Techniques policières et « vie nue ».

Que font certaines techniques policières, que nous disent-elles sur nos sociétés ?

Techniques policières et vie nue.

Les réseaux sociaux ne cessent de faire voir des vidéos d’actions de maintien de l’ordre, plus exactement des scènes où des policiers « neutralisent » un individu, que ce soit en marge d’une manifestation ou dans l’exercice quotidien de leur surveillance de la vie civile usuelle. Cela se passe en France, aussi bien aux U.S.A., et probablement dans toutes les sociétés dites occidentales. Toutes ces scènes manifestent un schéma identique, dont les traits essentiels sont que deux ou trois policiers usent de techniques telles que la torsion des membres, l’appui massif du poids de leurs corps sur celui de l’individu à terre, des prises d’étranglement ou d’étouffement… Le résultat, à l’évidence le but poursuivi, est de réduire la cible de ces techniques à la totale impuissance. Du côté des autorités, on fera sans doute valoir que c’est là une démarche qui a l’avantage de protéger à la fois la vie de l’individu ciblé et celle des officiants, et que c’est donc là, en quelque sorte, un véritable progrès. Mais on est en droit, il faut l’espérer, de pousser la réflexion plus loin. Reprenons l’examen des faits.

Un individu, pour des motifs qui peuvent être divers, dans des situations diverses, est « évalué » comme susceptible de troubler l’ordre public : la police décide qu’il ne se comporte pas comme il le devrait, ou bien qu’il ne devrait pas être là où il est. Alors, à la moindre velléité de résistance, parfois même sans signe probant d’une telle velléité, il s’agit de mettre fin au désordre, qu’il soit jugé réel ou potentiel (!). Il faut donc maîtriser la personne incriminée, et cette maîtrise doit être physique puisqu’on estime qu’il y a refus d’obtempérer. C’est là qu’interviennent les techniques précédemment évoquées. Mais ces dernières ont pour nature de rendre impossible toute résistance, c’est-à-dire de réduire à l’impuissance. Vous étiez donc une personne, un citoyen quelconque, supposé porteur d’une certaine dignité et de certains droits, et vous êtes en un instant réduit à un corps dominé et souffrant. Or, c’est l’évidence, la nature d’un corps est de persévérer dans son être, un corps ne peut donc se voir réduit à une telle passivité sans chercher à résister. C’est même pour cette raison que l’on considère en général que sur ce corps se fonde une personne avec une dignité et des droits, en somme un sujet, précisément pour garantir à ce corps la possibilité de persévérer dans son être conformément à sa nature. Il faut donc le répéter, ce corps ne peut que chercher à résister quand une puissance extérieure veut le réduire à l’impuissance, il ne peut pas en être autrement. La première résistance sera sans doute verbale, langagière, encore dans l’ordre du symbolique, ce symbolique même qui institue la dignité du corps en tant que sujet. Ce seront peut-être des paroles d’indignation, des demandes d’explication, des insultes même. Mais la logique de l’intervention policière est de réduire à l’impuissance, donc d’en finir avec toute résistance, fut-elle symbolique : la parole indignée est alors prise comme signe que le but n’est pas atteint, que les techniques de neutralisation doivent être intensifiées. Il faut réduire au silence, à l’immobilité, à la pure passivité. Après la parole éteinte, le corps qui se débat contre la douleur est encore manifestation de résistance, encore de trop. Et ainsi de suite, en un horrifiant cercle vicieux, jusqu’à la reddition complète, l’effondrement. Mais cette dernière reddition n’est-elle pas, précisément, ce que le philosophe italien Giorgio Agamben cherche à cerner sous le nom de vie nue ? Car l’homo sacer est cette vie nue, la vie dans le dénuement de tout ce qui excède la simple biologie, et même la vie qui est dans la privation de la puissance de pouvoir s’assurer comme telle. Il est l’être sans statut, sans dignité, sans droits, sans identité même, l’être qui n’est plus qu’un processus biologique soumis sans conditions à un pouvoir étranger et qui ne peut prétendre à aucune reconnaissance ; celui qui peut aussi bien être laissé vivant que mis à mort sans que cela soit considéré comme un crime par quiconque. Il est l’être qui n’est pas considéré comme une fin (l’homme libre), même pas comme un moyen (comme pouvait l’être l’esclave), dont l’existence est donc parfaitement indifférente, sans intérêt aucun, ni absolu, ni relatif. Maintenant, est-ce que les techniques policières telles qu’on les a observées et décrites plus haut ne débouchent pas en vérité sur la réduction à l’homo sacer, ce du moins pour un laps de temps qui sera celui de la « neutralisation » ?

