À propos de « l’Histoire en marche »

« Un lieu d’exposition, de confrontation et d’interrogation des multiples approches possibles du réel, un lieu en résonance avec l’histoire en marche ». C’est ainsi que Raymond Depardon présente le BAL, lieu parisien dédié à la photo, qui expose en ce moment Provoke : between protest and performance photography in Japan, 1960-70. Un exemple de récupération artistique et du mépris de l’actualité politique de la part des institutions artistiques, à l’heure d’une possible expulsion de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Critique d’une neutralité bien trop partisane.

Institution photographique parisienne réputée, Le Bal présente en ce moment l’exposition Provoke : between protest and performance photography in Japan, 1960-70. Elle revient sur les pratiques peu connues en France de photographes, cinéastes et d’artistes japonais durant la période des années 70 qui fut politiquement mouvementée, tout autant qu’en Occident. Si elle résonne avec l’actualité politique française, elle met aussi en lumière l’absence de positionnement politique d’institutions artistiques par ailleurs friandes d’engagement ou de transgression. D’une manière plus générale, elle est un exemple parmi d’autres des difficultés, pour les artistes, de lier engagement politique sincère et création artistique, en évitant les écueils de la récupération.

L’exposition présente des tirages photographiques, des éditions et des films réalisés par des photographes pour la plupart engagés dans les mouvements contre le traité de sécurité Nippo-américain et la construction de l’aéroport de Narita, projet impliquant la destruction de villages de fermier.e.s. C’est de cette lutte que parle le film Peasants of the second fortress, pièce maîtresse et centrale de l’exposition. Tourné par Shinsuke Ogawa depuis l’intérieur de la lutte le film documente les tentatives d’expulsion de la zone de l’aéroport et les différentes stratégies utilisées par les militant.e.s pour se protéger des attaques de la police.

Lors de sa création en 2010, Le Bal était ainsi présenté par l’un de ses fondateurs, Raymond Depardon : « Notre rêve est d’ouvrir à Paris un nouveau lieu dédié à l’image-document, à l’emplacement d’une ancienne salle de bal derrière la place de Clichy. Un lieu d’exposition, de confrontation et d’interrogation des multiples approches possibles du réel, un lieu en résonance avec l’histoire en marche » (http://www.le-bal.fr/le-projet). L’histoire en marche, Raymond la connaît bien pour avoir documenté conflits et guerres partout dans le monde, en tant que photo-reporter au sein de l’agence Magnum. C’est d’ailleurs l’agence Magnum qui est derrière la création du Bal, sa directrice, Diane Dufour, l’ayant géré pendant sept ans avant sa reconversion artistique.

Les agences de presse préférant petit à petit engager des photojournalistes plutôt que de payer des reportages d’auteur.e.s en noir et blanc, l’ouverture du BAL s’inscrit dans une tentative de sauver des photo-reporters qui ne vendent plus. Il s’agit de diversifier leurs activités, notamment en créant un marché du tirage "artistique". Plus sexy que de traîner son 5D sur des mariages. On passe ainsi de la rue au white-cube, de l’offset au papier baryté dans l’espoir de sauvegarder une corporation, un peu comme si l’on transformait une mine de charbon en éco-musée.

Le BAL est soutenu par la ville de Paris et pléthore de mairies, préfectures, ainsi qu’Eiffage, Total ou Suez. On trouve aussi dans la liste le groupe Vinci qui y a financé une exposition sur le thème de l’autoroute, le même Vinci qui pousse pour construire l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. La "Fondation Vinci pour la cité" est aussi de la partie, organe de cultural-washing du mastodonte : "elle illustre la volonté du groupe Vinci d’être un partenaire durable des communautés pour lesquelles il bâtit et gère de nombreux ouvrages" et soutient la construction de jardins partagés sur des aires d’autoroute... Ses onze antennes "encouragent l’innovation sociale, en France et dans le monde", c’est-à-dire l’intégration du modèle capitaliste libéral dans les rapports sociaux, afin de limiter les réactions de rejet face aux projets industriels portés par Vinci construction, énergie etc.

