Ce samedi promettait d’être explosif. Comme pour le 16 mars, les Gilets jaunes étaient appelé·e·s à converger vers Paris.
Plusieurs rassemblements avaient été annoncés :
- À 13h, un parcours déclaré de la basilique de Saint-Denis à la cathédrale Notre-Dame ;
- À 12h30, un parcours déclaré de Bercy à République ;
- À 10h, des rassemblements sauvages à Châtelet, gare du Nord et porte Saint-Denis pour rejoindre la Madeleine à midi et partir en direction de l’Élysée.
Châtelet
Nous décidons de nous rendre à Châtelet pour 10h. En arrivant, nous constatons que la place est entièrement ceinturée de camionnettes de police. Les quelques personnes un peu trop statiques sur les trottoirs sont brutalement sommées de circuler. Les récalcitrant·e·s sont embarqué·e·s dans des fourgons de la brigade d’assistance aux personnes sans-abri. Une quinzaine de personnes sans gilets jaunes se regroupe un peu plus loin sur le Pont au Change, au milieu des touristes prenant la Conciergerie, la tour Eiffel et Notre-Dame en photo.
Cela n’empêchera pas une dizaine de policiers hargneux de les poursuivre et de les nasser à l’autre bout du pont. Quelques-un·e·s qui pensaient y avoir échappé se font attraper par des flics en civil, sans brassards, brusquement sortis d’une vieille Clio.
Nous apprendrons plus tard que les camarades qui se sont retrouvé·e·s à la gare du Nord, bien que plus nombreux·ses, ont subi le même sort et se sont fait·e·s disperser.
Bercy
Comprenant qu’il était inutile de s’attarder, nous gagnons Bercy vers 10h30. Là-bas, plusieurs milliers de Gilets jaunes sont déjà présent·e·s, et ont investi les marches de l’Arena, face au ministère des Finances.
Sur la place, au milieu de la foule, plusieurs personnalités Gilets jaunes lancent les slogans : « Macron démission », « On est là, on est là, même si Macron ne veut pas, nous on est là, pour l’honneur des travailleurs, et pour un monde meilleur, nous on est là », « Emmanuel Macron, ô tête de con, on vient te chercher chez toi », « Castaner, nique ta mère », « Gilets jaunes, quel est votre métier ? Ahou, ahou, ahou », « Révolution », « Aha, anti, anticapitaliste ». Une voiture de police passant par là déclenche spontanément des huées, des sifflements et des « Tout le monde déteste la police ».
Vers midi, avant l’heure de départ prévue, des manifestant·e·s se dirigent vers le ministère des Finances, suivi·e·s par le reste de la foule. Très vite, des camionnettes et une ligne de gendarmes leur barrent la route. Paniqués, plusieurs Gilets jaunes, probablement proches des organisateurs, crient que ce n’est pas par là, et tentent d’initier un mouvement sur le boulevard de Bercy vers la Seine, qui ne sera suivi par personne.
Pendant une demie-heure, les manifestant·e·s tenteront de percer un passage, à coup de bouteilles, de pétards et de slogans, mais sans succès. À 12h30, il est décidé de lâcher prise et d’emprunter le parcours déclaré.
Plusieurs dizaines de milliers de Gilets jaunes parcourent donc le boulevard de Bercy et les voies sur berge, au milieu de la circulation qui n’a pas été coupée, jusqu’au bassin de l’Arsenal, qu’ils longent sur le boulevard de la Bastille.
Rue Jules César, des voltigeurs sont là et se font copieusement huer et insulter. En représailles, ils chargent violemment et envoient grenades lacrymogènes sur grenades de désencerclement. Alors que le cortège se reforme, ils attaquent de nouveau comme des chiens. On leur crie « Flic suicidé, à moitié pardonné ». Nous parvenons finalement à continuer notre chemin jusqu’à Bastille, et nous nous engageons sur le boulevard Richard-Lenoir.
Cette fois, ce seront les CRS qui harcèleront le cortège, bloqué entre les jardins recouvrant le canal, des balustrades, des escaliers et des voitures. Le gaz lacrymogène devient un épais brouillard, et les CRS chargent au hasard, dans un sens et dans l’autre, soutenus par les bacqueux, matraque télescopique à la main et la bave de rage leur coulant des lèvres. On leur crie « Ne nous rejoignez pas, suicidez-vous », en référence au « Ne nous regardez, rejoignez-nous » habituellement destiné aux passant·e·s.
