Dans ses cours, Michel Foucault précisait privilégier l’étude des épidémies pour analyser les maladies circulant au long cours dans les populations. Les pandémies occasionnaient des moments d’exceptions et de pouvoirs disciplinaires révélateurs de la puissance souveraine mais, inadéquats et temporaires, ces moments pouvaient masquer la biopolitique en tant que gestion politique dans le temps long de la vie des populations et de leurs milieux. L’État d’exception se révèle d’autant mieux qu’il devient une nouvelle norme.
Paradoxalement, face au covid-19, c’est le premier confinement de mars-avril 2020 qui continue de concentrer toutes les attentions. Des journaux de confinement et des essais en tout genre se sont multipliés sur cette période et continuent d’être publiés. N’y sont étudiés que les moments de restrictions, les grandes interventions étatiques et leurs déclarations guerrières en écho à celle, primale, du 16 mars 2020 de Macron « nous sommes en guerre ». L’argumentation, pour l’essentiel, tourne autour d’une seule question : si les gouvernements ont si fortement réagi, c’est qu’il y avait une autre raison, plus profonde ; alors, à qui profite le crime ?
La réalité de la pandémie ne peut ensuite que basculer à l’arrière-plan, sans jamais que ne soient tenus conjointement la gestion catastrophique et l’existence d’un virus aux conséquences tout aussi catastrophiques. C’est sur cet hors champ que nous voulons nous concentrer ici.
Avec le confinement de mars-avril 2020 comme centralité, le maintien du travail des travailleurs-ses essentiels-les et la reprise généralisée du travail dès mai 2020 sont rarement mentionnés. De même, si des centaines de textes ont été publiés pour rappeler et décrypter cette période, le pass vaccinal ainsi que toutes les fameuses restrictions en mars 2022 étaient abandonnés dans un silence assourdissant. La nouvelle normalité avec un virus qui circule massivement n’est jamais interrogée, elle passe inaperçue dans les critiques qui ne se concentrent que sur ces 60 premiers jours. L’alternance entre restrictions et libertés, la confusion et la production de messages contradictoires, tout ce qui a fait la trame des deux dernières années paraît ne jamais mériter qu’on s’y attarde.
Le livre d’Olivier Cheval Lettres sur la peste en est un nouvel exemple. Il se concentre sur ce qu’il appelle le grand séquestre. Olivier Cheval mobilise ainsi un horizon bien précis : tout ceci serait la « la première étape d’un nouveau dispositif technosanitaire international opérant selon des découpes abstraites de l’espace » alors que face « à la grippe asiatique de 1957 et la grippe de Hong Kong de 1968 » rien n’aurait été fait. Le covid-19 serait à comprendre comme séquence révélatrice d’une longue suite d’événements, un aboutissement « qui en autoriserait l’épreuve » vers « l’achèvement de la mondialité du monde », soit son uniformisation par la technique et la mondialisation parvenues à imposer partout « une même forme de vie ». La pandémie n’est alors pas pour Cheval une question digne d’intérêt ; elle n’est qu’un épiphénomène de surface au regard d’effacements plus profonds : l’advenue même de la possibilité d’un monde et la disparition d’une certaine forme de l’être. Pour mieux justifier son propos, les virus basculent à l’arrière-fond, dans le champ de ce qui ne compte pas. Le covid-19, dans le fond, ça ne l’intéresse pas. La centralité des 60 premiers jours, face à la réaction d’ampleur des gouvernements efface paradoxalement le virus et ses causes profondes : L’écologie et la catastrophe environnementale (dont le covid et la crise climatique ne sont que des facettes). Ces dimensions ne sont jamais mentionnées dans l’ouvrage. Les différences dans l’ampleur des confinements, dans les subventions au chômage partiel ou non, dans la violence de la police ou de l’armée, le regain de fascisme national et de fermeture des frontières, tous ces détails ne lui importent pas non plus. Nous aurions tous et toutes sur terre vécu la même chose, un grand moment « d’auto-affection du monde ». On en doute beaucoup et l’on ne peut que déplorer le faible nombre d’enquêtes et de récits sur d’autres situations hors de France. Une pandémie mondiale n’a malheureusement pas suffi à décentrer Paris...
