la révolution, la bourgeoisie s’adapta au nouveau régime dans l’espoir que le cours des événements changerait. L’impuissance manifeste de leurs partis incita très vite les libéraux et les conservateurs à rechercher une organisation capable d’arrêter le courant révolutionnaire lancé par les syndicats anarchiste et socialiste. Quelques semaines seulement après le début de la révolution, une organisation incarnait à elle seule tous les espoirs immédiats de la petite et moyenne bourgeoisie : le Parti communiste. »

Burnett Bolloten, La Guerre d’Espagne. Révolution et contre-révolution (1934- 1939), 1991

1. La gauche n’a de sens qu’aux côtés de l’État et du Capital, comme médiatrice des rapports de classe et arbitre de l’exploitation. Formée à encadrer les exploité·es, à négocier en leur nom et à les réprimer si besoin, ses cadres sont d’une utilité certaine à la conservation des institutions de la bourgeoisie et à l’évolution de sa domination politique. Ses discours et son programme sont au final moins menaçants que son autonomie relative : à une époque où le capital cherche à étendre ses rapports à l’ensemble des sociétés, l’existence d’une communauté autre que la sienne fait obstruction. Le syndicalisme, même soumis et compromis, est de trop : tout organe de collaboration de classe doit émaner de l’État. Il faut le savoir, sans s’enfermer dans des manifestations datées de cette tendance totalitaire et des débats périmés à son sujet. Nous devons retrouver une perspective révolutionnaire, communiste, et penser ses manifestations présentes.

Mai 1937, barricade dans les rues de Barcelone.

2. Au triomphe du camp nationaliste a succédé celui des révisionnismes mythologiques de la Gauche. Retrouver une perspective révolutionnaire, communiste, implique de renouer avec l’autonomie de classe, que l’État et la Gauche ont violemment attaquée à travers le gouvernement de Front Populaire. La disciplinarisation productiviste du prolétariat et son désarmement par l’intégration des milices dans l’armée bourgeoise ont participé à la dissolution de la révolution dans la guerre. Et pas n’importe laquelle : celle de fronts, typique des États modernes. L’armée républicaine était une vulgaire armée bourgeoise. En 1934, cette même armée avait été placée - par cette même République - sous les ordres de Franco pour écraser la révolution asturienne. C’est à cette armée, mais aussi à la garde civile positionnée à l’arrière, que sont allées les armes et les munitions que réclamaient les milices prolétariennes sous-équipées. C’est derrière cette armée et cette police que les « anarchistes de gouvernement » se sont rangés, abandonnant définitivement toute perspective révolutionnaire au profit de la conservation d’un État bourgeois - et colonial. Le régime des brigades internationales n’a pas accordé son indépendance au Maroc. Le Front Populaire français et les généraux républicains espagnols s’y sont opposés. Une victoire militaire sans conservation de cette colonie menaçait la prospérité de la bourgeoisie libérale, qui entendait naturellement garantir ses intérêts au sortir de la guerre. De même, une victoire militaire sans écrasement préalable de la révolution sociale risquait d’être fatale à la bourgeoisie et à son État. L’antifascisme démocratique a servi de justification idéologique à la contre-révolution.

Le groupe anarchiste Les Amis de Durruti appelle, en vain, à s’allier au POUM, dont une colonne était en route depuis Madrid pour soutenir l’insurrection à Barcelone et en Catalogne.

3. La révolution espagnole s’éteint le 8 mai 1937 dans les rues de Barcelone. La CNT reste dans le gouvernement, qui vient de réprimer ses bases et leurs camarades du POUM, et passe sous la direction d’un socialiste plus droitier que son prédécesseur, chargé de régénérer l’autorité perdue par l’appareil d’État face à l’action des révolutionnaires. La direction de la CNT, c’est le parti de l’ordre. Peu après, le dirigeant du POUM Andreu Nin est arrêté par la police politique républicaine et exécuté, après avoir été dénoncé par André Marty, « inspecteur général » des Brigades internationales – responsable, en outre, du nettoyage opéré par les services du NKVD dans les rangs des volontaires armés. L’acharnement victorieux contre le POUM, les anarchistes et les autres antistaliniens – en un mot, les révolutionnaires – était parfaitement logique à une époque où le stalinisme s’était engagé dans une lutte mondiale pour le contrôle et la direction du prolétariat. L’antifascisme démocratique fut sans doute l’arme la plus sophistiquée de cette entreprise. Forçant les plus radicaux et radicales à s’aligner sur les plus modéré·es au nom de l’unité d’action, repoussant la révolution après la guerre, l’antifascisme démocratique a permis de dénoncer et de combattre comme « fascisme de gauche » toute tentative réelle de réaliser la révolution.