Nous parvenons à nous engager dans l’étroite rue Oberkampf, sous le regard de bobos méprisants. Vers 13h30, à Parmentier, nous apprenons qu’une partie du cortège derrière nous a été nassée sur le boulevard, a priori au niveau de Saint-Ambroise. Le cortège s’arrête pendant que des camarades font demi-tour. Vers 14h, alors que le signal du départ est donné, tandis qu’une centaine de manifestant·e·s continue en direction de Ménilmontant, les gendarmes qui empêchaient l’accès à l’avenue de la République chargent soudainement et bloquent le cortège qui monte de la rue Oberkampf. Profitant du moment, nous nous empressons de prendre l’avenue de la République, sous les tirs de LBD des bacqueux qui se tenaient derrière les gendarmes. En France, en 2019, c’est les mains en l’air que l’on doit manifester.
Au niveau de la rue de Nemours, nous appelons nos camarades toujours bloqué·e·s dans la rue Oberkampf. Ielles nous rejoignent, et c’est à plusieurs milliers que nous reprenons le boulevard Richard Lenoir jusqu’au quai de Valmy. Au niveau de la rue du Faubourg du Temple, de vifs affrontements ont lieu devant le MacDo.
De la fumée noire s’élève, mais elle provient a priori de voitures incendiées. Des tirs de lacrymo ont lieu dans notre dos depuis la rue du Faubourg du Temple à travers le boulevard. Une riveraine croit bon de les aider en jetant des seaux d’eau sur les manifestant·e·s.
Vers 15h, comme la situation n’évolue pas, nous nous replions, sous les lacrymos, vers l’avenue de la République. Mais les flics barrent tous les accès, et plusieurs milliers de Gilets jaunes sont compressés au croisement de l’avenue de la République et du boulevard Richard Lenoir. Nous parvenons finalement à repousser les flics qui tenaient l’avenue en direction de la place de la République, que nous gagnons.
Place de la République
Comme d’habitude, la place de la République est transformée en nasse géante (à se demander pourquoi les flics ne nous ont pas laissé·e·s y aller plus tôt). Des fourgons de CRS et de gendarmerie barrent chaque accès, un canon à eau se trouve dans la rue du Faubourg du Temple et un autre sur le boulevard du Temple. Ils sont remplis d’un liquide bleu qui pourrait être du liquide de marquage.
De nombreux affrontements ont lieu tout l’après-midi, aux cris de « Tout le monde déteste la police », « On est là », « Anticapitaliste ».
Les CRS chargent au hasard d’un bout à l’autre de la place. Plusieurs blessé·e·s sont évacué·e·s sur des civières par les medics. Aux grenades lacrymogènes et de désencerclement répondent les fusées de feu d’artifice.
Même les plus pacifistes, empêché·e·s de quitter la place, commencent à s’énerver. Massé·e·s aux sorties, ielles font face à des murs de boucliers leur empêchant de partir. Tant et si bien qu’après plusieurs heures de blocage, tout le monde reprend en chœur « Suicidez-vous ».
Il est 18h, et les flics empêchent toujours les personnes de sortir, et, bien que les affrontements aient cessé depuis longtemps, chargent toujours au hasard, parfois dans le vide.
Beaucoup de personnes sont fatigué·e·s, ont soif, ont besoin d’aller aux toilettes. Une mère, qui n’avait pas pu sortir à temps de la place, supplie les policiers de la laisser passer avec sa fille en pleurs. Ils regardent au loin, dans le vide de leur âme.
Boulevard Voltaire, nous tentons de pousser pour forcer un passage. Si quelques-un·e·s réussissent à passer, pour les autres ce sera des coups de matraque et de la gazeuse.
Une sono est allumée boulevard du Temple, et un rave s’organise. Ce n’est pas du goût des bacqueux qui chargent soudainement. Encore, les matraques et les lacrymogènes.
De l’autre côté des cordons, les passant·e·s curieux·ses se font sauvagement repousser. Le pouvoir n’a vraiment pas envie que l’on voit ses agissements.
Vers 18h30, les CRS font une sortie depuis la rue du Temple pour pousser tout le monde au milieu de la place. Comble de l’absurde, les voltigeurs paradent tout autour.
Ce n’est que vers 19h qu’ils décident d’enfin libérer les manifestant·e·s en les laissant sortir par le métro, et rouvrent la circulation, au milieu des colonnes de CRS et de tessons de bouteilles.
Bilan
Si nous devions nous risquer à analyser ce qu’il s’est passé ce jour-là, nous dirions que ça n’a rien d’étonnant. Castaner ayant promis des hordes de casseurs envahissant la capitale, il fallait que les images soient à la hauteur. Alors il faut créer de l’énervement : on charge, on nasse, on gaze, on matraque, on mutile.
Cela étonnera les bourgeois qui vivent tranquillement leur petite vie de dominants, mais quand des êtres humains font face à l’arbitraire et à la confiscation de leur liberté, ielles se révoltent. Et comme la police est l’instrument de leur oppression, il est normal de les affronter : réclamer leur suicide est sûrement la façon la moins violente de s’en débarrasser.