[Genève] Conflit et métropole : retour sur la “sauvage” du 19 décembre

Un retour sur la Sauvage du 19 décembre à Genève

Un formidable coup d’audace

Rendez-vous était pris au Parc des Cropettes pour ce défilé de réappropriation de la rue. De la musique latino-américaine résonne dans la brume du parc, les participants se dévisagent et se sourient, heureux d’être ensemble et grisés par l’ambiance électrique qui plane sur le rassemblement. Des tags contestataires viennent horner les murs dès le départ du cortège, annonçant la couleur du défilé. Au fur et à mesure que le cortège s’approche du quartier de la Cité, les vitrines des banques et commerces de luxe sont impitoyablement détruites ou recouvertes de slogans à consonance révolutionnaire. De telles scènes n’ont pas été vues à Genève depuis la manifestation contre l’OMC du 28 novembre 2009. Il est d’ailleurs notable que les déprédations matérielles n’ont pas découragé la fraction plus pacifique des manifestants, loin s’en faut. En réalité le cortège a continué de grandir, des passants rejoignant le cortège tout au long du parcours avec un pic de participation à l’arrivée dans le quartier de la Jonction.

Des modes d’expression très différents, à l’image de la composition sociale de la manifestation, ont su cohabiter durant le cortège. On peut par exemple mentionner l’organisation d’une performance artistico-humoristique sur la Place Neuve pendant qu’une partie des manifestants ravalaient la façade du Grand Théâtre, symbole de la culture bourgeoise s’il en est. Le cortège a témoigné d’une grande capacité de régénération après chaque pic de conflictualité. L’un des moments les plus intenses a sans doute été quand les policiers anti-émeute se sont fait copieusement caillasser devant l’Hôtel de police du boulevard Carl-Vogt qu’ils tentaient tant bien que mal de défendre. En guise d’épilogue, c’est le magasin de cigarettes électroniques du poujadiste Eric Stauffer qui a fait les frais de la colère des manifestants.

Action directe et contestation

La mise à sac du centre-ville de Genève constitue un véritable affront pour les élites politiques et sociales, et l’on comprend aisément pourquoi. Leur plan d’action économique consiste à présenter la Suisse non seulement comme un paradis fiscal, mais comme un havre de paix sociale intégrale à l’écart des antagonismes déchirant le reste du monde. Il est à souligner que cette vision transcende aujourd’hui le fumeux clivage entre “gauche” et “droite”. Avec l’évolution du rapport de force de ces dernières années, aucun politicien n’oserait aujourd’hui dire comme le bureaucrate écologiste David Hiler en 1998, qu’il préfère “un million de dégâts à Genève que le FN à 15%”. Tous participent au contraire à la vaste entreprise visant à jeter le discrédit sur les manifestants les plus offensifs en les accusant de tous les maux. L’impensé de ce discours citoyenniste qui condamne la violence pour des raisons purement idéologiques (“ça ne résoud rien”, comme si voter servait à quelque chose...). Une question tout de même : la Reitschule de Berne aurait-elle pu faire face aux multiples assauts de la mairie sans le rapport de force régulièrement imposé par les Chaoten depuis une vingtaine d’années dans la capitale ?

Il est ainsi inexact de dire que la manifestation du 19 décembre a “dégénéré”, les personnes qui ont participé aux affrontements savaient très bien ce qu’ils faisaient et contre quoi ils se battent. Dans ce contexte, l’action directe est essentiellement un moyen d’expression du mécontement social. Contrairement à ce qu’avance la vulgate pacifiste, l’action directe ne peut pas toujours préfigurer l’utopie d’un monde meilleur à venir. Les bureaux de la haute finance ne peuvent pas (encore) être transformés en crèches, nous n’en sommes pas là. L’heure n’est pas à la révolution mais à l’affirmation d’un antagonisme, d’une incompatibilité radicale face au rouleau compresseur du capitalisme mondialisé.

De nouveaux sujets sociaux en formation

Un peu de temps est sans doute nécessaire pour évaluer les effets et les subjectivités à l’oeuvre durant ce défilé émeutier, mais on peut déjà se risquer à formuler quelques observations. La manifestation du 19 décembre marque l’expression politique d’une nouvelle génération “post-squats”. Alors que les squats ont rassemblé l’essentiel des forces antagonistes à Genève des années 1980 jusqu’à 2007, on a assisté hier soir à une réaction de colère contre la situation présente d’une génération qui n’a pas connu et vécu “l’âge d’or” en question.

Ce renouveau de conflictualité sociale est sans doute en partie imputable au style politique innimitable du chef du Département de la sécurité Pierre Maudet qui s’est mis en tête de mater toute forme de protestation par des coups bas et une communication médiatique extrêmement agressive (cf. la grève de Gate Gourmet, le refus de délivrer des autorisations de vente d’alcool à l’Usine, etc). Depuis quelques mois, le Conseil d’État genevois a réussi à attiser le ressentiment de franges extrêmement larges de la population par son arrogance et sa volonté de remettre en cause certains des deals fondamentaux assurant la paix sociale, par exemple via le subventionnement massif des institutions culturelles. Une gradation de la conflictualité est nettement observable depuis la manifestation organisée par le centre culturel l’Usine le 24 octobre dernier, tout comme dans certaines assemblées du personnel de la fonction publique. Cette crise de la représentation politique symbolisée entre autre par la manifestation du 19 décembre est un phénomène nouveau dans nos contrées, la question est maintenant de savoir comment porter la contradiction à un point qualitativement plus élevé dans les mouvements à venir.”

Texte publié sur www.renverse.ch

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