D’aucuns trouveront que conclure ainsi serait exagéré, voire outrancier. Il est vrai que, si l’on regarde l’histoire, la manifestation la plus pure de la vie nue se trouve sans doute du côté des camps de concentration. Car les camps, on le sait, étaient des usines à produire de la vie nue, d’abord par la négation de tout droit et de toute dignité, par le règne du pur arbitraire, puis par les privations relatives à la satisfaction des besoins physiques les plus élémentaires (hygiène, nutrition, protection contre les éléments, sommeil…), enfin par la mise au travail jusqu’à l’épuisement. Ainsi étaient produites des populations d’êtres faméliques réduits à ce plus grand de tous les dénuements qui est celui de la survie biologique devenue si précaire qu’il ne peut plus y avoir d’autres considérations pour elle que d’essayer, encore un peu, de s’entretenir, dans une sorte d’acharnement aveuglé par la souffrance. Le prisonnier des camps était donc l’homo sacer par excellence, et on pourrait peut-être faire ici l’hypothèse que la nature des camps était de produire de la vie si avilie qu’elle se désignerait elle-même comme méprisable et susceptible d’être éliminée sans inconvénients et sans remords. Ainsi, dans cette hypothèse, une terrifiante performativité aurait été mise en œuvre pour que l’existence de ceux que l’on veut perdre finisse par coller à l’essence indigne qu’on lui prêtait a priori, et le camp de concentration était donc, dès le départ, camp d’extermination. Quoiqu’il en soit, si la réduction à l’homo sacer trouve son illustration la plus vive dans les camps, et, si on trouve par ailleurs que certaines techniques policières actuelles conduisent à cette même réduction, la conclusion logique serait d’identifier le camp et ces techniques, de poser de l’un aux autres une différence qui serait moins qualitative que quantitative, une simple différence de degré donc, bref d’affirmer que la police est nazie dans une certaine mesure. Or cette conclusion est fausse à l’évidence, et donc finalement pire qu’outrancière. En effet, si le nazisme est raciste, antisémite, homophobe, nationaliste, pangermaniste…, il est plus que douteux que les forces de polices contemporaines puissent se voir accorder de tels attributs sans qu’une légitime contestation ne soit opposée à une thèse empiriquement si peu fondée. Ainsi donc, cela est clair, les C.R.S. ne sont pas des S.S. Faut-il alors repousser les interprétations proposées plus haut ?

Il se trouve que, pour pouvoir écarter définitivement ces dernières, il faudrait poser que la réduction à la vie nue est le propre du camp nazi et/ou de régimes reconnus totalitaires, du moins indubitablement autoritaires, or cela est loin d’être évident. De l’avis même de Giorgio Agamben, et à la suite de Michel Foucault et de la notion de biopolitique, il semblerait plutôt que l’homo sacer constitue une figure engendrée par des évolutions globales qui dépassent largement le cas particulier du nazisme, nazisme qui par ailleurs ne se réduit sans doute pas non plus à la production intensive de cette figure, quoiqu’il soit aussi cela. Ainsi, à l’exemple d’Hannah Arendt qui parlait des apatrides créés par la seconde guerre mondiale, Agamben prend aussi bien le cas des réfugiés et de leur sort en Europe. Ce qui serait donc bien plus en jeu relèverait d’un nouveau rapport du pouvoir aux populations, rapport qui existerait dans et par des dispositifs, ce indépendamment de toute idéologie, qu’elle soit nazie ou autre. Une nouvelle forme d’exercice du pouvoir, un pouvoir qui prend de ce fait une nouvelle nature et qui diffuse selon certaines modalités dans tout le corps social, tel est le sens de la notion de biopolitique. Ce n’est pas ici le lieu de faire la généalogie qui mène du passage de cette dernière à la production de la vie nue, mais seulement de demander si la question « les techniques policières que l’on observe de nos jours sont de la même « famille » de dispositifs que le camp de concentration ? » doit être écartée avec un haussement d’épaule ou bien si elle doit être posée sérieusement. Or, si on estime que cette question est légitime, il va de soi que d’autres questions viendront nécessairement à sa suite, telles que « Comment un État qui se prétend libéral, ou encore républicain, respectueux des droits de l’homme… peut user de tels dispositifs à l’encontre de ses populations sans contradiction manifeste ? », « Une telle contradiction n’est-elle pas le fait de contradictions plus profondes, qui affecteraient les bases mêmes de nos sociétés ? »…

Enfin, on ne pourra probablement pas manquer ici de s’inquiéter, avec la plus grande gravité, sur ce que tout cela pourrait nous suggérer sur la personnalité des fonctionnaires qui usent des dispositifs évoqués, non pas au sens où il faudrait dénoncer des déviances morales fortuites propres à tel ou tel individu enrôlé par malchance dans les rouages de l’État, mais au sens où il semble vraisemblable que le dispositif doit aussi bien agir sur celui qui le subit que sur celui qui le met en œuvre : quelle sorte de subjectivité est-elle tirée du néant pour devenir réalité effective lors de l’usage de dispositifs qui ont pour finalité la réduction à la vie nue ? Voilà une dernière question qui fait froid dans le dos, faut-il pour autant se refuser à la poser ?

Song Jiang
Mots-clefs : violences policières | police

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