21 mars 1984, les mères de la place Vendôme contre les crimes racistes et sécuritaires

Il y a 40 ans, un collectif de mères de victimes de crimes racistes et policiers se rassemblait place Vendôme pour demander l’arrêt de la « justice à double vitesse », de la surenchère sécuritaire et des discours racistes... Cet article de Mogniss H. Abdallah, paru en 2007, revient sur cette lutte.

Le 21 mars 1984, à l’occasion de la journée internationale contre le racisme, quatorze familles de victimes de crimes racistes ou sécuritaires se sont donné rendez-vous devant le ministère de la justice place Vendôme à Paris, avec l’espoir de rencontrer le garde des sceaux, Robert Badinter. Quelque deux cents personnes les accompagnent, parmi lesquelles des membres des associations ou collectifs qui ont participé à la Marche pour l’égalité trois mois auparavant, et quelques artistes qui ont lancé un appel public au ministre de la justice pour qu’il accueille en personne les familles. Douze d’entre elles seront reçues, mais par son directeur de cabinet. Une délégation sera également reçue à l’Élysée. Pendant ces entretiens, les manifestants entament une ronde autour de la place Vendôme pour faire partager à l’opinion publique l’émotion des familles.

« Monsieur Mitterrand, Monsieur Badinter, faites que ces tirs cessent, parce qu’à chaque fenêtre, je vois un 22 long riffle », répète Madame Hachichi, la mère de Wahid, un lycéen de dix-huit ans tué le soir du 28 octobre 1982 dans le centre-ville de Lyon. Son meurtrier, Nicolas Bardelli, affirme avoir tiré depuis sa fenêtre au jugé pour faire fuir des jeunes qui rôdaient autour de sa BMW. La presse régionale titre le lendemain sur un « drame de l’autodéfense » et sur « la vie brisée de Nicolas Bardelli ». Son oncle Naguib refuse cette inversion des rôles, où le coupable est métamorphosé en victime. Et il s’étonne des appels à ne pas réagir : « Éducateurs, adjoints, consul etc., même des jeunes issus de notre propre communauté nous demandent de ne pas élargir le fossé entre Français et Immigrés… Si un gars perd son frère et qu’il continue à réagir comme avant, c’est ça qui me ferait peur »  [1]. Il engage un méticuleux travail de contre-enquête, et se dévouera sans compter pour réhabiliter la mémoire de Wahid. Au début, seul avec quelques amis de son quartier des Escarmeaux à Vaulx-en-Velin, il crée Wahid association. Mais savoir le meurtrier libéré, six mois après les faits, devient insupportable pour toute la famille qui décide de sortir de l’abattement et de rejoindre l’action publique. Des contacts sont établis avec d’autres familles, en banlieue lyonnaise et ailleurs en France.

Nous sommes alors en pleine campagne électorale pour les municipales de mars 1983, marquées par une surenchère sécuritaire. Dès la rentrée 1982, à Bron (Est lyonnais), des élus d’une droite revancharde s’affichent avec la toute nouvelle association « Sécurité individuelle pour tous ». Ils alimentent un climat d’affrontement entre rapatriés, sud-européens et maghrébins, dont la cohabitation au sein des mêmes cités est parfois difficile. Le 28 septembre 1982, la tension endémique tourne au drame : Ahmed Boutelja, Algérien de 25 ans, est tué à la cité de transit Saint-Jean, suite à un énième conflit de voisinage. Son meurtrier, également habitant de la cité, a tiré pas moins de douze balles. Il avait la réputation d’être membre d’un groupe de « légitime défense » surnommé Cobra (un groupe OAS du même nom a existé pendant la guerre d’Algérie). D’après les jeunes, qui se constituent en comité, il disait souvent : « Un jour ou l’autre, je tuerai un Arabe »  [2]. Son geste était, hélas, prévisible. Mais leur sentiment d’exaspération va aller crescendo. Quelques semaines après, l’inspecteur de police chargé de l’enquête blesse grièvement un Arabe lors d’une rixe et bénéficie d’une libération conditionnelle ; 150 policiers manifestent dans la rue en sa faveur. Le meurtrier de Wahid est lui aussi libéré le 16 mars 1983. Trois jours auparavant, la campagne municipale s’est terminée par un autre meurtre, cette fois à Marseille : une bombe explose à proximité de la cité de la Cayolle, tuant un jeune gitan.

