« MÉDIC ! »
En manifestation très souvent, on peut entendre crier « médic » dès les premiers mouvements de panique. La peur est légitime quand on voit tant de blessures s’accumuler dans toutes les manifs. Ce qui est convoqué par ce cri toutefois, prend des formes diverses et mérite des précautions.
Tous les mouvements sociaux ou révolutionnaires ont fait face à cette question du soin. Parce que toujours vient le moment de la confrontation avec ses conséquences physiques et psychiques.
Depuis les dix dernières années, avoir un peu de sérum phy dans les yeux contre les gaz est devenu largement insuffisant. Les blessures sont légions et pour y faire face, il faut quelques notions soignantes et bien souvent du matériel et des suivis à long terme.
Face à cela, l’auto-organisation de groupes médics a été saluée dès les premières manifestations. Ces groupes étaient constitués de soignants ou non, qui trouvaient là une manière de participer à la lutte, d’autres y conjuraient leur peur avec efficacité en réduisant celle des autres. Certains groupes médics étaient déjà formés dans des luttes précédentes. Ainsi plusieurs croix rouges, vertes, noires et diverses manières de s’organiser se sont mêlées aux cortèges partout en France. Toutes ont fait face à la répression et à la dureté de secourir dans des charges et sous les tirs ; les banderoles et la solidarité effective du cortège, bien que souvent trop vite éparpillé par les nuages de gaz, ont permis de prendre soin et d’évacuer comme de protéger des personnes à terre. Le phénomène à souligner tout de même est que si le nombre de gens à tenir les banderoles a tendance à baisser, les médics, eux, se multiplient. Ce qui tendrait à faire oublier qu’une manifestation est d’abord pour tenir la rue et non compter les blessés.
Aujourd’hui, nous voyons d’un côté de plus en plus de « médics » s’instituer, mais de l’autre, de plus en plus de personnes gravement blessées. La police constatant l’efficacité de leurs armes toujours renouvelées n’a aucune raison d’en limiter leur usage. Ils tirent de manière délibérée pour blesser. Si souvent une personne blessée gravement était auparavant saisie par les forces de l’ordre, il a été vu souvent ces derniers mois des policiers confier directement à des groupes de médics des personnes blessées par des tirs de flashballs, et aussi des médics confier les blessées aux forces de l’ordre ou aux pompiers sans aucune précaution après les soins. Des groupes médics se vantent aussi de porter secours aux policiers. Ces groupes revendiquent ainsi leur neutralité :
Devant un chantier, des casseurs viennent d’allumer un feu, les “street-medics” interviennent aussitôt pour l’éteindre. “Gilets jaunes”, simples passants ou forces de l’ordre, ces secouristes bénévoles l’affirment, ils soignent tous les blessés sans aucune distinction
On est apolitique, on est là pour aider les forces de l’ordre comme les gilets jaunes, commente Mathieu, ancien militaire, bénévole street médic tous les samedis ou presque. [1]
Or la naissance des « street medic » dans les années 1960, aux États-Unis, pendant le mouvement des droits civiques avait permis au contraire de moins subir la violence policière et de mieux s’y préparer. Elle partait du principe de diffusion des savoirs et des premiers secours pour éviter les mouvements de panique et une délégation systématique, ou le risque de se faire soigner par les forces mêmes ayant provoqué la blessure.
C’est ainsi que se distingue la notion de « médic » de celle de groupe d’intervention « neutre » des équipes de protection civile ou autre instance légitimée à assurer des soins de premiers secours.
Or, cette neutralité affichée par certains groupes commence à peine à être discutée au sein du mouvement.
Dérive humanitaire des street médics
Malgré le mythe de la neutralité de la Croix-Rouge, aucune structure ne peut être neutre, du fait de ses moyens d’existence financiers ou de sa légitimité négociée avec les forces de l’ordre en contrepartie de collaborations diverses.
