Depuis le printemps 2022, le discours de ces combattants a été relayé en Occident au sein des milieux anarchistes, libertaires, antifas, squat, voire autonomes ; loin de paraître déboussolés, ces Ukrainiens s’adressent à « nous », présentent leurs actions comme un modèle politique à suivre et demandent notre soutien financier ; il n’est donc pas inintéressant ni inapproprié de s’attarder, y compris de manière critique, sur ce qu’ils nous disent, mais aussi sur leurs pratiques, qui, curieusement, ne sont décrites que de manière très succincte et, le plus souvent, dans un flou lexical déconcertant. Manière d’esquisser une image du militantisme révolutionnaire européen contemporain, de ses influences, de ses limites.
Un texte de tristan leoni, repris du blog ddt21.noblogs.org
Il est tragique mais non dépourvu d’enseignement de se rappeler que durant les deux dernières guerres mondiales le monde ouvrier, comme les autres, a, dans sa majorité, marché dans chaque camp derrière le drapeau de ses propres exploiteurs en dépit de la lutte héroïque d’une poignée d’ouvriers et d’intellectuels révolutionnaires.
— Ngo Van
« Brigades anarchistes », « milices libertaires », « bataillons antiautoritaires », « combattants d’extrême gauche », « antifas », « libertaires », etc., le vocabulaire est assez confus et reflète la difficile appréhension du phénomène. Malgré tout, la plupart des grands médias occidentaux ont consacré quelques lignes ou quelques minutes à un aspect a priori exotique de la guerre en Ukraine : la présence de militants anarchistes et d’extrême gauche dans les rangs de ceux qui luttent contre l’armée russe. Voilà qui n’est pas commun !
Depuis le printemps 2022, le discours de ces combattants a été relayé en Occident au sein des milieux anarchistes, libertaires, antifas, squat, voire autonomes ; loin de paraître déboussolés, ces Ukrainiens s’adressent à « nous », présentent leurs actions comme un modèle politique à suivre et demandent notre soutien financier ; il n’est donc pas inintéressant ni inapproprié de s’attarder, y compris de manière critique, sur ce qu’ils nous disent, mais aussi sur leurs pratiques, qui, curieusement, ne sont décrites que de manière très succincte et, le plus souvent, dans un flou lexical déconcertant. Manière d’esquisser une image du militantisme révolutionnaire européen contemporain, de ses influences, de ses limites [1].
Face à la guerre, que faire ?
Avant tout, ne pas se laisser emporter par l’aspect immédiat des événements, par les propagandes, par la facilité des simplifications. Il est des périodes où l’on a aucune prise sur la marche des choses. Mieux vaut le savoir et ne pas masquer son impuissance par de la gesticulation ou, pire, s’embarquer sur un bateau qui n’est pas le nôtre.
— Louis Mercier-Vega
Au sein du mouvement anarchiste ukrainien, les discussions à propos de la guerre remontent, au minimum, à 2014 ; à l’époque, lorsque les combats éclatent, certains militants rejoignent volontairement des formations militaires au Donbass. Dans les jours qui précèdent l’invasion russe du 24 février 2022, et alors que celle-ci semble imminente, les anarchistes, libertaires et militants assimilés de la région de Kiev (plusieurs dizaines de personnes) se réunissent pour évoquer la situation et décider de la marche à suivre. Le débat récurrent depuis des années prend alors une tout autre centralité : faut-il s’opposer par les armes aux troupes russes si elles franchissent la frontière ou bien faut-il conserver, envers et contre tout, des positions antimilitaristes, antiétatistes, révolutionnaires et internationalistes [2]. Si la première position est majoritaire, sans doute très largement, elle n’est pas pour autant celle de l’ensemble du mouvement anarchiste ukrainien (certains choisissent par exemple de mener des actions de type humanitaire en soutien aux réfugiés ou aux blessés, nous y reviendrons) ; cette tendance est en revanche devenue la plus visible, la plus médiatique et, pendant de très longs mois, quasiment la seule dont l’action et le discours soient relayés en Europe dans les médias militants.
