Après la journée de Samedi, les quelques un·e·s que nous étions à participer au mouvement sommes rentré·e·s avec un mélange de fascination et d’amertume. Prolongeant ce qui a déjà été décrit dans Lundi Matin la semaine dernière, le mouvement a confirmé sa puissance mobilisatrice, faisant preuve d’une détermination qui n’a rien à envier aux cortèges de tête les plus ambitieux. Alors que plusieurs comptes rendus et appels à se mobiliser avaient été relayés par les groupes de nos ami·e·s de l’ultra gauche, nous avions donc de bonnes raisons de penser que nous serions un certain nombre à être présent·e·s. Pourtant, nous nous cherchons sans succès, et nous sentons finalement très seul·e·s. Nous ne comprenons pas cette absence, et parce qu’il nous semble que le mouvement qui se crée n’est pas qu’une simple mobilisation appelée à mourir avec les vacances de Noël, parce que son ampleur implique non seulement un enjeu colossal, mais aussi une responsabilité de chacun·e·s d’entre nous de s’en saisir, nous désirions revenir sur notre expérience de la journée.
La matinée - Entre effervescence et White riots
Après avoir rejoint les Champs-Élysées, nous sommes tiraillé·e·s entre l’enthousiasme de retrouver la force collective que le mouvement avait fait éclater samedi dernier, et les manifestations d’un ressenti nationaliste qui s’expriment, ici et là, plus ou moins explicitement. Nous craignons en nous le mépris que nous blâmions pourtant chez certains camarades militant·e·s, alors confus·e·s de ne pas parvenir à discerner certains manifestants en gilets jaunes des militants de l’extrême-droite constituée. Nous ne savons pas si - en effet -, “il y a plein de fachos”, ou si la composante nationaliste du mouvement est simplement – tristement - représentative du ressenti populaire dans un contexte de déprise économique et de matraquage médiatique de la « question migratoire ».
Dès le début de la matinée, vers 9h30, la foule est gazée au niveau du rond-point Franklin D. Roosevelt. Presque aussitôt, les manifestants de la première ligne ripostent. Nous constituons les premières barricades de la journée à l’aide des quelques barrières de chantier disposées aux quatre coins du rond-point. Alors, commence un long jeu d’allers et retours durant lequel la police peine à remonter les Champs-Élysées. Assez vite, des barricades plus sérieuses se constituent et nous sommes absorbé·e·s par l’efficacité avec laquelle les manifestant·e·s parsèment l’avenue d’obstacles. Si aux premières salves de lacrymo certain.e.s fustigent la présence de casseurs, appellent à la fraternisation des CRS et critiquent ceux qui s’attellent à dépaver la chaussée, une demi-heure après, le ton est radicalement différent. Les injures et l’indignation ont remplacé les « policiers avec nous », avec ou sans masque, jeunes et moins jeunes, mais tout.e.s en gilets jaunes construisent des barricades de fortune avec frénésie et acclament les pavés qui touchent leur cible. Oubliant nos doutes de l’heure précédente, nous nous affairons dans cette émeute enivrante, courant ici et là, relançant comme tout le monde les palets de gaz et acheminant les pavés déterrés au niveau de blocs de béton de plusieurs centaines de kilo disposés en lignes au milieu de la rue.
Puis nous réalisons que, au sein des émeutier·ère·s avec lesquels nous partageons la rue, beaucoup appartiennent au camp adverse. Et s’il a été montré par ailleurs la puissance révolutionnaire du mouvement, nier la présence de l’extrême droite serait une erreur. Fort heureusement, le reste de la journée est très différent, mais les affrontements de la matinée sur les Champs-Élysées sont largement animés par des groupes comme l’AF ou par des anciens du GUD. Alors que nous réalisons l’ampleur de leur présence, et qu’un·e de nous voit l’un d’eux alpaguer un homme racisé en lui hélant « alors, même les bicots sont avec nous ! » et lui demandant d’affirmer qu’il “aime la France” devant sa caméra, nous sommes très vite refroidi·e·s. Le mythe de l’émeute populaire et universaliste dans lequel nous étions projeté·e·s un moment s’écroule. A part quelques camarades qui étaient venu·e·s de Province car “il y avait quelque chose à jouer”, de beaux tags et plus tard un joli A cerclé sur une caravane brillamment renversée en plein milieu de l’avenue, nous ne reconnaissons pas de compagnon·nne·s de nos luttes. Si les camarades de la meute assurent la présence de « nombreux racisés » et dressent un portrait optimiste des émeutier·ère·s en jaune, cette version ne colle pas à nos observations : contrairement à la semaine dernière la foule est blanche dans sa quasi-totalité. Nous peinons à trouver signe du front antiraciste annoncé sur facebook, et ne discernons pas les “gilets rouges et noirs” que certains ont appelé de leurs vœux avant samedi. Peut-être étaient-iels présent·e·s, mais l’ambiguïté est trop forte, et nous n’arrivons pas à nous résigner à l’idée de faire passer des pavés à des fafs. Comment une telle ambiguïté est-elle possible ? Comment se fait-il que nous nous soyons senti·e·s minoritaires ? Était-ce simplement l’heure matinale ? Toujours est-il que projeter nos fantasmes sur la journée de samedi ne les empêchera pas de gagner du terrain.