La pandémie est effacée de son livre. Ce dernier est un symptôme de l’incapacité à prendre acte de l’existence d’une catastrophe. Pour Olivier Cheval, « Ce qui se joue en ce moment, comme à chaque grand tournant politique, c’est une lutte pour la représentation de la réalité : une lutte sur le sens à donner à l’événement. ». On ne peut que lui donner raison et d’autant plus chercher à comprendre la représentation qu’il souhaite constituer en évacuant le virus du tableau. On aimerait donc retourner la question : pourquoi une pandémie peut-elle devenir négligeable ? Comment Olivier Cheval peut-il rappeler les morts des grippes passées pour appuyer l’idée que cette pandémie de covid-19 ne serait qu’un ballon de baudruche ? Quelle lecture veut-il imposer ?
Dans l’essai qui ouvre le livre, Sur la domestication du monde, comme dans les huit lettres qui suivent, Olivier Cheval ne livre son diagnostic qu’à partir de lui-même et de ce qu’il éprouve de la vie. Postulant ce premier confinement comme l’imposition d’un seul et même monde, aucun décentrement de sa propre perception ne lui paraît alors nécessaire. Il peut tout penser, à partir de lui-même, d’un phénomène mondial de plus de deux ans. On peut douter de cette stratégie qui si vite uniformise l’uniformité du monde qu’elle prétend combattre. Ce faisant, Cheval abolit par avance la possibilité d’une diversité effective. D’ailleurs, il ne lui semble pas plus utile de préciser où il était, hormis quand il prend l’avion pour Venise ou Palerme, bref qu’il se déplace (on ne sait jamais vraiment ce qui l’a freiné depuis mai 2020). Dans sa lettre sur la disparition du paysage, on apprend malgré tout que notre auteur pour le premier confinement s’est « échappé dans le Tarn pour vivre le premier confinement avec [s]es amis » (échappée pratiquée par une masse considérable de parisiens partis se mettre au vert). On n’en saura pas plus, si ce n’est que la pandémie l’a « précipité dans l’écriture » (Lettre à Charlotte sur l’invivable), qu’il était parfois à Paris mais qu’il n’eut pas à reprendre de travail salarié (à ce qu’on en lit, le travail n’est ni son sujet ni une nécessité).
Olivier Cheval n’en impose pas moins un pacte autobiographique classique : prétendre dire le vrai à propos de soi-même pour qu’en retour le lecteur soit obligé d’y croire. L’écriture sensible par laquelle l’auteur se met en scène (modèle, qui soit dit en passant, domine aujourd’hui la quasi-totalité des enquêtes journalistiques) n’est qu’une stratégie d’écriture pour jouer le dire vrai. Le choix de la forme épistolaire renforce un tel parti pris. Au-delà, Cheval cherche à appliquer dans l’écriture ce que disait Susan Sontag des photographies : « les récits peuvent nous amener à comprendre. Les photographies font autre chose : elles nous hantent ». Les anecdotes et les situations qu’il raconte cherchent à condenser des images, des formes de révélation visant à provoquer le lecteur afin qu’il partage l’interprétation qu’en déroule ensuite notre auteur. Le geste peut être intéressant, mais la précision s’absente. Son livre est, en un sens, comme un vaste piège : je vous dis ce que je ressens et vous ne pourrez en sortir.
Sur le fond, Cheval pour accentuer l’ampleur du déploiement d’un « nouveau nomos de l’État immuno-cybernétique » mobilise deux rhétoriques :
- Minimiser la pandémie comme simple maladie parmi d’autres qu’on aurait exagérée, le covid n’est dans ce livre qu’un mal frappant de toutes façons les vieux et les veilles (cette minimisation est du reste une constante des discours sur l’État d’exception de mars-avril 2020). Et malgré sa haine de l’abstraction des chiffres, il n’hésite pas à convoquer les statistiques afin de donner de l’autorité à son propos. Notons qu’ici, la démarche de Cheval fonctionne selon la même logique que le gouvernement qui ne convoquait la Science, le nombre des morts ou n’importe quel chiffres, que pour appuyer telles ou telles affirmations ou décisions politiques. Chaque fois que Cheval convoque « un fait » c’est pour donner à sa phrase l’autorité positive du vrai. Le calcul scientifique n’a donc qu’un rôle rhétorique, justifier ce qu’il veut faire percevoir. Ici, c’est l’impact sur les vieux qui ne valaient déjà plus grand-chose :
« Tous ceux qui contestent ce sécuritarisme sont rangés sous l’étiquette de « covido-négationnistes ». Rappeler que l’âge médian des gens qui sont morts du Covid est de quatre-vingt-cinq ans est eugéniste et vouloir que chacun puisse juger librement du risque qu’il encourt est validiste. Face au scandale de l’inégalité des êtres face à la mort, une machine idéologique s’est emballée dans cette partie de la gauche à qui aucune inégalité n’est plus tolérable parce qu’aucune fatalité tragique n’existe plus, ne doit plus exister. » (Lettre à Charlotte sur l’invivable).