Ceux qui font le choix des armes le présentent souvent, en premier lieu, comme un pis-aller, une nécessité pour préserver un cadre démocratique perçu comme plus favorable pour le militantisme futur – la démocratie de Kiev, très autoritaire, plutôt que la démocratie de Moscou, très très autoritaire – ; la présence en Ukraine de nombreux activistes russes et biélorusses ayant dû fuir la répression en Russie favorise sans doute cette appréciation. Il ne s’agit toutefois pas d’une simple question de sécurité individuelle, puisqu’il est beaucoup plus risqué de partir combattre que, par exemple, de fuir à l’étranger ; le positionnement idéologique dominant est en fait de type antifasciste [3]. Mais les militants insistent aussi fréquemment sur l’opportunité que représenterait la participation à la défense nationale pour diffuser les idées antiautoritaires auprès de la population et en particulier auprès des soldats, pour peser sur les événements en cours et sur la future scène politique ukrainienne ; le modèle, bien souvent assumé, est celui des groupes d’extrême droite, qui, du fait de leur participation à la guerre du Donbass, auraient acquis prestige et influence au sein de la société (mais est-ce bien la seule explication de leur succès ?) [4].
Dès lors, comment s’y prendre, concrètement, pour partir affronter les troupes russes ? Il n’y a en réalité qu’une seule possibilité : rejoindre l’armée. Un militant se souvient : « Pourrions-nous résister à l’invasion avec des armes indépendamment de l’armée d’État dans les conditions actuelles ? La réponse est définitivement non. […] Tout d’abord, il n’y a pas assez de structure ou de ressources de notre côté en ce moment pour postuler sérieusement à la constitution d’une force armée indépendante. Dans le même temps, l’État ukrainien a suffisamment de force et de volonté pour réprimer toute force totalement autonome. Dans cette situation, la guérilla non étatique n’est possible que dans les territoires occupés par l’armée russe [5]. »
La solution, déjà préconisée par certains militants depuis plusieurs années, est donc simple : l’engagement au sein de la Force de défense territoriale (FDT), qui regroupe des unités militaires encadrées par des professionnels mais constituées de réservistes volontaires (avec un recrutement régional) et, le cas échéant, de citoyens mobilisés. Il ne s’agit aucunement de « civils en armes », comme certains l’ont affirmé, mais bien d’unités de réservistes telles qu’on en trouve dans toutes les armées du monde, des unités dites de deuxième ordre, effectuant des tâches subalternes et soulageant ainsi les unités combattantes de première ligne, qui sont, elles, avant tout constituées de soldats de métier (les choses vont évoluer au fil du conflit).
Pour les militants volontaires, l’antimilitarisme et la critique de l’État doivent donc être remisés le temps du conflit ; c’est le principe de l’union sacrée, chacun affichant pour un temps les mêmes objectifs. Condamné à des contorsions sémantiques, on joue dès lors sur les mots afin de se convaincre qu’on ne défend ni l’État ni les intérêts de la bourgeoisie nationale, mais seulement « le peuple », cette entité un peu vague mais nettement interclassiste : « Les intérêts de la société ukrainienne et de l’État ukrainien se chevauchent actuellement sur un point, repousser l’invasion brutale, mais pas sur une myriade d’autres points. Pour cette raison, toute tentative d’organiser séparément la résistance ne semble trouver aucune compréhension de la part du peuple à l’heure actuelle. Mais nous voyons que la situation actuelle dans les forces armées ukrainiennes laisse encore beaucoup de place aux différents groupes politiques désireux de combattre les occupants [6]. »
La dernière phrase fait évidemment référence aux différents mouvements d’extrême droite qui disposent d’unités spécifiques identifiables, reconnues, respectées et parfaitement intégrées au sein de l’organigramme des forces armées ukrainiennes ; la plus célèbre d’entre elles est la brigade Azov. Certains anarchistes espèrent alors pouvoir eux aussi créer, légalement, une unité de ce type, disposer d’une certaine autonomie et pouvoir mener un minimum de propagande au sein de l’armée ; mais, pour cela, il faut s’organiser.