Ce que nous appelons « nationalisme » trouve ses origines au XVIIIe siècle et s’est imposé comme modalité politique de définition du « peuple » en Europe jusqu’au XXe siècle. Cette conception pose la légitimité politique de l’État, considéré comme la conséquence directe de l’unité du peuple qu’il gouverne.
Nature et histoire du nationalisme romantique
Le nationalisme, dans son acception romantique, renvoie à une manière commune de pratiquer un langage, une religion, une culture et des « coutumes nationales ». Ce nationalisme s’est développé en réaction aux pouvoirs dynastiques, monarchiques et impériaux, qui justifiaient leur domination par l’autorité du souverain, indiscutable.
Le nationalisme établit les populations en héritières des traditions culturelles, et fait de ces dernières la condition sine qua non de l’existence politique des sujets. Cette idée de patrimoine culturel hérité divise les nationalistes : d’un côté, on prétend que la qualité des membres d’une nation réside dans une origine génétique commune, qui se traduit politiquement par une nationalité raciale, répondant au droit du sang ; de l’autre, on considère que le simple fait de prendre part à la culture nationale suffit à légitimer l’appartenance à une nation, qui passe plutôt par un droit du sol.
La conscience nationale a été un vecteur d’autodétermination en Europe, aussi bien vis-à-vis des dynasties d’Ancien Régime que des dominations impériale ; ce sont bien les nationalismes qui ont cristallisé les forces révolutionnaires dans leur résistance à l’Empire français, pour prendre l’exemple des pays conquis par Napoléon.
Malgré l’aspect libérateur qu’a pu revêtir le nationalisme romantique, il ne faut pas occulter les affinités certaines que celui-ci a entretenu avec le concept de race ; affinités qui ont mené à l’expression d’un nationalisme de supériorité, caractérisé par l’affirmation d’un droit originel et naturel à la domination culturelle et génétique sur un territoire donné, désigné en tant que « mère patrie ». Cette conception s’accompagne souvent du postulat selon lequel toute personne extérieure à la communauté nationale est inévitablement hermétique à ses références culturelles et artistiques. On retrouve par exemple cette idée d’étanchéité chez Wagner, qui l’utilisa afin de soutenir l’incompatibilité entre l’identité juive et la nation allemande.
Le nationalisme romantique a joué un rôle important dans les événements du début du XXe siècle. Chez les puissances européennes, la forme de l’État-nation fondé sur la langue, la culture et l’ethnie domine, et quand la Première Guerre prend fin, c’est bien vers la création d’États-nations que se tourne le président Wilson, comme si cette forme était naturelle, voire nécessaire. Si tous les États-nations n’ont pas été marqués par l’émergence de régimes autoritaires ou totalitaires, il n’empêche que ce type de régime s’appuie toujours sur un nationalisme dur et intransigeant. Dès lors, si le temps n’a pas montré que l’issue naturelle du nationalisme était le totalitarisme, il a tout de même montré son potentiel négatif.
Quelques problématiques posées par le nationalisme
Le nationalisme pose un problème de prudence : comment s’assurer qu’un nationalisme « positif » ne devienne pas une violence exclusive et potentiellement génocidaire ? Il serait bien naïf de croire en l’existence d’une figure capable de guider le nationalisme sur une voie vertueuse, tout comme il paraît invraisemblable de soutenir qu’un travail d’éducation suffirait à inculquer un nationalisme « sûr », pacifié, débarrassé de ses dérives potentielles. Le nationalisme est et restera toujours un danger, même porté par une gauche bienveillante et soucieuse de renouer, par exemple, avec la conception révolutionnaire française de la nationalité, qui devait être donnée à quiconque désirait participer au projet politique républicain. Mais cette nationalité ouverte, ce projet de citoyenneté universelle, n’en sont pas moins fondés sur l’affirmation d’une visée unique et hégémonique. Ainsi, le nationalisme se construit toujours contre quelque chose, même si ce n’est pas cette « chose » qui est posée d’emblée.
La nationalité semble s’être imposée comme la principale modalité de définition du peuple dans le contexte européen, et plus généralement occidental. Cette conception a ensuite été étendue par l’impérialisme, et il faudrait étudier plus spécifiquement le monde extra-occidental afin de rechercher les traces d’un éventuel nationalisme particulier, et d’établir les différentes modalités de définition et représentation des peuples.
Le principe de nationalité pose également le « peuple » en qualité d’acteur de l’histoire, celle-ci devenant dès lors nationale. Mais ce « peuple » n’est jamais qu’un dogme, qui peut être désavoué au profit d’autres interprétations de l’histoire. Ainsi, il est possible d’établir un acteur non-national de l’histoire, comme le prolétariat par exemple. Le développement initial du nationalisme français était intimement lié à une croyance selon laquelle l’ensemble des nationalismes européens cohabiteraient dans une bienveillance naturelle. L’analyse marxiste, postérieure, a pu prendre acte de l’échec de cette vision et dépasser cette illusion.
