Gilets Jaunes, acte XVIII : « Révolution »

Le samedi 16 mars a eu lieu l’acte XVIII du mouvement des Gilets Jaunes, en même temps que la Marche mondiale pour le climat et la Marche des solidarités. Voici un point de vue de la journée, côté Gilets Jaunes.

Vers les Champs

Il est quasiment 10h quand nous arrivons devant la gare Saint-Lazare. D’habitude un lieu de passage et d’indifférence, le parvis est ce matin investi par plusieurs groupes de personnes se cherchant du regard. Au-dessus de l’un d’eux flotte un drapeau du NPA. À 10h pile, une trompe retentit, et les centaines de personnes présentes sortent des gilets jaunes de leurs sacs et de leurs poches. « Emmanuel Macron, ô tête de con, on vient te chercher chez toi ! » Quelques minutes plus tard, tout ce beau monde s’élance rue de la Pépinière, direction les Champs-Élysée. Rue la Boétie, « Paris, Paris, soulève-toi ! » et le cortège s’est agrandi à un bon milliers de manifestant·es.

À Saint-Philippe du Roule, nous tombons sur un congrès du PCF, encadré de plusieurs fourgons de police, où un moustachu sur un camion harangue la foule de quelque dizaines de personnes. Malgré les applaudissements et les vivats, nos « tous ensemble, tous ensemble, ouais ! » restent sans effets, et nous poursuivons notre chemin rue Saint-Philippe du Roule, puis rue Paul Baudry. Les Champs sont de l’autre côté des immeubles qui nous font face : plutôt que de les contourner, nous nous engageons dans la galerie LE66, qui débouche au 66, avenue des Champs-Élysée. À une heure si matinale, les boutiques ne sont occupées que par quelques responsables entre amusement et inquiétude, et des femmes de ménage coincées dans leurs cages de verre.

Sur les Champs

Il est 11h, nous remontons vers l’Arc de Triomphe, où une foule est déjà présente. Ielles ne sont pas seuls : rue Arsène Houssaye, le canon à eau est déjà en action et arrose copieusement tout ce qui se trouve dans son champ. Courage aux camarades qui se trouvent en-dessous et qui sentiront la viande avariée pour le reste de la journée.

La foule continue malgré tout d’affluer sur la place de l’Étoile. Pour protéger notre patrimoine napoléonien, deux blindés et des dizaines de fourgons de la gendarmerie. Pas rafraîchi·es par la douche précédente, des camarades ramassent tout ce qui leur tombe sous la main (dans cette partie de Paris, les pavés n’ont pas été recouverts par le bitume) et visent les gendarmes. Ces derniers répliquent à la lacrymo qui envahit tous les alentours. « Elle pique plus que d’habitude, non ? », s’interroge une femme. En effet, même de loin, là où d’ordinaire on n’aurait senti qu’un léger chatouillis dans le nez, aujourd’hui les larmes vous viennent, votre gorge s’enflamme. Les grenades des gendarmes ont-elles une formulation différente de celles des CRS ? Heureusement, les manifestant·es sont équipé·es en masques et lunettes, et les médics dispensent des sprays de Maalox à celleux qui n’étaient pas préparé·es.

L’ambiance rappelle l’acte II : à quelques mètres des affrontement, dans le brouillard lacrymogène, des personnes de tous horizons géographiques discutent et échangent tranquillement. Même s’ielles ne prennent pas part aux combats, leur présence montre bien qu’il n’y a pas d’un côté « lécasseurs » et « légentils » de l’autre : la nécessité de la violence et d’affrontements physiques est comprise comme étant nécessaire pour résister à la violence capitaliste et celle de ses agents. De fait, tout au long de la journée, il faudra saluer la résistance de ces centaines de milliers de manifestant·es qui n’ont de toute façon rien d’autre à perdre que leurs chaînes : malgré les coups de matraques, les éclats de grenades, les gaz lacrymogènes, les canons à eau, ces personnes lèvent collectivement la tête. « On est là, on est là ! Même si Macron ne veut pas, nous on est là ! Pour l’honneur des travailleurs, et pour un monde meilleur, nous on est là ! »

Le canon à eau fait le tour de la place de l’Étoile, arrosant tout le monde sans distinction. Puisque Castaner a dit que nous sommes toustes complices, nous allons toustes payer le prix de notre sédition criminelle. Macron nous a enseigné que le mot « répression » ne devait pas être utilisé dans un État de droit, mais comme la répression s’abat sur nous, tout le monde en tire la même conclusion.

Redescendant les Champs vers 13h dans l’idée de rejoindre la Marche des solidarités, nous constatons que l’action n’avait pas eu lieu qu’autour de l’Arc de Triomphe. Des barricades enflammées jonchent le sol, des boutiques ont été éventrées, et le Fouquet’s a commencé à partir en fumée. Toute surface libre est recouverte de tags plus inventifs les uns que les autres [1], en écho à nos camarades algérien·nes, nous pouvons lire « Boutons Macron, boutez Flika ». En bas de l’avenue, juste avant le rond-point des Champs-Élysée, les gendarmes empêchent tout passage, et, comme la foule commence à s’énerver, foncent sauvagement. Une femme, en pleurs, leur hurle, avec la rage de la sincérité : « Avant on vous aimait, maintenant vous êtes la honte de ce pays ! ». Mais les robocops regardent au loin, dans le vague, peut-être à la recherche de leur humanité.