Les Forums Justice ou comment « dépasser les pleurs »

À travers le pays, la colère gronde contre la répétition du même scénario : violence des discours sécuritaires incitant à la chasse aux délinquants, amalgame délinquance-immigrés, zèle policier, complaisance des médias, indulgence à l’égard des meurtriers, atermoiements de la gauche au pouvoir. Alors que la plupart des meurtriers sont libérés, simultanément, des jeunes sont lourdement condamnés. En réaction à cette banalisation des crimes et à une « justice à deux vitesses », des manifestations de solidarité ont lieu ici et là.

Les préparatifs de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui partira symboliquement le 15 octobre 1983 de la cité de La Cayolle, indiquent combien est prégnante dans les cités la question des meurtres racistes ou sécuritaires, ainsi que celle des violences policières. Cependant, face à la volonté des initiateurs de la Marche de privilégier un message consensuel qui tend à minorer les réalités trop conflictuelles, plusieurs groupes décident de se coordonner au niveau national de manière autonome pour organiser simultanément des Forums Justice.

La veille de son étape lyonnaise, le 28 octobre, Wahid association accueille un groupe de Marcheurs pour un premier forum à Vaulx-en-Velin. Ils écouteront avec un grand respect les mères, les sœurs, les frères et les amis de victimes, dont certains sont venus de Marseille ou de Nanterre. Debout ensemble à la tribune, les intervenants donnent une visibilité nouvelle à ce qui n’apparaît désormais plus comme une simple accumulation de « faits divers ». Les mères, submergées par l’émotion, communiquent douleur et quête de justice. Impunité et inaction deviennent d’autant plus intolérables. Le temps est venu de « dépasser les pleurs », à la fois par l’entraide entre les familles, par le suivi des dossiers judiciaires et par l’interpellation des pouvoirs publics à tous les échelons. C’est ainsi que naît l’idée de constituer une association nationale des familles.

À Marseille, l’association des femmes maghrébines en action organise un autre Forum justice le 24 novembre. Il y sera discuté des procès à venir, dont celui du CRS qui, lors d’un contrôle d’identité dans les Quartiers Nord, le 18 octobre 1980, a tué Lahouari Benmohamed. L’affaire, qui avait provoqué une très vive émotion, a poussé des jeunes de la cité des Flamants à créer une pièce de théâtre emblématique, Yaoulidi (Mon fils). « Pour nous, c’est faire revivre Lahouari à chaque fois que l’on joue »  [3]. Sur le plan judiciaire, l’action vise à renvoyer le meurtrier aux assises pour « homicide volontaire ». Maître Gilbert Collard, avocat de la famille, plaidera en ce sens, mais n’évoque plus le « crime raciste ». Ce choix, mal compris, témoigne d’un certain malaise dans les relations entre les avocats et le public. Le besoin d’une meilleure coordination entre les campagnes publiques et le suivi spécifiquement judiciaire des dossiers se fait ressentir dans la plupart des affaires.

Le 6 novembre 1983, à Nanterre, l’association Gutenberg organise au cœur même de la cité de transit où est mort Abdennbi Guémiah, un hommage à ce lycéen d’origine marocaine tué à coup de fusil par un pavillonnaire voisin  [4]. Mille cinq cents personnes sont présentes, parmi lesquelles plusieurs familles de victimes, ainsi que des représentants du Syndicat des avocats de France et du Syndicat de la magistrature. Maître Jean-Pierre Choquet, un proche depuis des années, s’adresse à l’auditoire comme un « porte-voix » de la famille devant la justice. Il précise qu’en aucun cas, il n’entend se substituer à elle. Parties civiles, les parents, frères et sœurs d’Abdennbi « savent absolument tout ce qu’il y a dans le dossier, c’est notre façon de travailler, de les associer au procès qui est en cours ». Après les précautions d’usage pour ne pas enfreindre les règles professionnelles, il insiste pour ne pas les laisser simples spectateurs. Il y a des moyens d’intervenir dans le cours même du suivi du dossier. Des pièces tendant à salir la réputation de la cité et de ses habitants, présentées par la défense du meurtrier, ont ainsi été récusées.

Pour autant, les avocats ne partagent pas forcément toutes les options du « mouvement Gutenberg », ce qui ne leur est d’ailleurs pas demandé. L’association de son côté déclare son intention de se porter elle-même partie civile, rappelant qu’Abdennbi en était trésorier et membre fondateur. L’objectif consiste alors à conquérir un nouveau droit : celui pour les associations de se constituer partie civile dans les affaires de crimes racistes ou sécuritaires.

