[ACAB] Le procès du Jura Libertaire

Dans l’après-midi du mardi 5 mai 2015, après presque cinq ans d’enquête et de procédure, le Jura Libertaire – en la personne de son responsable légal – passait en procès devant les juges de la 17e chambre du Palais de justice de Paris, pour avoir informé ses lecteurs, en juillet 2010, des menées policières qui furent la cause directe de la révolte des habitants du quartier de la Villeneuve à Grenoble, en republiant simplement la seule « enquête journalistique » digne de ce nom sur ces événements, autopubliée anonymement sur Indymedia Grenoble – ...

... et qui entre autres vérités déplaisantes pour la flicaille grenobloise, contenait ces quelques lignes présumées « injurieuses et diffamatoires » envers la maison Poulaga tout entière, qui donc, porta plainte en bonne et due forme, et l’annonça même publiquement par voie de presse (faisant ainsi exploser les compteurs de fréquentation du Juralib) en la personne du ministre de l’Intérieur alors en exercice, ce dégoûtant Hortefeux incapable de réfréner ses éructations racistes, plainte relayée par le procureur de la République :

« On en oublierait presque que la BAC est une bande (armée) de criminels » ;
« L’IGPN, le service d’inspection de la police nationale (aussi appelé “police des polices”), dont la principale fonction est de couvrir les poulets qui assassinent a déjà pondu son rapport » ;
« L’occasion pour le ministre de la police de témoigner tout son soutien à ses troupes d’assassins » ;
« Les flics, eux, ont non seulement eu l’intention de tuer, mais ils tuent. »

À en juger par la mine outrée des magistrats, ces propos on ne peut plus consensuels parmi le peuple au nom duquel ils officient, pourraient donc être condamnables, et peut-être même plus choquants et scandaleux que l’infiltration massive de fascistes dans les rangs des forces de l’ordre dit « républicain », les contrôles au faciès et les insultes racistes, les tortures dans les commissariats, les adolescents terrorisés laissés passivement griller dans le transformateur électrique où ils espéraient trouver refuge contre l’arbitraire, l’alliance sinon la fusion avec le crime organisé pour arrondir les fins de mois, l’IGPN qui est à la BAC ce que la BAC est aux dealers de rue qu’elle rackette, sans oublier l’instrumentalisation de la justice par l’abus caractérisé des notions d’outrage et rébellion visant à transformer les victimes de la police en délinquants.

Après avoir rappelé que l’auteur des phrases incriminées n’a pu être identifié par les enquêteurs, ni non plus aucun responsable de leur publication originale, et que le Jura Libertaire est donc poursuivi en quelque sorte par hasard, en manière de bouc émissaire de l’impuissance du ministère, le président ergote sur le terme d’« assassins » employé pour désigner les tueurs de la BAC, terme qui équivaudrait à dénoncer perfidement la préméditation du meurtre de Karim Boudouda, autrement dit à diffamer ses meurtriers en les traitant d’assassins. On croit rêver.

Le Jura Libertaire répond qu’étant donné les circonstances dramatiques et la nécessité de l’information dans un contexte où tous les médias reproduisaient sans le moindre recul critique les communiqués de la police, il n’a certes pas plus songé que l’auteur aux précautions oratoires, qualificatifs précis et autres conditionnels qu’emploient les professionnels du journalisme (et qui soit dit en passant leur permettent de diffamer allégrement n’importe qui).

Il semble que quelque malicieux esprit invisible se soit décidé à achever de tourner tout à fait ce procès en ridicule : deux gendarmes armés d’un parapluie pour cette mission spéciale, interviennent alors pour repousser le battant d’une petite fenêtre ouverte à près de quatre mètres de hauteur, cause probable d’un désagréable courant d’air qui, depuis quelque temps, faisait s’agiter les magistrats.