- Accuser la « gauche » d’avoir massivement soutenu l’État et d’avoir demandé en permanence un « renforcement du sécuritarisme sanitaire face au relâchement du gouvernement, accusé d’être « provirus » — un virus jugé tout aussi classiste, raciste, sexiste et âgiste que lui. » La gauche aurait été incapable d’accepter le retour du tragique dans l’existence, incapable d’assumer « l’inégalité des chances face à la mort » alors que ne venait qu’une pandémie comme il y en aurait toujours eu dans l’Histoire. Il insiste à maintes reprises (toutefois sans citations ni sources précises, nous ne connaissons quant à nous aucun exemple de ces mystérieux collectifs qui réclamaient un reconfinement national ou l’extension du contrôle sécuritaire) sur le déni par la gauche de la logique mise en œuvre par l’État, renforçant le seul désastre que Cheval juge réel :
« « ce n’était rien face à un tel scandale ; que la logique immuno-technologique de l’existant qui isole, sépare et déréalise toute vie fasse un grand bond en avant et menace jusqu’à la survie de ce qu’il reste d’un peu humain dans notre monde, le visage de l’autre, la caresse à l’aimé, la présence de convives autour d’un repas, la visite au malade, l’enterrement des morts, le partage du temps et de l’espace entre amis, même cela n’était rien face à un tel scandale. » »
Ces deux stratégies - minimisation radicale de la pandémie et accusation d’une gauche humaniste comme ennemi parfait (qu’il fait ventriloquer dans ses propres termes mais sans rien citer) - constituent le socle de son discours. Il a besoin que la pandémie ne soit qu’une excuse, une opportunité. Elle ne peut être qu’un coup monté en épingle. Il a tout autant besoin d’un basculement massif vers l’acceptation, pour que le changement anthropologique soit de taille. Un tel processus ne peut ensuite être contradictoire - basculant par exemple de la préservation des uns à la mise au travail des autres, ou de la mise en visibilité des chiffres de contagion vers la négligence complète - ou conflictuel. Dans sa perspective, pour que la technique fasse monde, elle doit être seule maître à bord.
Cheval s’appuie en parallèle sur deux escamotages non sans conséquences.
Escamoter les conflits, la solidarité, et tout uniformiser
Les rapports de sexe, race et classe ne sont pour notre auteur que des discours moralistes de gauche (cf. la citation plus haut : « un virus jugé tout aussi classiste, raciste, sexiste et âgiste que lui. »). Que ce soit les familles et jeunes du 93 surendettés des amendes du couvre-feu, qu’en mai 2020 se soit déclenché à l’initiative de personnes pauvres et racisées des États-Unis l’un des plus grands soulèvements de la décennie, que les chibanis meurent à huis clos, qu’au Brésil Bolsonaro ait volontairement laissé mourir toute une part des peuples amérindiens, que les soignants-tes n’aient rien gagné, que des conflits à toutes les échelles aient éclaté, que les violences domestiques aient été décuplées, que les morts et les épidémies soient inégalement réparties à travers le monde, bref que le covid-19 produise malgré l’unité du phénomène sur le plan biologique (et encore, ce serait fortement discutable) des effets multiples et différenciés à travers le monde, cela n’intéresse pas notre auteur. L’ensemble de ces vécus et de ces différences n’ont rien de questions « morales ». Or, justement, cette multiplicité des expériences pourrait témoigner de la biopolitique comme gestion différenciée des populations sans préoccupation du soin, comme gestion des vies qui comptent et de celles qui peuvent être sacrifiées, ou rendues invivables. En réalité, la biopolitique en tant que logique de gouvernement produit moins l’uniformité d’un monde que des différences dans la valeur des vies, dans l’espérance que chacun-e peut en attendre. Il y a des vies vivables et d’autres bien moins.