En deçà du ras de bol fluo, l’au-delà de la lutte révolutionnaire
Que fait la gauche révolutionnaire ? La révolte populaire ne se fera pas sans les classes populaires, et ces dernières s’indignent contre l’injustice des prélèvements ; c’est vrai, nous avons vu peu de banderoles ou de chants s’attaquant au capitalisme, au patriarcat et au racisme d’état. Les gens qui défilent dans les rues de Paris lancent plutôt leur rage face à la classe politique, crient aux automobilistes mécontent·e·s l’intolérabilité de leur condition économique, accusent la dictature et dénoncent le règne des riches. Cette indignation collective face aux oppressions hyper-individualisées qui caractérisent le marché du travail aujourd’hui n’est-elle pas déjà une victoire ? Mieux, n’est-elle pas le point de départ nécessaire ? Les gilets jaunes venu·e·s de province se rencontrent, échangent, un sentiment d’appartenance collective se forme et la colère devient possibilité. Cette trajectoire, n’est-elle pas celle de la constitution d’une conscience de classe ?
Pour autant, l’insurrection ne se fera pas forcément en dehors du fascisme. Les “on est chez nous” des militants d’extrême droite sont de trop, et même si nous présentons que cela signifie simplement pour certain·e·s que la rue est appropriée par le “peuple”, ces tentatives d’ancrer la pensée fasciste sont trop dangereuses pour que nous les laissions s’imposer. Au risque de réitérer des avertissements déjà lancés, déserter ce mouvement laisserait la voie libre à la pire des insurrections. Avant même de l’investir de quelconque grille de lecture intellectuelle, il importe de se constituer comme groupe, dans la pratique, dans l’émeute et dans l’entraide qu’elle suppose. C’est dans la pratique qu’apparaît la possibilité d’un autre fonctionnement politique ; et c’est à travers elle que nous construirons un autrement révolutionnaire.
Se constituer, c’est annihiler la possibilité du fascisme, et ouvrir une voie
Il est vrai que faire front sur un terrain déjà investi par l’extrême droite, au-delà d’être intellectuellement très compliqué, est aussi dangereux pour ceulles qui constituent sa cible. C’est précisément là que réside la nécessité de se constituer en masse. Dans la seconde partie de l’après-midi, au retour de la manifestation contre les violences sexistes, nous déplorons d’autant plus l’absence des militants de nos cortèges que nous y avions retrouvé l’énergie politique qui faisait défaut sur les Champs-Élysées. Si, samedi matin, un nombre assez conséquent de pirates autonomes et multicolores avaient proposé de substituer aux “Macron, Macron on t’encule”, des “Macron Macron, on t’encule pas, la sodomie c’est entre ami·e·s”, si nous avions formé un véritable cortège pour reprendre les “Grèves, blocages, Macron dégage” entonnés par les syndiqué·e·s de la SNCF, si nous avions été assez à brandir la bannière rouge et noire, à discuter de notre propre rage avec les nouveaux partisan·ne·s de l’insurrection, à afficher notre solidarités à ceulles qui migrent et qui sont illégaux·alles, à investir les rues de nos banderoles et de nos tags, seins nus sous nos gilets fluorescents, ces dernier·e·s seraient peut être reparti·e·s avec autant de matériel à penser qu’iels nous ont donné en bouleversant nos habitudes militantes.
Pour autant, si nous ne développerons pas davantage notre récit de la journée, il convient de préciser que si la présence de l’extrême droite était visible en première ligne durant la matinée, ce n’était pas toujours le cas durant le reste de la journée. Durant la soirée, les émeutier·ère·s sont plus mélangé·e·s, entre générations, entre provinces et Paris, beaucoup viennent de banlieue, et nous maintenons le rapport de force avec la police autour de l’étoile dans une atmosphère solidaire et confiante en dépit de notre petit nombre.
Bloquons tout, encore
Toujours est-il que si samedi prochain, si les samedis suivants, les drapeaux tricolores gagnent de l’ampleur, s’ils trouvent des relais, que la haine identitaire devient lieu commun, et qu’elle s’exprime encore plus qu’elle ne l’est déjà, dans le discours et dans la rue ; le fascisme sera lui aussi possibilité. Il s’agit désormais de se constituer, de faire front pour s’engouffrer dans la brèche. Nous ne récupérerons pas le mouvement, nous y appartenons de fait dès lors qu’il introduit des contre-pouvoir et qu’il s’érige contre les structures qui oppriment. Que le comité Adama et d’autres organisations militantes des quartiers populaires rejoignent le mouvement montre qu’une convergence inédite se profile. Il est, plus que jamais, temps de s’organiser, de se rassembler, de se reconnaître, pour tout bloquer ; car cette fois il n’est plus envisageable de ne pas réussir.
Trois ami·e·s