Antispécisme : qui a le plus à craindre de la « cancel culture » ?

En septembre 2020, paraissait dans la revue antispéciste L’Amorce une tribune « contre la culture de l’ostracisme » pour dénoncer « les dérives » des « social justice warriors ». Autrement dit, il s’agissait de discréditer les « wokes » et la « cancel culture » dans le milieu de la protection animale. Sous couvert de préserver un débat libre, il s’agit surtout de silencier celleux qui ont d’autres idées, approches, et parfois méthodes, que la vieille garde de l’antispécisme.

Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les signataires de cette tribune : un débat d’idées ne se fait pas dans un espace abstrait, dénué de toutes considérations pratiques. Par conséquent, les dominations préexistantes vont continuer d’altérer le débat, et ces dominations s’incarnent dans les différentes personnes physiques qui y participent : sexe, genre, racisation, niveau social, capital intellectuel, capacités physiques et mentales, etc. C’est cela que le mouvement woke prend en compte lorsque sont par exemple mises en place des safe spaces ou des rencontres en non-mixité. L’objectif est de permettre l’émergence d’une parole non-faussée (ou le moins possible), car dominés et dominants ont intériorisé ces schémas de hiérarchisation, qui s’activent parfois sans même qu’ils en soient conscients : les dominé-e-s se taisent et les dominant-e-s s’expriment.
Or, c’est précisément ce mécanisme qui est à l’œuvre dans cette tribune : les dominant-e-s craignant pour leur supériorité opèrent une frappe préventive pour éviter toute contestation future.

Des penseurs antispécistes en dehors de leur champ de compétence

Dès l’entame, le vrai propos de ce texte est glissé (en note de bas de page) : prendre la défense de Pierre Sigler et David Olivier… qui sont aussi signataires. Leur serait ainsi reproché d’être « masculinistes » et de « faire partie d’un « boys’club » ». Ce sont effectivement des termes employés pour décrire des situations d’oppression basée sur le genre.
Plusieurs choses évidentes (et objectives) à propos de ces deux personnes : ce sont des hommes, cisgenres, blancs, dotés d’un capital culturel important et d’un capital social lui aussi important, au moins auprès des personnes sensibles à la cause de l’antispécisme. Ce sont des intellectuels reconnus du mouvement : David Olivier a quasiment importé l’antispécisme en France avec les Cahiers antispécistes et Pierre Sigler était rédacteur dans cette revue et auteur d’autres ouvrages sur la question.

Là où le bât blesse, c’est que par habitude de s’exprimer à propos de sujets sur lesquels les dominés (les animaux) n’ont pas la faculté de parole, ces deux penseurs sont surpris de se voir contredits lorsqu’ils s’aventurent sur d’autres terrains. Quand Pierre Sigler affirme benoîtement que « la violence conjugale est symétrique : mêmes motivations, même taux de violence légère et de violence sévère chez les hommes et les femmes », comment peut-il décemment s’attendre à ne susciter aucune réaction, à commencer par celles des premières concernées ?

« la violence conjugale est symétrique : mêmes motivations, même taux de violence légère et de violence sévère chez les hommes et les femmes », Pierre Sigler

Une tribune qui aurait pu s’appeler « Faites ce que je dis, pas ce que je fais » !

Plus que le mouvement woke et ses méthodes, c’est toute l’approche militante intersectionnelle qui est incomprise des signataires de cette tribune. Iels ne manquent pourtant pas de faire le rapprochement dès le début : « [le wokisme] bénéficie en outre d’une certaine indulgence ou cécité de la part de militants progressistes, en raison de ses liens avec le féminisme ou l’intersectionnalité ».
À partir de là, il s’agit de démontrer que toute contestation fondée sur le féminisme ou l’intersectionnalité à l’encontre des discours dominants (et des personnes qui l’émettent) doit être suspectée de radicalisme. En manipulant l’épouvantail de la « cancel culture », les signataires créent un piège logique de même nature que celui qu’iels disent dénoncer : toute remise en cause véhémente ou qui ne suit pas exactement les critères (qu’iels ont) définis doit être bannie.

Démontrer que toute contestation fondée sur le féminisme ou l’intersectionnalité à l’encontre des discours dominants (et des personnes qui l’émettent) doit être suspectée de radicalisme

Il s’agit d’une tactique de dépréciation pensée pour assurer la survie du système dominant actuel : si la critique est forte, elle doit être rejetée ; si la critique est faible, elle peut être ignorée. Tout repose sur l’appréciation de l’intensité de la contestation et de ses expressions. Or, cette évaluation est assurée par celleux qui se sont institué-e-s (ou plutôt qui ont été institué-e-s par des siècles de socialisation telle qu’elle s’exprime en France) comme légitimes : les dominant-e-s. Et celleux-ci sont d’une grande sensibilité, puisqu’à la différence des dominé-e-s (qui finissent salutairement par en avoir marre), iels n’ont pas l’habitude que leurs propos soient remis en cause.