Pas une ligne non plus n’est consacrée aux multiples pratiques de solidarités mises en œuvre au printemps 2020 un peu partout en France et dans le monde, des distributions de nourritures aux cantines populaires et pratiques de soins bien au-delà du champ strictement biomédical ; pas un mot n’est dit des oppositions multiples ici comme ailleurs aux restrictions, aux couvre-feu ou plus tard au pass sanitaire. Cheval écarte complètement toutes ces dimensions, ce qui n’a rien d’anodin. Là encore, son diagnostic d’une révélation de la fin d’une certaine forme de l’être lui apparaît d’autant plus vrai qu’il aurait été subi sans être vu ni combattu par d’autres que lui. De nombreuses personnes ont pourtant bataillé pour enterrer leurs proches, des émeutes ont éclaté pour que les mosquées ne soient pas fermées au Pakistan ou contre le confinement au Niger, etc. En vérité, nulle part l’isolement ne fut accepté sans résistances ni contre-pouvoirs.
Le prisme phénoménologique du livre est paradoxal puisqu’il prétend à l’étude des phénomènes qui ne valent que parce qu’ils lui sont propres et solitaires, éprouvés en un seul espace : son for intérieur que son livre met en partage. Sa démarche d’enquête se résume à quelques-uns de ses voyages. Les affects qu’il éprouve, il travaille à les renforcer en les gardant intouchés par l’expérience des autres. Il s’immunise par avance et ne tient pour légitimes que certaines expériences et pas d’autres. D’ailleurs, quand il voyage à Palerme, il critique sans surprise « la destruction de la ville par le tourisme de masse » puis quelques lignes plus loin, regarde les peintures sous une coupole et nous dit « les anges m’ont vu, ils m’ont souri, et ils ont continué de danser comme ils le font de toute éternité. ». Il ne rira pas avec les dits touristes de masse des contraintes du dispositif, il ne cherchera pas à en retourner avec d’autres le ridicule, il n’échangera nul sourire avec eux. Les limites du bas commun contraint par le travail à des visites en série, ce n’est pas son affaire. Ce qu’il contemple, c’est la domination ; pas les conflits ni les contraintes qui sont toujours aussi des points de tensions politiques et que les touristes de masses retournent parfois malgré tout. Il ne cherchera qu’à s’en distinguer, élu dans la foule qui reçoit le sourire des anges. La convocation d’un temps immémorial est, comme pour le retour des épidémies, une manière de s’élever au-dessus des préoccupations des autres (on va y revenir). Dire que tout le monde a suivi, a été dominé, n’est qu’une manière de plus d’insister sur l’effet de révélation, démonstration de la domination par la technique et de la folie de ceux et celles qui auraient suivi voire acclamé.
Cheval s’en tient dans l’ensemble à une logique unidimensionnelle. Ce qu’il veut démontrer, c’est qu’un monde technique avance et que là seulement se loge le problème. Il affirme, par exemple, qu’« on ne confine pas une population qui n’est pas connectée à internet ». Or, déjà en France et davantage encore à l’échelle mondiale, tout le monde ne dispose pas d’un accès internet permanent, avec Netflix et télétravail. Ici, comprenons-nous bien, chaque élément pris isolément parait ne pas compter. En soi, ils ne sont rien. Mais, quand la stratégie rhétorique d’ensemble est de constamment négliger ces éléments en les écartant par avance, leur absence est un choix délibéré. La négligence des circonstances matérielles et concrètes est une manière de ne leur accorder aucune signification possible hors du grand schéma défendu par l’auteur, celui d’une logique de contrôle qui aurait envahi toutes les têtes et aurait été suivie, adoubée, par "la gauche". Dans le monde réel, les compagnies aériennes ont tôt fait de faire tomber les masques et Cheval nous dit pourtant « je ne sais pas si on reprendra un jour l’avion sans masque, même quand le virus aura disparu ». L’économie prime sur le soin, l’effondrement de l’hôpital public en est un exemple très concret. La biopolitique est l’art de simuler ce soin sans le pratiquer. Enfin, particulièrement en France peut-être, si le plan gouvernemental était de faire accepter des QR-codes, un suivi numérique et des tests covid permanents, un tel plan a semble-t-il suscité plus de résistances que de satisfaction ou réjouissance et couru vers l’échec. Le numérique n’a plus vraiment la cote en tant que promesse d’avenir radieux. On pourrait presque s’en réjouir si l’on s’en tenait là.