Jusqu’ici exprimée à la marge, la question des violences policières et des crimes racistes rattrape la Marche pour l’égalité. Aux Minguettes d’où tout est parti  [5], des CRS tabassent cinq jeunes, le 21 novembre. Mais c’est surtout la défénestration de Habib Grimzi par des légionnaires dans le train Bordeaux-Vintimille, la nuit du 14 au 15 novembre 1983, qui va provoquer l’indignation nationale. Les Marcheurs vont dès lors mettre au centre de leurs revendications le mot d’ordre de justice. A la veille de leur arrivée à Paris, ils se rendent à un forum organisé à Levallois par le Collectif Jeunes. Le lendemain, les familles des victimes forment les premiers rangs du défilé, suivies par près de 100 000 personnes. Georgina Dufoix, ministre de la solidarité nationale, promet alors au nom du gouvernement des modifications de loi pour sanctionner les crimes racistes. Elle parle aussi d’interdire la vente libre d’armes et elle s’engage à ce que les services de l’État concernés étudient les dossiers judiciaires qui lui seront présentés.

Pas de circonstances atténuantes pour les « tontons-flingueurs » !

Après le « coup de cœur pour les Beurs », les promesses tardent cependant à se traduire en actes. Pour « ne pas désespérer Manufrance », principal producteur français d’armes de chasse en faillite, le gouvernement se contentera d’interdire la vente libre de fusils à plus de dix coups ! Exit donc la réponse favorable à la revendication de « désarmer les beaufs ». Quid des projets de modifier la loi de 1972 pour y inclure les crimes racistes ? Le débat public sur la question est lui aussi édulcoré, un doute est même émis sur l’ampleur réelle du phénomène. Certains demandent de faire la part des choses entre crimes racistes et règlements de compte entre Maghrébins, ou encore de comparer ces meurtres avec le nombre de Français tués dans la même période ! Un comble, d’autant plus malvenu que la campagne voulue par les familles insiste justement sur le refus de focaliser l’attention de manière exclusive sur les motivations xénophobes, et qu’elle récuse tout « repli communautaire ». Parmi les quarante familles désormais regroupées par l’association se côtoient des Arabes, des Noirs antillais ou africains, des Espagnols et des Portugais, des gitans, mais aussi des Français dits « de souche ». Lors d’un deuxième rassemblement place Vendôme, le 27 octobre 1984, elles insisteront sur la dimension sécuritaire qui caractérise la majorité des cas réunis. S’il paraît acquis que la motivation raciste sera tôt ou tard considérée comme une circonstance aggravante, l’association se bat aussi contre la banalisation de l’idéologie sécuritaire qui fait du « sentiment d’insécurité » une circonstance atténuante pour les « tontons-flingueurs ».

En associant les dimensions raciste et sécuritaire sans les confondre, elle entend alerter sur le risque de hiérarchisation des crimes : d’un côté, les plus odieuses agressions racistes revendiquées comme telles, lourdement sanctionnées, les autres types d’agressions étant de leur côté traités avec plus d’indulgence. Or, derrière cette bipolarisation se profile un dessein politique : faire porter toute la responsabilité du racisme sur l’extrême-droite.

Entre 1985 et 1986, une série de procès vont confirmer cette tendance, alors qu’une mesure législative prise le 3 janvier 1985, et passée inaperçue, permet enfin aux associations de se constituer partie civile dans les affaires de crimes racistes. Il leur faut néanmoins cinq ans d’existence préalable, ce qui de fait exclut les associations récentes, au profit des institutions traditionnelles de l’antiracisme. De plus, l’accord des familles n’est pas nécessaire. Ainsi, le MRAP se constitue-t-il partie civile au procès, en septembre 1985, d’un « nazi solitaire », électeur du FN, meurtrier de deux ouvriers turcs à Chateaubriand. Le procureur évoque en ce personnage « notre honte à tous ». Verdict des Assises de Nantes : la perpétuité. Et en janvier 1986, les trois légionnaires qui avaient tué Habib Grimzi dans le Bordeaux-Vintimille comparaissent devant les Assises à Montauban. Verdict : quatorze ans de réclusion criminelle pour l’un, perpétuité pour les deux autres.