Le plaignant, c’est-à-dire le ministre de l’Intérieur, désormais Bernard Cazeneuve, l’homme à tout faire de la Marine nationale et du lobby nucléaire – ayant à ce titre moins de goût que ses dignes prédécesseurs pour flatter les bas instincts des syndicats de flics –, qui il y a peu proclamait à l’Assemblée que « par principe » il ne croit rien de ce qui paraît dans la presse, n’ayant évidemment pas prévu de venir s’abaisser à expliquer au tribunal pourquoi il lui fait perdre son temps en ayant relayé jusqu’au procès une plainte aussi mal fondée, Bernard Cazeneuve donc, ayant pris soin de ne pas se constituer partie civile, la parole est donnée aux deux témoins de la défense.

Le même courant d’air frais rouvre soudain la même petite fenêtre, réduisant à néant les efforts gendarmesques.

Amal Bentounsi est là pour rappeler comment son frère Amine a été assassiné par la BAC d’une balle dans le dos, comment l’enquête de police a été trafiquée et sabotée, comment elle-même a été accusée de « diffamation envers une administration publique » pour avoir appelé, dans une parodie de clip de recrutement, « ceux qui veulent être au-dessus des lois » à s’engager dans la police, puis relaxée à la demande même du ministère public qui reconnaissait par-là le caractère attentatoire à la liberté d’expression de cette répugnante procédure menée à l’encontre d’une jeune femme révoltée contre l’impunité dont jouissent le meurtrier de son frère et ses complices – impunité qui encourage évidemment la récidive. « Il y a encore eu trois morts au mois de mars », déplore Amal Bentounsi. Mais ce sont des réalités plus triviales qui font frissonner les magistrats.

Débarque alors, pour remettre dans le droit chemin cette fenêtre rebelle, ce qui ressemble à un commando des services techniques du Palais, trois ouvriers en bleu de travail et un expert en costard équipés d’une échelle et – sait-on jamais – d’une perceuse et d’un rouleau de gaffeur, qui ne mettent pas cinq minutes à comprendre toutes les données du problème, et à y remédier sans se tromper d’outil. Ce procès nous aura ainsi au moins offert cet exemple vivant et curieux de l’action de l’État, capable de mobiliser un total de six fonctionnaires pour tourner la poignée d’une fenêtre, comme pour illustrer la justesse des thèses anarchistes les plus radicales qui affirment qu’une seule personne aurait suffi, sans qu’il soit même besoin de la salarier aux frais de la collectivité.

Mathieu Rigouste prend la parole en tant que « chercheur en sciences sociales », pour remettre en cause le qualificatif de « bavure » accidentelle et fortuite pour un phénomène qui se répète environ une fois par mois en moyenne depuis de trop nombreuses années. Il revient rapidement sur les origines de la BAC, issue des unités de « pacification » des bidonvilles qui furent en première ligne de la « bataille de France » pendant la guerre d’Algérie, et évoque la restructuration de l’appareil militaro-policier, dit « sécuritaire », qui est allé jusqu’à théoriser une stratégie « proactive » consistant à générer des désordres localisés pour les réprimer, dans le but de soutenir la croissance industrielle du secteur. Les meurtres commis par la police seraient donc bien qualifiables d’assassinats, en ce sens qu’ils sont prévus et souhaités par les marchands de matériel anti-émeute, de la matraque à l’hélicoptère en passant par le flash-ball et le canon à eau, qui s’enrichissent de l’extension de la souffrance et de la violence. On peut douter qu’un tel raisonnement puisse trouver son chemin dans une cervelle de juge ; toujours est-il que les magistrats de la 17e firent ce jour-là bonne figure, et même honneur à leur corporation, en se montrant très attentifs, et en ne trouvant rien à redire aux propos de Mathieu Rigouste (quoique le plus jeune d’entre eux sembla un moment sur le point d’en manger ses lunettes).

(...)

Lire l’article dans son intégralité sur Le Jura Libertaire

Note

Un autre article concernant cette histoire sur le site du COllectif pour une DÉpénalisation du Délit d’Outrage : CODEDO

Mots-clefs : justice | répression
Localisation : Paris 1er

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