Cheval rétorquerait que ces dispositifs sont désormais à portée de main des gouvernements, mais il ne prendra pas la peine d’expliquer pourquoi la variole du singe ne déclenche rien d’autre que l’accaparement occidental des doses de vaccin, pourquoi l’épidémie actuelle de bronchiolite fait fermer sans bruit les urgences, pourquoi un retour d’Ebola en Ouganda ne déclenche aucune action d’ampleur etc. La santé, pendant le covid comme depuis, est inégale, injuste et divisée. Les paravents numériques ne devraient pas suffire à cacher la pénurie.
C’est précisément par de telles divisions et manœuvres que la biopolitique du capital opère. Il y aurait beaucoup à dire de cette gestion ordinaire des populations, de cette négligence des scandales sanitaires constamment reproduite depuis qu’existe l’industrie. La gestion du covid-19 a peut-être produit plus de désinhibition que de contrôles, et l’abandon de toutes mesures de la circulation virale en France n’en est qu’un des signes parmi d’autres. L’histoire de la crise climatique est celle de son déni, le covid-19 n’est pas loin d’être raconté dans un storytelling similaire. Les discours de résilience semblent avoir gagné, pris le dessus sur les luttes contre les conditions écologiques en régime capitaliste qui produisent et reproduisent les virus. Cheval ne se concentre encore une fois que sur ce qu’il présente finalement comme des outils des temps d’exception (tout en évacuant complètement les résistances que ces périodes rencontrent). Il déserte toute possibilité d’un affrontement dans les circonstances présentes, ne laissant place qu’à un grand refus de tout, qui vide de tout contenu, tourne tendantiellement à vide.
Même la Chine, s’agissant du contrôle, témoigne à sa façon peut-être moins du fantasme inavoué des gouvernements occidentaux de posséder la même puissance d’intervention que de la violence disciplinaire qu’il faut imposer pour gouverner par l’isolement, la cyber-surveillance et la discipline. On peut supposer qu’ici un tel régime est fort heureusement presque impossible, mais qu’on n’échappe toutefois pas à d’autres impasses. Nos vies sont le jouet de ces guerres entre grandes puissances qui déterminent les conditions d’un monde vivable. Cheval ne contredit jamais l’hypothèse d’un travail biopolitique qui n’aurait visé qu’une chose : faire accepter le covid-19 comme une donnée polluante de plus dans le monde du capital. Il ne se confronte pas une seule seconde à cette question, minimiser la pandémie l’évacue d’emblée. La pandémie de covid-19 n’a pourtant précisément pas laissé d’exigences sur la qualité de l’air comme l’antiterrorisme a laissé des portiques. Cela reste une intrigue à explorer, et il se peut que ce soit ce type l’acclimatation d’une population à des conditions d’existence dégradées qui constitue tout l’enjeu de la biopolitique réelle plutôt qu’idéelle.
Évacuer la relance économique comme arme du gouvernement
Deuxième escamotage (qui découle de tout ce qui précède) : il n’est jamais question de ce que disait Macron lui-même contre le retour d’un confinement tel que celui de mars-avril 2020. Dès mai 2020, Macron affirmait en effet qu’il fallait cesser d’écouter « ceux qui savent » (les scientifiques) pour célébrer « le retour des jours heureux » et promouvoir la relance économique puis la fin rapide du "quoiqu’il en coûte" (rien ne sera accordé aux soignants-tes, tout comme le droit de retrait leur fut refusé ainsi qu’à un grand nombre de travailleur-euses essentielles). L’épée de Damoclès du reconfinement a servi maintes fois d’excuses au gouvernement pour discréditer toute opposition en rétorquant « vous voulez reconfiner ? » ; Castex et d’autres mobiliseront constamment cette rhétorique. Olivier Cheval évacue ces questions pour ne pas avoir à se confronter au plat réalisme gouvernemental de logistique et de gestion par optimisation permanente. Ce qui se relance avec l’endémie décrétée par McKinsey dès mars 2021, c’est la réforme des retraites, la réforme de l’assurance chômage, l’inflation et l’écrasement par les riches. Le gouvernement n’a jamais perdu son cap. Les riches, eux, n’oublient jamais les détails que les philosophes effacent. En France, le festival de Cannes se dispensait de masques, les bourgeois mangeaient dans des restos « clandestins », Macron tenait des repas de travail, les yachts ont continué de parader. Partout à travers le monde, les puissants n’appliquaient évidemment pas les mesures qu’ils imposaient à d’autres. Sans aucun doute, c’est qu’ils ne se sentaient pas menacés eux-mêmes, entourés de moyens et de médecins, mais certains aussi de leur grande santé bien à eux, sans comorbidités, sans ces maladies de la mal bouffe, de la pollution et de la souffrance au travail qui font les vies des « pauvres », là où les rapports de sexes, races et classes n’ont rien de figures négligeables.