Le nationalisme pose aussi la question du patriotisme. Le terme date du milieu du XVIIIe siècle et désigne l’attachement individuel, sentimental et politique, à la patrie. Le terme « patrie », quant à lui, désigne le « pays des pères » (le terme anglais est « fatherland »). Si la patrie désignait simplement, à l’époque antique, la terre où étaient enterrés les ancêtres, elle a pris une connotation guerrière à l’époque moderne (au moment de l’émergence de l’idée de patriotisme), au point de désigner le pays (ou la nation) pour laquelle on est prêt.e à se sacrifier. Mais la patrie n’est pas nécessairement une notion aussi guerrière, et peut désigner un lieu d’attaches familiales ou émotionnelles. Ainsi, la patrie n’est pas nécessairement le pays de ses ancêtres, mais bien plutôt celui dans lequel on choisit de faire sa vie. Cette conception est loin de faire l’unanimité, et la notion de patrie conserve une forte dimension identitaire. Si bien que la patrie, aussi rassembleuse qu’elle peut être, affirme toujours une différence. Et c’est dans l’affirmation de cette différence que réside le risque irrémédiable de xénophobie.
La territorialisation de la problématique
Les notions de patrie et de nation renvoient toutes à un territoire. Elles constituent, en quelque sorte, des interprétations politiques de l’espace. Il importe donc de lier la question des mentalités à celle des territoires, si l’on veut se confronter au nationalisme et au patriotisme. Ce sont deux notions qui renvoient à des territoires généralement vastes, auxquels on entretient une relation qui dépend surtout d’un imaginaire national. La patrie et la nation ne sont jamais intégralement vécues, car elles sont toujours vécues depuis une espace particulier. L’école, l’histoire nationale, le sport national, l’interventionnisme militaire international, sont autant de moyens d’appréhender ces territoires qui nous dépassent et qu’on ne connaît jamais que par en haut (parce qu’une instance supérieure nous inculque un récit national).
Il est possible d’opposer l’espace national-patriotique, vécu par le biais du récit national et des représentations collectives, à l’espace vécu. Cet espace vécu représente l’ensemble territorial au sein duquel on « fait sa vie » : les lieux où l’on habite, où l’on travaille, où l’on profite de son temps libre, ainsi que les lieux qu’il nous faut traverser pour passer de l’un à l’autre. Cet espace n’est pas vécu comme patriotique ou national, mais bien plutôt comme quotidien, et sa valeur est bien plus humaine que symbolique. Il s’agit d’un espace qui fait sens sans nécessiter l’intervention d’une instance supérieure. C’est sans doute à cette échelle de l’espace vécu qu’il faut mener la bataille contre le nationalisme et le patriotisme. Comment ?
L’exercice de la démocratie directe et locale doit permettre la construction d’espaces politiques susceptibles d’accueillir la déconstruction des principes nationalistes. Libérer un espace politique local et démocratique représente plusieurs avantages considérables. Tout d’abord, cela doit permettre d’opérer un glissement au niveau de la légitimité politique : le sujet politique n’est plus déterminé par son appartenance à la nation, mais bien par le fait qu’il ou elle vive l’espace ou non ; les sujets politiques ne sont plus, dès lors, des nationaux, mais bien la totalité des acteurs et actrices du territoire. Ce qui se joue ici, c’est une universalisation du sujet politique.
Ensuite, comme le soutient la pensée du municipalisme libertaire, l’échelle locale doit permettre de dépasser plus facilement les rapports de classe : la minorité dominante est bien plus isolée au sein d’une assemblée communale démocratique qu’au sein de l’Assemblée Nationale. Puisque la démocratie directe et locale implique une confrontation directe des parties opposées, il est plus facile de contraindre une minorité dominante au compromis ; sans parler de la connaissance mutuelle des sujets politiques, qui peut être un bon vecteur de dépassement des logiques théoriques du pouvoir.
En revanche, si le municipalisme libertaire prétend pouvoir faire le deuil de la lutte des classes à son échelle, il importe de se poser la question des autres formes de domination. La démocratie directe ne vaut rien si elle est une fin en soi : il faut qu’elle soit un outil d’émancipation et d’abolition de toutes les formes d’oppressions. C’est pourquoi il importe d’articuler les différents combats en une lutte commune, sans en reléguer dans le processus. A moins de vouloir faire la révolution à moitié, histoire de conserver ses privilèges malgré tout…
Du nationalisme aux nationalismes
On ne le répètera jamais assez : il faut sortir du dogme de l’État-nation. Parce que l’État est profondément coercitif, et que la nation implique la différenciation. Mais cette posture n’est pas toujours évidente, car le nationalisme est pluriel. C’est une posture qui concerne surtout le nationalisme de conservation, c’est-à-dire un nationalisme établi, disposant de son État et contre lequel il nous faudrait lutter. Elle concerne aussi le nationalisme revendicatif, identitaire et conservateur, qui ne cesse de progresser dans la sphère politique professionnelle comme dans la sphère privée. Ce nationalisme revendicatif réside dans les discours nationalistes et excluants qui se tiennent au sein des États-nations constitués ; c’est par sa manifestation que la nation se maintient, que l’État conserve sa dimension nationaliste.
Que faire, cependant, du nationalisme de libération qui, tout en s’opposant à un nationalisme de domination, reste une forme de nationalisme ? Une question brûlante doit être posée : la lutte de libération doit-elle nécessairement être nationaliste ? C’est une question à laquelle il est impossible de répondre ici, car elle demande une analyse historique des différents mouvements de libération, des différentes acceptions du « peuple », des différentes formes d’organisation adoptées et revendiquées par les mouvements de libération, etc. C’est aussi une question qui doit interroger les formes organisationnelles alternatives, à l’image du Chiapas ou du Rojava, pour y mesurer l’éventuel décalage entre la volonté de rompre avec l’État-nation et le poids effectif de l’idée de nation dans les mentalités et dans les pratiques. Bref, c’est une question qui demande des connaissances historiques, des arguments analytiques et un recul dont l’auteur de ce texte ne dispose pas*.