Le temps des procès : une justice inégale

L’association Gutenberg et l’association nationale des familles ne pourront pas, elles, se constituer parties civiles lors du procès du meurtrier d’Abdennbi Guémiah, qui s’ouvre fin janvier 1985 devant les Assises des Hauts-de-Seine à Nanterre. Cependant, elles seront indirectement représentées par la famille, qui saura tout au long des audiences faire prévaloir ses prérogatives comme partie civile, avec une prestance très digne. Et c’est le président de la cour lui-même qui citera en référence les principales actions publiques des mères de famille, signifiant avec bienveillance à la salle qu’il a bien reçu « le message des amis d’Abdennbi ». L’avocate générale rendra quant à elle un hommage appuyé à la victime. Elle évoquera l’inquiétude grandissante devant la « folie meurtrière » et l’attente de justice par la société. Au terme du procès, la cour condamne le meurtrier à douze ans de réclusion. Le public, médusé, retiendra surtout le volontarisme inhabituel des juges pour que justice soit rendue avec le respect dû aux victimes.

Il en ira tout autrement début décembre 1985 à Lyon, lors du procès du meurtrier d’Ahmed Boutelja. L’ambiance est à l’intimidation tant dans le prétoire qu’autour du palais de justice où est déployé un impressionnant dispositif policier. Le président et l’avocat général rudoient la famille par des interrogatoires infantilisants, et les antécédents judiciaires de la victime et des témoins des parties civiles sont complaisamment déballés. Madame Boutelja, d’habitude si loquace, se tait, consternée. À l’énoncé du verdict – 5 ans de prison dont un avec sursis pour homicide volontaire –, la femme d’Ahmed Boutelja crie à l’injustice. Le président ordonne alors son évacuation « par la force s’il le faut ». Ce faisant, il provoque une violente charge policière : le père est matraqué, la mère jetée à terre, même le portrait d’Ahmed est jeté à bas, profané. Des gaz lacrymogènes sont lancés dans la salle des pas perdus et les chiens démuselés lâchés sur les gens qui tentent de s’interposer pour protéger la famille. On relèvera plusieurs blessés. Avec la famille, ils réclameront réparation du préjudice moral et physique subi et le 7 décembre, le palais de justice sera occupé en signe de protestation.

Le procès dans les mêmes lieux, le 17 février 1986, du meurtrier de Wahid Hachichi se déroulera sous haute tension. Si l’on ne retient pas grand chose des débats eux-mêmes, le visage souriant de Wahid Hachichi, nous faisant un signe amical de la main restera gravé dans les mémoires. Tout comme l’interrogation, obsédante, relayée par les médias et une imposante campagne d’affichage : « Que vaut la vie de Wahid ? ».

Les mères de la place Vendôme, découragées, se retireront de la scène publique. Les groupes qui les ont accompagnées mettront en place une coordination pour prendre le relais. L’expérience acquise sera ainsi mise à profit dans de nouvelles affaires, et d’autres familles vont se rassembler à leur tour, à l’instar de celles de Malik Oussekine et d’Abdel Benyahia, tous deux tués par des policiers dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, l’un rue Monsieur le Prince à Paris, l’autre à Aubervilliers. À Lyon aussi, une importante mobilisation se développera autour de la famille de Nordine Mechta, un jeune Algérien poignardé à mort par des videurs de boîte de nuit, fin septembre 1985. Les Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue (JALB) suivront l’affaire de bout en bout. Et, dans la perspective du procès en mai 1988, ils négocieront avec les services de police et le parquet les conditions de son déroulement, mis sous « surveillance civique » par des « casques blancs ». Comme à Nanterre, il est demandé en contrepartie de ne pas manifester sur la place publique, afin de garantir la sérénité de la justice. Le président de la cour d’assises, André Cerdini, remarqué lors du fameux procès de Klaus Barbie au printemps 1987, conduira, de concert avec l’avocat général, les débats à charge contre l’« ordre » des videurs, confrontés à l’« insupportable défi de l’égalité ». Maître Garraud, chef de file du mouvement « légitime défense » et avocat des videurs, en perd son sang-froid. Il se lance dans une diatribe pitoyable contre le procureur, les JALB et les « casques blancs ». Il sent qu’il a perdu la partie, un peu à l’image de la figure déclinante des « tontons-flingueurs »… ?

Note

Mogniss H. Abdallah
Publié dans le magazine du GISTI en 2007, consultable sur le site Cairn

Notes

[1Sans Frontière, n° été 1983.

[2cf. tribune « Pour la vérité », in journal Sans Frontière,...

[3Les Flamants au bout du canon du CRS Taillefer, Djamel...

[4cf. Cités de transit : en finir avec un provisoire...

[5cf. Plein droit n° 55, décembre 2002.

Mots-clefs : justice | quartiers populaires
Localisation : Paris 1er

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