Notre auteur n’aborde ainsi jamais la biopolitique à la manière de Foucault, à savoir l’étude des dispositifs par lesquels la gestion des populations s’opère, ce calcul politique permanent sur l’impact socialement acceptable, sur l’état d’une population qui construit certaines vies invivables et d’autres de haute valeur, bref cette politique qui chez Foucault est un jeu de forces permanent mais qui n’a rien du soin proprement dit. Les gouvernements n’ont jamais voulu faire disparaître la mort, pas plus qu’ils ne construisent un monde de bonne santé pour tous et toutes. Ce qu’ils construisent, ce qu’ils ont cherché à maintenir en mars 2020, c’est le monde comme il est et leur pouvoir sur la situation, quoiqu’il en coûte. Cheval cherche à identifier une logique souveraine plus profonde, une volonté de guérir à tout prix et quoiqu’il en coûte par peur de la mort et destruction du tragique. Ce qu’il veut, en réalité, c’est un grand récit sur lequel écrire. Quand il parle des aéroports, il nous parle de l’odieux contrôle des sacs mais il ne s’intéresse pas à ceux et celles qui ne passent pas, au tri qu’opèrent les dispositifs entre les corps légitimes et les autres, non. Il ne dit pas un mot des frontières qui se sont fermées et qui continuent de l’être, de ceux et celles qui n’accèdent même pas au passage des portiques. Ce qui l’intrigue, c’est par un retour aux théories des années 90 ces non-lieux que sont les aéroports (Non-lieux par exemple de Marc Augé paru en 1992). Il déplore que le monde ne soit plus à la hauteur de ce qu’il en espérait. Il regarde un dispositif par ce qu’il en vit, pas par les filtres que ces portiques produisent et reproduisent dans les existences. Ce dont il parle, ce n’est que de ce qui le contraint lui, au risque de prendre parfois les contours d’un client insatisfait. On aurait presque envie de lui offrir de ses abonnements premium qui permettent aux riches d’obtenir un coupe-file afin qu’il éprouve autrement le fonctionnement du dit "contrôle".
Cheval aurait peut-être gagné à lire quelqu’un comme Didier Pittet qui résume toute la philosophie du gouvernement. Didier Pittet est l’inventeur proclamé du gel hydroalcoolique et était membre du conseil scientifique français (Macron vient en récompense de lui donner la légion d’honneur). La solution, selon lui, c’est de se laver les mains, point à la ligne. Le lire rappelle que les manuels d’épidémiologie classiques ne pensent pas autrement que ce que dit Cheval ; tout est affaire de com’ ensuite par rapport à cet « effet de fauche » un peu brutal certes mais qui ne frappe finalement que les fragiles, les vieux et les vieilles (communication dont McKinsey eut copieusement la charge) :
“« Dans un an, on fera le bilan pour connaître la surmortalité dans les différents pays. En effet, un virus décime parfois des personnes qui seraient mortes de toute façon quelques semaines ou mois plus tard. En épidémiologie, on parle d’un « effet de fauche » ou de « moisson », terminologie trop violente à mon goût. Peu importe, il y avait urgence à sauver nos hôpitaux. Dire que s’ils avaient été plus grands, avec davantage de lits, davantage de personnels, nous n’aurions pas eu besoin de confiner est un non-sens. Surdimensionner les institutions de soin au cas où n’est pas une bonne idée, sans même parler de coût de fonctionnement. Le matériel inutilisé se dégrade, les frais de structure augmentent, la prévention des infections se complique… Et puis il faudrait trouver le personnel, et du personnel compétent. Non, ce n’est pas la solution. Nous l’avons démontré aux HUG en faisant preuve de fluidité dans notre organisation. Les hôpitaux modernes doivent être reconfigurables. » (Didier Pittet. Vaincre les épidémies - De la prise de conscience aux gestes qui sauvent, octobre 2020)”
