En dix secondes : Le Patriot Act est une loi antiterroriste promulguée dans l’urgence (à titre provisoire et exceptionnel) après les attentats de 2001. Cependant, elle s’est ancrée dans le Droit américain à la suite de longs débats parlementaires.
Elle a permis la constitution de gigantesque base de données personnelles associant secteurs privés et publics, mais aussi la multiplication des perquisitions sans décision d’un juge, et le renforcement des contrôles aux frontières, au moyen des dispositifs biométriques en particulier.
En savoir plus : Sommaire détaillé
-* Le vote du texte dans l’urgence et l’émotion
-* Quand l’exception devient la règle
-* Quel bilan au plan du contrôle d’internet ?
-* Quel bilan au plan des pratiques policières, et en particulier des perquisitions ?
-* Quel bilan en termes de contrôle aux frontières ?
-* Vers une transposition de ce côté de l’Atlantique
Le vote du texte dans l’urgence et l’émotion
Les premiers rédacteurs du Patriot Act (acronyme pour Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism, c’est-à-dire « fournir les outils appropriés pour intercepter et bloquer le terrorisme ») sont le général Dinh et le futur secrétaire du département de la Sécurité intérieure, Chertoff.
Dans le climat de paranoia lié aux attentats du 11 septembre, le texte présenté à la Chambre des représentants comme résolution 3162 fait peu débat et est expédié remarquablement vite par le Congrès, puis par le Sénat [1]. Le 25 octobre 2001, George W. Bush signe ce texte de 132 pages, qui entre en vigueur presque aussitôt, le 26 octobre 2001.
Cette loi d’exception renforce énormément les pouvoirs de l’armée américaine et des différentes agences gouvernementales des États-Unis (FBI, CIA, NSA) [2] et remet en question un certain nombre de libertés fondamentales. Il modifie, entre autres, les lois sur l’immigration, les lois d’opérations bancaires, la loi de surveillance d’intelligence étrangère (FISA). Pour mémoire, les grands axes du Patriot Act sont les suivants :
- Titre I : Augmenter la sécurité intérieure contre le terrorisme
- Titre II : Procédures augmentées de surveillance
- Titre III : Réduction du blanchiment d’argent international et Lois de financement anti-terroriste de 2001
- Titre IV : Protection des frontières
- Titre V : Enlèvement des obstacles sur l’investigation dans le terrorisme
- Titre VI : Aide aux victimes du terrorisme, des officiers de sécurité publique et des familles
- Titre VII : Partage accru des informations pour la protection d’infrastructures critiques
- Titre VIII : Renforcement de la législation pénale contre le terrorisme
- Titre IX : Amélioration du renseignement
Ce texte crée également la nouvelle catégorie promise à un grand succès de « terrorisme intérieur » (section 802) ainsi que le statut "combattant illégal" qui permet au gouvernement des États-Unis de détenir sans limite et sans inculpation toute personne soupçonnée de projet terroriste, ce qui donnera lieu à la mise en place du camp de Guantanamo dans le sud-est de Cuba : cette localisation sur une base militaire américaine a été utilisée pour refuser de soumettre les détenus au système judiciaire fédéral américain, prenant appui sur l’extra-territorialité de la base.
Quand l’exception devient la règle
Le 21 juillet 2005, la Chambre des représentants a approuvé à une large majorité la prolongation de l’application des mesures du Patriot Act par 257 voix contre 171 : parmi les seize dispositions du Patriot Act venant à expiration au 31 décembre 2005, quatorze étaient ainsi rendues permanentes.
« Le camp est l’espace qui s’ouvre quand l’état d’exception commence à devenir la règle. » Giorgio Agamben, Moyens sans fin
Les deux autres dispositions, concernant les écoutes téléphoniques et l’accès aux fichiers personnels, comme les emprunts dans les bibliothèques, étaient prolongées pour dix ans, alors qu’une série d’amendements était adoptée pour apporter des « garanties » dans l’application de la loi.
Suite à une longue procédure parlementaire [3], le texte révisé a été adopté au Sénat en 2006 avec 89 voix pour et 10 contre (plus 1 non-votant), suivi par la Chambre des représentants le 7 mars 2006, avec 280 voix pour et 138 contre (plus 14 non-votants). Le renouvellement est alors promulgué par le président George W. Bush le 9 mars 2006.