Emblème de la récupération, on trouve comme soutien de l’exposition Provoke, ANA, soit All Nippon Airways, compagnie aérienne dont le premier hub exploité est l’aéroport de Narita. Revoilà le spectre du centre Pompidou orné pour son 30e anniversaire d’une citation du si libéral Georges Pompidou lui-même : “L’art doit discuter, doit contester, doit protester.” La prétendue neutralité du white-cube apparaît alors dans toute son ambiguïté, celle d’une neutralité bien arrangeante.

A la fin du texte de présentation du BAL, il est écrit : "Pour créer un lieu et des temps de re-connaissance du réel dans toute sa complexité, ses contradictions. Face à la crise de l’information visuelle et à l’omniprésence de la société du spectacle, nous faisons le pari que l’image-document peut résister." http://www.le-bal.fr/le-projet Si le BAL, en assumant pas en tant qu’institution, les positions politiques prises par celles et ceux qu’il expose, s’il joue le jeu de cette pseudo neutralité et qu’il laisse l’engagement des photographes de Provoke se perdre dans la représentation et la performance, ne participe t-il pas au grand jeu du spectacle qu’il dénonce par ailleurs ?

En cela l’exposition est comparable à la réalisation de tant de films ayant pour sujet des groupes armés d’extrême gauche dans les années 70. Buongiorno, notte de Marco Bellochio sur les Brigades Rouges, United Red Army de Kōji Wakamatsu sur l’Armée Rouge Japonaise, The ugly one d’Eric Baudelaire sur le F.P.L.P. ou The weather underground de Sam Green et Bill Siegel pour n’en citer que quelque-uns. Si ces films peuvent être agréables, ils ne satisfont pas l’exigence de la justesse du positionnement politique. Leurs sujets agissent comme une plus-value sexy aux œuvres. On ne voit que trop bien l’attrait presque pervers de ces artistes pour des histoires qui finissent mal sur fond de lutte pour la liberté. Faire des films sur des défaites et non des victoires, documenter le passé pour ne pas avoir à prendre position dans le présent, distiller un discours mélancolique sont autant d’outils ayant pour effet de dépolitiser les sujets comme les médiums, gages d’exposabilité dans des institutions frileuses voire carrément opportunistes.

Le panache de la passion de la liberté que véhicule l’engagement politique dans ses versions les plus radicales est une manne infiniment séduisante et inépuisable pour la création d’expositions d’art plus ou moins contemporain, de colloques, d’émissions. On ne compte plus les artistes utilisant l’esthétique de nos révoltes alors qu’on ne les y croise jamais. Nos militantismes n’y sont que matières premières pour le marché de l’art, exploitées par ceux-là même qui nous méprisent quand ils nous croisent dans la rue. La réalité, c’est que la “résistance” à laquelle nous invite le BAL se place bien au-dessus de nos vies. Il s’agit de "faire du politique et pas de la politique". Le consensus radical du milieu de l’art a un prix, celui de s’accompagner d’une culture du mépris de tout ou presque ce qui a lieu dans le domaine politique actuel.

Seulement, la crise et le libéralisme ne laissent pas indemne, le monde artistique et la neutralité du white-cube : fermeture des écoles d’art pour raisons économiques, économie fonctionnant grâce à une armée de stagiaires sous-payés, baisse des subventions des centre-d’art, etc. Les jeunes artistes découvrent peu à peu la réalité de ce qu’est appartenir à la creative-class, et parfois se soulèvent aussi comme lors de l’occupation des beaux-arts de Paris, l’implication des étudiant.e.s de cette même école dans la construction du château de la place de la République pendant le mouvement contre la loi travail, l’occupation des beaux-arts de Vienne, les états-généreux de la FEMIS, les mobilisations contre le traité de Bologne...

Un des points visés par les photographes présentés dans l’exposition Provoke était de reprendre en main la pratique photographique de manière à en faire un outil de lutte et pas seulement une manière de documenter ou de permettre l’existence des spectateurs.trices. De la même manière, comprenant très bien ce qu’il nous arrive, il nous appartient de positionner nos pratiques dans le monde réel, et non plus uniquement dans celui vaporeux et méprisant de la critique artistique distancée.