Le critère des charges et surcharges des réanimations n’était qu’une manière de maintenir le flux tendu, et de continuer ensuite à supprimer des lits sans jamais dépenser. Les objectifs n’ont jamais changé, la pandémie n’a rien déplacé. La biopolitique pour Cheval n’a pourtant rien de cette froideur gouvernementale qui gère les vies qui comptent et ne comptent pas, qui ne soucie pas qu’un monde soit irrespirable. Pour Cheval, la biopolitique n’est qu’une colonisation à l’œuvre par l’extension du contrôle. Ce faisant, il cherche à radicaliser Foucault pour trouver un affrontement face à la biopolitique en tant que telle, dans une lutte contre l’histoire plutôt qu’un corps à corps constant face aux dispositifs de pouvoirs et de contre-pouvoirs. L’héritage de Foucault n’est souvent mobilisé que pour ses slogans et mots d’ordre, beaucoup moins pour l’enquête ou l’attention aux luttes qui, sans point de vue de surplomb constituent d’autres politiques de la vie. Le livre présente, on l’a mentionné, la perspective d’une domination "immuno-cybernétique", une « logique immuno-technologique de l’existant qui isole, sépare et déréalise toute vie ». L’immunité est le destin de celui qui reste indemne en toutes circonstances, qui refuse de devoir quoi que ce soit à d’autres (y compris peut-être aux touristes de masse ou aux malades fragiles). On pourrait contester cette perspective d’immunité, maintenant que tous les discours étatiques concourent à dire que le problème est derrière nous, peu leur importe les conséquences (en termes de covid-long et de mutations futures). De plus, même en reprenant l’idée que la politique gouvernemental déréalise toute vie, on pourrait alors précisément arguer que c’est la réalité pandémique et virale, la vie invisible des particules aérosols en lieux clos, qui est en permanence effacée et "déréalisée" par les discours du pouvoir. Pourtant, la critique de l’immunité semble ne se concentrer que sur la fermeture de soi et la protection à outrance, sans partir de sa concrétisation effective qui prend bien d’autres formes. Passé le moment d’interdiction des 60 premiers jours, l’immunité pourrait être dépliée comme la façon dont le gouvernement se préserve de toutes critiques et mise en cause plus profonde. Dans le livre, l’immunité n’en est pas moins décrite comme une seule et même logique d’isolement et séparation, de destruction "de la présence au monde". En écartant cependant toute discussion sur la réalité d’une dégradation écologique de nos conditions d’existences, la destruction du monde et pas seulement de certaines modalités de l’échange humain est oblitérée.
Cette approche supposerait une forme de sortie de la centralité des discussions, dans chaque lettre, des rapports humains et entre humains. D’ailleurs, des références à Friedrich Kittler, Olivier Cheval affirme à l’inverse de cet auteur la quête « d’autre chose qu’un composé chair-technologie » :
“« la fin de l’Histoire qui commence avec internet est aussi la fin du monde en tant que dehors différencié et de l’humain en tant qu’autre chose qu’un composé chair-technologie. Le Grand Séquestre est à la fois le révélateur lors duquel ces trois fins se rendent visibles comme proches et la catastrophe par laquelle cette proximité s’accroît. »”
Or, Kittler détestait précisément l’idée d’une double culture où s’affronteraient les sciences et les humanités, l’esprit et la nature. Tout son travail s’opposait à l’idée que les chiffres annihileraient notre âme ou que l’humain n’aurait rien à voir avec le calcul. Mais peu importe à Cheval si Kittler à le lire se retournerait dans sa tombe. On comprend mieux, dans un tel retournement, les limites du livre. Il s’attaque peut-être moins à la vie coupée de sa forme, à la nécessité d’une vie inséparée (ce qui relève d’une opposition réelle à la biopolitique). Ce qui semble désespérant (comme toute une part des approches phénoménologiques) c’est que les savoirs et les instruments des sciences aient quelque chose à dire du monde. Contre toute possibilité des savoirs scientifiques comme points de médiation entre nous et les mondes autres qu’humains, contre toute possibilité de tenir ensemble des formes d’abstraction et des manières de sentir, Cheval semble vouloir réaffirmer la supériorité de la vie de l’esprit, de l’idée de l’humain comme seule forme valable pour comprendre le monde. Il ne bataille pas pour d’autres politiques de la vie, il ne veut que retrouver celle qui lui manque. Minimiser la pandémie, en faire un cycle naturel et tragique dont la technique vient perturber le cours, ce n’est alors qu’une manière de faire du milieu un cadre naturel intangible au sein duquel se déploie la pensée. La nature n’est ainsi plus qu’un cadre que la technique ne cesse de trahir. Que les choses du monde, dans toute leur étendue (bien au-delà du seul langage humain), comptent dans les conflits politiques, c’est pourtant ce qui manque terriblement et nous laissent impuissants, sans pouvoirs aucuns sur la situation.