Le Patriot Act est une nouvelle fois prolongé par un vote du Congrès, cette fois sans modifications, le 26 mai 2011, quelques heures avant l’échéance du Patriot Act, prévue le 27 mai 2011 à minuit, et ce jusqu’en juin 2015. Ainsi, la loi est finalement prolongée après les votes favorables et in extremis du Sénat (72 voix contre 23) puis de la Chambre des représentants (250 voix contre 153). Le renouvellement est ensuite promulgué par le président démocrate Barack Obama [4], le Prix Nobel de la Paix le plus drôle de ces dernières années.
Quel bilan au plan du contrôle d’internet ?
Dans la pratique cette loi a permis aux services de sécurité d’accéder aux données informatiques détenues par les particuliers et les entreprises, sans autorisation préalable et sans en informer les utilisateurs [5]. Le titre V, intitulé « Enlèvement des obstacles sur l’investigation dans le terrorisme » [6] permet au FBI une autorisation beaucoup plus large des « lettres de sécurité nationale » qui sont des sortes de mandats, mais sans supervision judiciaire, obligeant les groupes privés (notamment les fournisseurs d’accès à Internet) à donner accès au FBI à leurs bases de données personnelles.
Auparavant restreints à des personnes soupçonnées de terrorisme ou d’espionnage, on a pu observer que l’usage des NSL a été largement étendu au-delà de son périmètre initial au cours des années : le FBI a ainsi utilisé de façon exponentielle ces NSL, en en délivrant 200 000 entre 2003 et 2006.
Fin 2003, Bush et Ashcroft [7] ont non seulement autorisé les agences à conserver les données acquises via les NSL (auparavant détruites si elles concernaient des personnes innocentées) mais ordonné que ces données soient enregistrées sur des systèmes de traitement à des fins d’exploration de données, et étendu l’accès à ces bases de données aux gouvernements locaux, étatiques et tribaux, ainsi qu’aux « entités appropriées du secteur privé », non définies.
En janvier 2004, le FBI a ainsi mis sur pied l’Investigative Data Warehouse, fondée sur ce même logiciel Oracle utilisé par la CIA, afin d’exploiter ces données personnelles provenant à la fois du secteur privé et du secteur public. [8]
En Juin 2013, éclate le scandale Prism qui révèle que les autorités américaines ont fait des milliers de demandes d’informations à Google, Yahoo, Microsoft, Apple et Facebook. Ainsi Microsoft a révélé 19000 demandes, 5000 demandes pour Apple et 9000 demandes pour Facebook. Les chiffres pour Google n’ont pas été communiqués. Malgré l’émoi suscité, le gouvernement américain défend son programme de surveillance. Concrètement, cela signifie que des données hébergées sur le sol français par un acteur américain peuvent être réclamées par la NSA ou un autre service de renseignements sans notification.
Quel bilan au plan des pratiques policières, et en particulier des perquisitions ?
Outre l’aspect internet, Le Patriot Act instaurait aussi les Sneak and peek warrant (section 213), c’est-à-dire des perquisitions menées en l’absence de la personne perquisitionnée, qui peuvent être utilisés dans le cadre de toute enquête judiciaire (y compris pour des « misdemeanor », simples délits). Ces mandats ont dû être amendés suite à la décision d’un juge les déclarant anticonstitutionnels, en raison de la violation du 4e amendement de la Constitution, dans l’affaire Brandon Mayfield, un avocat de Portland victime d’une telle perquisition et accusé de terrorisme parce que le FBI affirmait avoir identifié ses empreintes digitales sur des explosifs trouvés à Madrid après les attentats du 11 mars 2004 [9].
Finalement, cette loi censée lutter contre le terrorisme a été utilisée à d’autres fins. Ainsi, selon une enquête de l’Electronic Frontier Fondation (EFF), sur 11 129 demandes de perquisition dans le cadre du Patriot Act en 2013, seuls 51 avaient trait au terrorisme ; les demandes concernaient pour l’essentiel le trafic de drogue.
Quel bilan en termes de contrôle aux frontières ?
Enfin, le Patriot Act a eu des effets très nets en termes de nationalisme et de racisme d’État à travers des mesures comme la détention des étrangers suspectés de porter atteinte à la sécurité, la constitution de listes de personnes à risques, un ciblage des étrangers venant des pays du Sud considérés comme potentiellement dangereux et une classification de certains États dans le groupe des « voyous » (Rogues States).
Prenant le relai de la figure du communiste du maccarthysme, ou du dealer immigré des années 80, la figure du "terroriste" s’impose comme nouvel "ennemi intérieur" qu’il s’agit de traquer et de démasquer, via la réactivation de multiples stéréotypes racistes focalisant la méfiance sur les étrangers qui n’ont pas le droit de vote.