Retour en 1964, lors du mouvement pour les droits civiques afro-américains aux États-Unis :
À l’origine des « Street medics », se trouve le Medical Presence Project (MPP), initié par des médecins et soignants manifestant dans les cortèges. Ils expliquent leur présence par deux raisons. « La simple présence de personnel de santé réduit la peur face aux troubles et blessures dans le mouvement. Il y a aussi l’effet préventif d’une telle présence, qui semble réduire la violence de la répression. »
De là vont naître les groupes de « street medic » prenant le soin comme un moyen d’autodéfense, facilement partageable par des formations de premiers secours. Les « Street medics » ont apporté soutien et formation au sein de l’American Indian Movement (AIM), du Young Lords Party, du Black Panther Party, dans les années 1960 et 1970. Les « free clinics » de ces groupes révolutionnaires eurent aussi leur soutien. Leur recette contre le gaz au poivre est toujours utilisée aujourd’hui et fut même reprise par l’armée.
Les recettes se réadaptent comme d’autres techniques face aux différents gaz et armes qui ne cessent d’évoluer depuis.
D’autres groupes aussi eurent la même initiative lors de mouvements, de marches, de campements aux États-Unis comme ailleurs.
Les street medics réémergèrent lors des contre-sommets fin des années 1990, ainsi que leurs moyens de se prémunir des gaz. Plusieurs formations eurent lieu face à la demande de nombreux groupes d’activistes pour former des équipes avant les contre-sommets qui se multiplièrent dans les années 1990 et 2000. Ces formations pour beaucoup furent assurées par le Colorado StreetMedics, le Black Cross Collective, et On the Ground.
Les contres-sommets en Europe virent aussi éclore des groupes et ce souci de se former. Les formations incluaient des techniques de soin et une réflexion dans le rapport aux soins, le rapport à la personne blessée.
Le but était de permettre que les manifestations continuent malgré les armes de la police et la dureté que cela implique. L’ennemi commun alors est l’impuissance face aux blessures et aussi à l’ordre, qu’il soit policier ou d’une hiérarchie interne hospitalière ou humanitaire. Il était important de ne pas s‘imposer comme soignant lors de la prise en charge d’un blessé et de faire attention si possible à sa volonté d’être effectivement soigné, de quelle manière et de s’informer d’éventuels compagnons présents pouvant prendre le relais de sa protection.
Ne pas minimiser les risques de fichage, d’arrestation lors d’un transfert vers un service hospitalier impliquait de ne pas le laisser avec des équipements ou des vêtements susceptibles d’exciter le harcèlement policier prompt de faire de tout une arme par destination. La pression sur les personnes blessées à l’hôpital (perquisitions, interrogatoires et autres) est faite dans certains cas seulement pour éviter qu’elle ne porte plainte contre les forces de police.
Il y a la basse police, celle qui blesse, qui mutile, qui tue.
Mais il faut aussi affronter d’autres polices, d’autres formes d’hostilité : celles de l’administration du soin de plus en plus asphyxiée par les plans d’austérité, du fichage hospitalier, du racisme institutionnel. Celle de la neutralité affichée de l’humanitaire qui a su toujours faire fruit de sa présence sur le terrain de la guerre. Étrangement, il devient commun désormais de parler des manifestations comme les terrains d’affrontements où se joue une guerre des forces de police surarmée face à des foules de gilets jaunes, rouges, noirs, et de tous ceux et celles qui ne cessent d’agrandir la détermination à faire tomber le gouvernement ces derniers mois. Étrangement, dans l’arrière-goût des gaz lacrymogènes de plus en plus concentrés et incapacitants, les images de guerre sont renforcées par une sorte de renaissance de l’humanitaire, à travers certains groupes « médics » qui s’étonnant d’être pris pour cible, souhaitent afficher encore plus haut leur neutralité.
La Croix-Rouge a été dès ses débuts une collaboration entre militaires et médecins inquiets du spectacle des massacres des civils. Il s’agissait de fonder une organisation pour lutter contre la souffrance et non contre un ennemi, la souffrance devenait une sorte d’absolu, dissocié de sa cause première. La Croix-Rouge peut ainsi nourrir des enfants affamés par les conditions de vie dans les camps, mais refuser tout engagement politique dans le même temps, quitte à donner les fichiers des personnes accueillies à la police dont le travail affiché est de les reconduire vers la misère, et parfois la mort. [2]
Certains tentent de chercher à utiliser cette connivence avec les blouses blanches et les uniformes policiers pour s’imaginer pouvoir protéger au minimum dans l’urgence soi et d’autres. Mais si le geste de porter secours est un réflexe qu’il est heureux de voir si présent dans le mouvement, si la solidarité des soignants est aussi ce qui donne une perspective de tenir encore longtemps malgré une police de plus en plus violente, leur collaboration avec les forces de l’ordre est dangereuse pour les manifestants.