Il faut comprendre, à l’aune de cette perspective, le rejet ou le refus de parler de la lutte des classes, ou des conflits politiques tout court. Bien au-delà d’un refus du marxisme, Cheval en esthète cherche un affrontement face aux grands concepts et s’appuie sur une définition bien particulière de la politique. Il y a la vie ou la mort, rien de la zone grise qui fait toutes les vies plus ou moins cassées, plus ou moins en santé, plus ou moins diminuées ou mutilées. Face au covid, il ne parle que de la mort pour l’évacuer aussitôt, puisqu’elle n’arrive pas avec l’ampleur de la peste (telle qu’il l’imagine). Les maladies chroniques, les incapacités respiratoires, la fatigue interminable, cela n’entre pas dans sa rhétorique (pas plus que dans celle du gouvernement d’ailleurs). La lutte face à l’Histoire, le registre du tragique, dans son écriture tout concourt à un discours sur la condition humaine dépouillée de toutes ces concrétisations. Ce qui lui importe, c’est ce qu’il peut en dire de profond. Une vie non séparée de ce qu’elle peut, une vie inséparée de sa forme, pourrait pourtant ne rien avoir de cette vie qu’il présente comme enclose dans la vie de l’esprit.
Un tel désintérêt structure toute son approche. Ce qu’il veut explorer, c’est l’impression que quelque chose arrive et qu’il en voit les ressorts. Pourtant, la lutte des classes n’a pourtant rien de ces grandes scènes entre l’esprit et la vie. La lutte ordinaire est dure, le conflit politique contradictoire, les prolétaires aux vies tragiques sont rarement des héros. Ne s’y joue jamais la clarté de l’intellectuel de salon face au terrible sort du monde, qui parle de nulle part vers ce qu’il prétend être le fond des choses. Quand Marx est mentionné ce n’est que pour parler de l’abstraction universalisante du mode de production capitaliste. Il n’est jamais question des contraintes autrement qu’en idées. Olivier Cheval ne s’encombre donc jamais des détails ou des circonstances. À la fin de son essai sur la domestication du monde, il ne défend finalement que la nécessité de « “fuir ce monde de l’intérieur”", « “ouvrir des espaces où la coprésence d’humains n’est pas une option et vivre une vie clandestine qui peut très bien feindre la normalité (...) mais qui sait au fond d’elle-même qu’elle habite dans la doublure du monde” ». Si la tournure peut être belle à la lecture, on ne peut qu’interroger cet horizon tout en intériorité qui écarte et s’écarte de la guerre en cours. En n’ayant rien dit des fuites et des résistances face à l’uniformité du monde, il ne reste à la fin que son diagnostic et l’espoir d’une fuite « “où l’amitié est le seul nom de la seule brèche qu’il nous reste » et où « demeurer à jamais réfractaire” ». En mars-avril 2020, le pouvoir souverain n’a fait que rappeler que nos vies ne nous appartenaient pas tout à fait.
On aurait pu espérer que d’autres politiques de la vie émergent, d’autres pistes que le repli vers l’intériorité aussi vaste soit-elle. Surtout, ce geste de refus éthique n’explique en rien pourquoi il fallait pour autant que la pandémie ne soit qu’une bagatelle ou que tant d’autres êtres fictifs aient adoubé le confinement. Même l’intériorité a besoin d’un corps et d’un monde respirable.