Carte des bâtiments tenus par les staliniens et leurs alliés (étoiles bleues pleines), et par les anarchistes et le POUM (étoiles rouges contourées) pendant les journées de mai 1937.

4. Ironiquement, l’antifascisme constitua le principal argument au service du renversement de la conception léniniste de la guerre. L’impératif stratégique n’était plus de « transformer la guerre impérialiste entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs, en une guerre pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme. » Au contraire, le passage à la guerre de fronts et l’intégration des milices dans l’armées régulière – avec son pendant social, la redisciplinarisation de la classe ouvrière désarmée, et son pendant politique, l’intégration de l’anarchisme à l’État – a marqué la transformation de la guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs en une guerre impérialiste entre les peuples, pour l’extension de la sphère d’influence du régime bureaucratique soviétique, pour la conservation des institutions représentatives bourgeoises, pour la réalisation de l’industrialisation capitaliste dans la péninsule ibérique.

Des militantes du Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC, stalinien) démontent une barricade d’insurgés sur les Ramblas. En bout de chaîne humaine, l’agent du NKVD Caridad Mercreder.

5. Cette intégration – opérée sur les plans militaire, politique et social – est directement liée à la nature des structures – armée régulière, État-nation, syndicats – qui l’ont rendue possible. Nous ne nous étendrons pas ici sur la critique du militarisme et de sa discipline verticale, ni sur celle de l’État et de ses mythes unificateurs. La critique du syndicalisme nous semble plus pertinente, parce que moins évidente chez les militant·es révolutionnaires. La CNT espagnole était un syndicat. Pour original et radical qu’elle soit, cette centrale syndicale ne pouvait aller contre sa fonction : la négociation du prix de la force du travail (salaire) et la médiation dans les conflits de classe au travail (compromis). La répression, la conscience des bases, le caractère de masse de l’organisation n’y peuvent rien : un syndicat anarchiste est d’abord et toujours un syndicat. Il n’y a, dès lors, rien d’étonnant à voir des responsables de la CNT et de l’UGT assis à la même table œuvrer à la rationalisation de la production et à son optimisation par la modernisation technique et organisationnelle ; à imposer le taylorisme-fordisme au prolétariat au nom de la socialisation du capitalisme. Du reste, la contradiction entre institution et subversion avait été résolue bien avant la guerre civile, en 1931, avec le renoncement à l’anti-parlementarisme et le soutien électoral au camp républicain. La CNT, reniant son anti-étatisme, partait à la conquête du pouvoir. Six années plus tard, elle appelait les ouvriers et les ouvrières à obéir à la police du régime républicain – celle-là même qui emprisonnait, harcelait et assassinait les prolétaires en lutte jusqu’alors ; celle-là même qui avait réprimé, avec l’armée, l’insurrection asturienne de 1934 (3 000 tué·es, 7 000 blessé·es, 30 000 arrestations). Un bon anarchiste de gouvernement est un anarchiste mort.

Corps d’un anarchiste tué lors des affrontements à Cerdanyola del Vallès, au nord de Barcelone.

6. L’antifascisme a joué un rôle fondamental dans la conservation du pouvoir étatique et bourgeois en Espagne. L’erreur impardonnable des révolutionnaires a été de penser la conquête du pouvoir derrière eux. En vérité, si le prolétariat a pu reprendre partiellement le contrôle sur son activité, il n’a jamais eu le pouvoir. Les barricades de mai 1937 étaient l’ultime tentative des révolutionnaires et du prolétariat catalans de détruire le pouvoir d’État – qui s’était maintenu dans le gouvernement du Front Populaire, et qui allait se maintenir indépendamment de l’issue militaire du conflit. Dernière tentative de revenir à l’état insurrectionnel qui avait ouvert la perspective d’une révolution, elle n’a pas suffi à mettre un pied dans la porte. Gavée d’antifascisme jusqu’à l’indigestion, maintenue dans un mensonge permanent par les revirements et les anathèmes de la presse républicaine et stalinienne, la classe ouvrière est allée à l’abattoir persuadée d’y trouver son paradis. L’antifascisme a permis à la République espagnole de gagner la partie contre le prolétariat, mais seulement pour mieux la perdre contre Franco.

La Prison Model de Barcelone, lieu d’enfermement des révolutionnaires catalans sous la Restauration, la dictature de Primo de Rivera, le Front Populaire et le régime de Franco.

Note

Ce texte a été rédigé par le Groupe Révolutionnaire Charlatan

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