Alors que les médias dominants ont eu pendant longtemps le monopole de la couverture en images de l’actualité politique, les récents mouvements sociaux ont mis (un peu plus) sur le devant de la scène des journalistes se revendiquant d’une pratique médiatique offensive, tournant les caméras non pas vers mais depuis les événements politiques, tels Doc du réel, Street-Politics ou le controversé Taranis News. Leur célébrité montante démontre l’actualité des questionnements soulevés il y a 45 ans par les photographes présentés dans l’exposition. Bien qu’ils et elles ne se réclament pas de Provoke, leur action invite à se reposer les questions de Provoke au sujet de notre rôle dans le contexte politique et notre rôle dans sa médiatisation. L’apolitisme étant de fait de droite, et l’implication du milieu artistique étant indéniable dans les sujets politiques tels que celui-ci, notre position nécessite d’être politisée et affirmée.

Similaire à la lutte contre l’aéroport de Narita, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est probablement, sur le territoire français, le lieu d’expérimentation sociale et créative le plus intéressant depuis la Commune de Paris. Elle fait partie des quelques maigres espaces d’autogestion et d’autonomie que le gouvernement français a à cœur de raser. Non seulement pour faire du pognon à la place, mais aussi parce que ces espaces sont des menaces à ce cadavre archaïque et guerrier de la souveraineté nationale, que les gouvernements successifs ont de plus en plus de mal à réanimer.

Lors de la manifestation du 14 juin à Paris, alors qu’une personne venait de s’effondrer touchée à la nuque par une grenade lacrymogène, on a vu certain.e.s des photographes toujours présent.e.s en première ligne (celles etceux qui encaissent à tour de rôle les caillasses puis les matraques), lâcher quelques instants leurs appareils pour aider à repousser des CRS un peu trop aventureux. Si toutes les images sont potentiellement dangereuses, tous les photographes ne seraient donc pas des bâtards ? Le célèbre slogan APAB a t’il encore un sens ? Que faire de mon T-Shirt 11612 ?

Deux ans après la création du Bal, son fondateur allait “diversifier” son activité de photographe pour Magnum photo en tirant le portrait officiel de Hollande. Les fondateurs de Magnum, eux, ne partaient pas suivre les républicains espagnols par choix économique mais pour un engagement politique.

Comprenons que les espaces d’art ne sont pas autonomes, qu’il ne sont pas cet extérieur au monde qui permet sa mise en vision dans la neutralité. La juste critique de la société du spectacle a servi beaucoup trop longtemps de prétexte au mépris de classe pour le personnel du milieu de l’art. Il est bien aisé, verre de vin blanc et petit four picard en main, de se déclarer gardien de l’authenticité face à la supposée bêtise du peuple. Greenberg citait déjà Marx pour défendre Pollock...

À l’aube de la tentative d’expulsion de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les institutions culturelles se nourrissant du passé comme du présent des luttes politiques, les artistes et critiques d’art s’abreuvant des utopies sociales crées dans des moments et des espaces expérimentaux tels que la ZAD, les enseignant.e.s en Art ne se confondant pas encore complètement dans le rôle politique assigné à leur fonction institutionnelle, se doivent d’assumer leur position dans le réel et l’actualité de cette lutte.

Un gouvernement aux abois, qui tente de redorer son image dans une envolée sécuritaire, prépare depuis des mois le terrain médiatique et politique pour déchaîner la violence institutionnelle. A travers les voix alternées de Valls et de Hollande, il a juré de détruire cet espace de vie et d’expérimentation qu’est la ZAD tout en sous-entendant que le combat serait dur, qu’il pourrait y avoir des blessés, voire des morts. Partout, des comités de soutien se mobiliseront pour des manifestations et actions en cas d’attaque de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Tentative d’évacuation totale ou démarrage des travaux localisé. L’art, les espaces, les acteurs culturels, si tant est qu’ils ont un peu de respect pour eux-même et pour le champs dans lequel ils s’inscrivent, n’ont pas le droit de se positionner en retrait de ces événements, sans quoi ils en seraient passivement complices.

Raymond a raison, l’Histoire est bien en marche. Et quoi qu’il se passe, vous n’en êtes pas seulement spectateurs.

Mikhaïl et Lewis

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