Comme nous sommes bloquées sur les Champs, nous repartons vers la place de l’Étoile. Un jeune camarade a réussi à récupérer un pull en cachemire Éric Bompard, qui doit taper dans les 200€ : « je sais même pas quoi en faire, en plus c’est pas ma taille ! ». En haut, les grenades continuent de pleuvoir, sans interruption, à l’aveugle. Rue Balzac, une dizaine de flics [2] balance des grenades au hasard à travers l’avenue, de nombreux plots rebondissent sur les immeubles en face.

Et soudain surgit ce slogan, étonnant de simplicité et d’efficacité : « Révolution ! Révolution ! Révolution ! », repris en chœur par toute la foule. Ça y est ? Cette fois, nous faisons la révolution pour de vrai ? Ou l’avons-nous toujours faite, mettant des mots sur nos actions ? Les camarades au front repoussent loin les flics dans la rue Balzac. Les tôles du Bulgari sont complètement arrachées et servent de protection. L’euphorie n’est malheureusement que de courte durée : que peuvent des corps, aussi déterminés soient-ils, face à un déchaînement de violence armée ? C’est un déluge de grenades lacrymogènes et de désencerclement qui s’abat sur les manifestant·es. Les médics, débordé·es, emportent blessé·es sur blessé·es. Après une charge d’une violence lâche dont ils ont le secret, les keufs reprennent la rue.

Nous décidons de redescendre les Champs, dans un nouveau slogan : « Allez, allez, à l’Élysée ! ». Sur le chemin, c’est liquidation des stocks, auto-réducs de 100% : il y en aura pour tous les goûts, chaque boutique est consciencieusement visitée. Vêtements, sacs, bijoux, chocolats, tout circule, tout se partage. Et comme il était inscrit sur les panneaux protégeant Hugo Boss (avant qu’ils ne soient démontés et le magasin vidé) : « On prélève l’ISF à la source ». Le Fouquet’s a droit à son deuxième incendie. De temps en temps, la milice du capital charge pour protéger la propriété privée, mais elle se fait accueillir à coups de pavés, de bouteilles, et de cintres.

Après les Champs

Approchant du barrage du rond-point des Champs-Élysée, nous empruntons la rue du Colisée vers 17h, en constatant que plusieurs télés ont loué une terrasse au-dessus du Pizza Pino. Le vent joue encore contre nous, et le gaz envahit la rue. Un mec en costume sur son gros scooter klaxonne pour passer plus vite, il se fait copieusement insulter. La totalité des voitures de luxe sur notre chemin se feront démonter (et nous ne pensions pas qu’il était possible de trouver autant de Porsche dans une seule petite rue), l’une d’elle est même brûlée. Un homme porte très bien la robe de chambre en soie motif jungle récupéré chez Zara. Débouchant sur la rue du Faubourg Saint-Honoré, les flics arrivent à gauche et à droite, nous continuons en face. Rue de Penthièvre, un barrage protègeant les alentours de Matignon, nous tournons avenue Delcassé, puis rue la Boétie. Sur le chemin, chaque banque, chaque boutique de luxe sera consciencieusement attaquée. À Saint-Augustin, l’entrée du boulevard Haussman étant bloquée, nous prenons la rue de la Pépinière jusqu’à Saint-Lazare. Là, nous nous engageons dans la rue de Rome pour regagner le boulevard Haussman.

Nous sommes un bon millier à le remonter, les passant·es haineux·ses sont insulté·es, les allié·es sont applaudi·es, les fast-foods sont malmenés. Un serveur, chemise blanche et gilet noir, nous encourage le poing levé. Tout mobilier urbain et matériel de chantier (en nombre conséquent, merci Hidalgo !) est réquisitionné, placé sur le bitume et incendié pour retarder la progression des flics. Ce ne sera toutefois pas suffisant : plusieurs fourgons de gendarmes déboulent à toute vitesse et nous rattrapent au niveau de Bonne Nouvelle. Nous nous dispersons, et, avec un petit groupe d’une vingtaine de personnes, nous décidons de continuer jusqu’à la place de la République.

En arrivant, vers 18h30, nous trouvons le reste de la marche pour le climat : des concerts, des stands, une foule sagement attentive, une « ambiance bon enfant ». Les yeux fatigués, la voix cassée, les vêtements sentant la lacrymo et le feu de barricade, nous ne nous sentons pas à notre place dans cet entre-soi inoffensif. Après cette journée, nous comprenons que se rassembler sur une place ne sera pas suffisant. Pour vaincre le capitalisme, seul coupable de la misère humaine et de la prédation environnementale, il faut attaquer ses symboles, ses serviteurs, ses milices. Alors les mauvaises herbes d’espoir nichées dans les interstices du monde s’épanouiront.

Notes

[1Ne pouvant tous les lister ici, le blog LA RUE OU RIEN essaye d’en recenser le maximum.

[2Dans la confusion et à travers le brouillard des lacrymos, il ne nous a pas toujours été facile de reconnaître les CRS des gendarmes mobiles. Dans le doute, nous utiliserons le mot « flics ». Les gendarmes étaient néanmoins les plus nombreux.

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