"Le homeland security est ainsi construit autour de l’idée du repérage, de l’identification, de la surveillance, de l’expulsion et/ou de la suppression de l’ennemi infiltré." [10]
Au plan des pratiques, cela a aussi correspondu à une augmentation de 2 milliards de dollars du budget des frontières en 2002, à un renforcement du contrôle dans les ports et aéroports, aux frontières avec le Canada et le Mexique, mais aussi à une technologisation de ces contrôles aux frontières (surveillance électronique des individus par des banques de données, introduction des dispositifs biométriques). Ces "smart borders" ont été conçues pour répondre à la contradiction entre la volonté de contrôler les frontières pour les personnes étrangères, et la volonté de maintenir les échanges économiques, en particulier entre pays membres de l’ALENA [11] . Au bilan, le Patriot Act a participé à la constitution d’immenses bases de données informatisées regroupant nos données personnelles, à la normalisation de la souveraineté policière, en particulier pour les perquisitions sans décision du juge, et au renforcement du contrôle aux frontières, à travers l’usage de dispositifs biométriques.
Vers une transposition de ce côté de l’Atlantique
En Europe, faire passer une loi pour contrôler internet, perquisitionner sans mandat et limiter les déplacements au nom de la "liberté d’expression", la pilule serait peut-être un peu grosse. D’autant qu’on peut reprocher beaucoup de choses différentes à Charlie Hebdo, mais pas d’avoir été un fervent défenseur de Bush et de son Patriot Act. Mais comme on dit, plus c’est gros mieux ça passe, et les points d’appui dans les textes législatifs précédents sont nombreux, à commencer par la loi anti-terroriste votée en novembre dont la méthode ressemble étrangement au Patriot Act.
Passée en procédure accélérée, cette loi "anti-terroriste" recourait en effet déjà à une logique d’exception. Au plan du contrôle d’internet, comme le soulevait la Quadrature du Net, on retrouvait une même logique de de profilage, de suivi de « parcours de radicalisation », de croisement de données, de suspicion généralisée...
Au-delà, cette loi permet aux services de police de demander aux fournisseurs d’accès internet de bloquer l’accès à certains sites ou contenus sur le web, pour empêcher les internautes résidents en France d’accéder à des contenus qui feraient l’apologie du terrorisme [12]. Quant au rapport entre pratiques policières et libertés individuelles, il y une logique constante de contournement du judiciaire, assortie de la création d’une qualification floue d’ "entreprise terroriste individuelle" permettant de viser des individus isolés [13].
Enfin au plan du contrôle des frontières, dans ce projet de loi, l’article 1 instaure une possibilité d’interdiction de sortie du territoire pour des personnes sur lesquelles pèse un soupçon de volonté de rejoindre des théâtres de guerre [14]. En outre, ce ne sont pas des lois qui ne nous concernent pas mais seraient destinées aux seuls islamistes : on se souvient des poursuites dans le cadre de l’affaire Tarnac, ou des des 4 camarades italiens attaqués et condamnés pour la destruction d’un engin de chantier dans le Val de Susa, en vertu de mesures anti-terroristes similaires.
A l’issue de la réunion de ministres de l’intérieur européen (justement élargie au ministre américain - photo ci-dessus), de grandes tendances se dégagent : elles portent sur l’assouplissement de la coordination entre services (Europol, Eurojust, Interpol, EMPACT), le renforcement du contrôle aux frontières via le système PNR [15], ainsi que du contrôle d’internet au moyen d’un "partenariat avec les grands opérateurs de l’Internet ". Il n’est pas anodin que Holder, le ministre américain, soit présent : les États-Unis avaient directement fait pression sur leurs voisins mexicains et canadiens pour mettre en place un durcissement du contrôle aux frontières.
Si les européens ne l’ont pas attendu pour mettre en place de vastes opérations xénophobes (opération Mos Maiorum cet automne) [16], elles pourraient passer un cap si le PNR parvient à être imposé. Il semble de même que le contrôle d’internet et la facilitation des opérations de police sans décision judiciaire, préparés par les lois françaises, prennent la forme des dispositifs découlant du Patriot Act.
La prochaine échéance désignée est le Conseil JAI informel de Riga, le 29 janvier 2015 : il faudra être attentifs aux tentatives sécuritaires qui mettent en péril nos informations et libertés personnelles en s’appuyant sur le choc psychologique des attentats à Charlie Hebdo.
Finalement, le Patriot Act n’est plus une réalité lointaine qu’on peut étudier de loin, comme une étrangeté américaine : son esprit imprègne déjà un ensemble de dispositifs répressifs qui sont en train de se mettre en place en Europe.