La liste des signataires de la tribune donne d’ailleurs un bon aperçu de l’intelligentsia qui règne sur l’animalisme francophone. En effet, aux côtés de Pierre Sigler et David Olivier, on retrouve :

  • Alexandra Blanc : présidente de l’association Vegan Impact
  • Flavien Bascoul : responsable français de Million Dollar Vegan
  • Jean-Marc Gancille : essayiste
  • Catherine Hélayel : porte-parole et cofondatrice du Parti animaliste
  • Amadeus VG Humanimal : militant professionnel, créateur du Journal de la Cause animale et de l’Assemblée générale antispéciste
  • François Jaquet : universitaire (à Montréal)
  • Renan Larue : universitaire (en Californie) et théoricien du mouvement
  • Thomas Lepeltier : essayiste
  • Estiva Reus : universitaire, administratrice de L214, rédactrice-cheffe des Cahiers antispécistes
  • Jérôme Ségal : universitaire
  • Etc.

Il faut noter qu’il s’agit d’un réseau d’influence qui se rend mutuellement service : David Olivier, Thomas Lepeltier et Estiva Reus sont aussi co-auteurs avec Pierre Sigler de La Révolution antispéciste, tandis que David Olivier a par ailleurs transmis la gestion des Cahiers antispécistes dans les années 2000 à Estiva Reus.

Un réseau d’influence qui se rend mutuellement service...

La querelle des anciens et des modernes de l’antispécisme… et au-delà

Ce qui est particulièrement choquant dans cette tribune est donc qu’elle fasse complètement abstraction de l’élément essentiel : l’objet du débat est aussi sujet, et en tant que tel, il doit avoir une voix prépondérante. C’est en effet l’être qui subit la domination qui est encore le mieux placé pour s’exprimer. En outre, qui dit domination, dit violence (physique et/ou symbolique). Par corollaire, la légitimité des méthodes de lutte découle de l’évaluation de la victime de la juste proportion pour mettre un terme à cette violence. Laisser la définition de ce qui est justifiable ou non aux dominant-e-s est une aberration logique et pratique : iels ont par définition intérêt à rejeter les pratiques des dominé-e-s !

Cette tribune est une manifestation du malaise actuel entre une ancienne et une nouvelle génération de militants antispécistes

En fin de compte, cette tribune est une manifestation du malaise actuel entre une ancienne et une nouvelle génération de militants antispécistes : deux logiciels s’affrontent.
D’un côté, une vieille garde de penseur-e-s, bien représenté-e-s dans cette tribune, dont l’œuvre a été principalement intellectuelle. Il faut en effet reconnaître qu’à la différence des autres luttes, les animaux n’ont pas la faculté de défendre par eux-mêmes leurs droits. De ce fait, iels ont perdu de vue qu’iels ne sont pas les victimes, peut-être par excès d’identification. On ne peut toutefois par leur enlever ce travail nécessaire de conceptualisation des droits et libertés des animaux pour les rendre audibles du reste de la société.
De l’autre, une nouvelle génération, notablement féminine, qui s’engage dans l’antispécisme car, pour elle, il s’agit d’une suite logique de la lutte pour l’égalité. Par définition, leur matrice de compréhension du monde est intersectionnelle : féminisme, antiracisme, antiLGBTphobie, antivalidisme… les mécaniques sont les mêmes, seules les victimes changent.
Il y a donc un choc des cultures qui est en train de se produire. Malheureusement, le milieu antispéciste apparaît s’être développé de manière quasi-étanche : les témoignages de plus en plus nombreux sur les agressions sexuelles et une culture du viol bien présente en sont une cruelle manifestation. Les enquêtes de Loopsider et de Mediapart sont venues visibiliser les dénonciations de militantes et l’omerta qui règnent dans le milieu de la protection animale.

Les signataires de cette tribune « contre la culture de l’ostracisme » semble surtout se préoccuper de leur propre cas et passer complètement à côté du véritable enjeu : l’intégration logique de l’antispécisme dans un cadre plus large de lutte

En s’érigeant contre l’approche de la nouvelle génération de militant-e-s, les signataires de cette tribune « contre la culture de l’ostracisme » semble surtout se préoccuper de leur propre cas et passer complètement à côté du véritable enjeu : l’intégration logique de l’antispécisme dans un cadre plus large de lutte. Il s’agit indubitablement d’une chance pour donner une nouvelle dimension au mouvement ! Toutefois, l’incapacité (ou la volonté) des gardiens du temple autoproclamés de ne pas comprendre l’intérêt d’une approche intersectionnelle et les méthodes jugées légitimes pour d’autres luttes risque de conduire à une impasse et à l’écœurement de plus en plus de militant-e-s.

Mots-clefs : anti-sexisme | antispécisme | femmes

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