Même si négocier pour faire rentrer du matériel de soin souvent confisqué marche régulièrement, il est aussi possible de le faire en usant d’autres stratagèmes.
La visibilité « médic » peut parfois être assumée, mais comme beaucoup l’ont remarqué elle devient vite objet de cible policière. Si la police voit un avantage à cette présence, c’est de pouvoir blesser sans avoir à prendre en charge ; la police approche aussi les groupes accessible, qui se satisfont parfois du simple fait de prendre une fonction soignante nécessaire dans un cortège, et c’est une porte ouverte pour avoir des informations en plus puisqu’ils collaborent et donnent photos et éléments de fichage. Il n’est bien sûr pas souhaitable de laisser des personnes blessées en charge à la police par ailleurs, mais bien de partager cette nécessité d’en finir avec la neutralité qui déborde des discours « médic » actuels.
L’important est de bien penser à la manière dont on soigne, de la rendre abordable, de faire du soin un renforcement du front et non une niche pour la peur, la victimisation et la délation.
Porter secours est un geste qui n’a pas besoin d’appartenance, on voit un accident, une personne blessée et on essaye d’aider. C’est souvent le point de départ avant de rentrer dans un groupe et se former, ce qui ne s’accompagen pas assez de discuter d’un point de vue politique, une telle implication en manifestation. Car on s’expose en soignant, et les premiers secours ont cette définition de n’être qu’une première étape vers des soins de seconde intention. La chaîne des secours est donc aussi à interroger et pose les limites d’une autonomie si elle n’est pas construite avec les soignants hospitaliers.
Le mouvement des Gilets jaunes a bien affiché un refus des récupérations de partis.
Les formes d’organisations des GJ, les débats même houleux, la multiplication des assemblées, actions, appels, Facebook et initiatives sont les racines d’une politisation de l’existence qui rendent possible un tel rapport de force. Les manières de se soustraire aux surveillances policières, l’entraide, l’attention dans les cortèges pour toutes les générations et les capacités différentes qui s’y mêlent sont un témoignage précieux d’un refus des hiérarchies et de la reproduction des structures morbides.
Or, les street médics volontaires débattent entre eux, certes, mais comme si le soin se légitimait tout seul, il est peu question de la manière de soigner, qui, comment, et quel fichage dangereux cela peut permettre. Dans la rue même, il est difficile de contrer leur manière directive et paramilitaire de prendre en charge et d’expédier vers les forces de l’ordre.
Un rapport politique se transmet et se nourrit et c’est pour cela qu’un historique de la naissance des médics semble important aujourd’hui.
Il n’y a pas de soin neutre. Toute relation de soin implique un monde de perception, d’usage et fabrique une manière de tomber malade comme une manière de soigner, une certaine immunité collective, et une manière de se former.
L’hôpital est une machine de production de santé particulière, les centres de santé une autre, la médecine aux pieds nus ou les « free clinics » communautaires encore une autre. Les postes de triage au front répondent encore à des besoins spécifiques et ne peuvent se penser sans des lieux de confiance où transférer des personnes blessées en cas d’urgence vitale. Le choc face aux blessures reçues comme le fait de les soigner supposent de se mettre en jeu. Il y a des mécanismes de défense qui se retrouvent dans la spécialisation, le fait de se structurer en paramilitaire trouvant ainsi une place valorisée.
La solidarité et l’attention sont difficiles quand on se sent chacun pris pour cible, et des équipes préparées à l’évacuation et à la protection sont vitales en effet, mais il ne faut pas oublier que les réflexes de protection et de « médics » se sont heureusement rapidement diffusés et que les plus visibles ne sont certainement pas les seuls. Il est des manières de rester « médics » tout en refusant clairement de collaborer au fichage par les photos, la délation, et l’organisation en amont avec les services de police.