La situation de ces pays est à la fois différente dans le détail des faits et concordante dans ses grandes tendances [1].
A moyen terme, un nouveau tour de vis se prépare déjà, qu’il se fasse au moyen d’un renforcement des coordinations technocratiques au sein de l’Union Européenne ou de réactions nationalistes locales. Les résistances actuelles ne semblent pas à la mesure de ces menaces, ni en termes d’ampleur, ni en termes de radicalité.
la réaffirmation des principes de l’anarchisme du dix-neuvième (ou au mieux des années 70) est décevante et vaine. Il y a quelque chose à réinventer au présent, sans attendre que la résignation se répande. C’est dans les pratiques locales que germent ces possibilités nouvelles.
Dans la séquence historique post-soixante-huitarde, le capitalisme démocratique européen a su démontrer sa capacité à digérer une partie des revendications libertaires. Il avait certes plus de marge de manœuvre et plus de pression internationale, mais le problème n’a rien perdu de sa difficulté : comment tenir le cap révolutionnaire des alternatives qui peuvent être proposées ici et maintenant ?
Dans les années 90, l’effondrement des expériences « communistes » d’État a pu servir d’alibi aux libertaires pour éviter la critique des limites historiques de leurs propres revendications et tentatives. Mais la séquence historique n’est plus la même : par-delà la perte d’espoir dans le projet communiste autoritaire, il faut reconnaître que les perspectives libertaires n’ont pas réussi à se formuler ni à se faire entendre assez nettement, faute d’actualisation.
En ce sens, la réaffirmation des principes de l’anarchisme du dix-neuvième (ou au mieux des années 70) est décevante et vaine. Il y a quelque chose à réinventer au présent, sans attendre que la résignation se répande.
C’est dans les pratiques locales que germent ces possibilités nouvelles [2]. Face aux situations de crise en Europe, divers groupes auto-organisés cherchent à leurs manières à profiter des failles pour se tourner vers des réalisations concrètes et répondre aux besoins du quartier. Cela implique de réfléchir aux diverses modalités d’implantation locale. On ne construit pas le même rapport avec un squatt précaire, un local loué à un propriétaire ou prêté par l’État, une bourse du travail institutionnalisée… Chaque forme a ses avantages et ses inconvénients, mais toutes croisent des problématiques similaires : Comment élaborer des réseaux de solidarité et des structures alternatives sans s’isoler ni s’intégrer ? Plus loin, comment parvenir à construire des pratiques de terrain tout en visant des perspectives d’ensemble ?
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Le moyen d’implantation locale privilégié par les organisations libertaires était traditionnellement l’ouverture d’une librairie ou d’une bibliothèque, et la vente de journaux.
Le moyen d’implantation locale privilégié par les organisations libertaires était traditionnellement l’ouverture d’une librairie ou d’une bibliothèque, et la vente de journaux. Le problème a toujours été que cela s’adressait à des personnes disposant d’un certain capital culturel (renforcé ou non par des études) et orientait l’organisation vers des tâches intellectuelles de « propagande des idées ». Or, la crise économique actuelle affecte durement le secteur « culturel » ; en outre, un profond désaveu frappe la presse, réduite aux faits divers du spectacle, à la publicité, et à la défense idéologique du marché. En ce sens, la vente de livres et de journaux ne peut être la seule réponse à la crise.
Ici et là, des militant-e-s le comprennent : mais on ne transforme pas sans conflits ni résistances une organisation pour les idées en une organisation pour l’action. Malgré leur sincérité, ces camarades sont conduits à dépenser une bonne part de leur énergie en justifications internes, au détriment, justement, du travail du terrain. En outre, il y a une prise de conscience assez forte (y compris au sein des organisations traditionnelles) de l’idée que nos manières de communiquer doivent sortir de leur routine, et explorer de nouveaux outils, réfléchir par exemple à notre usage d’internet, de l’art de rue, de la vidéo, de la musique.
En effet, si l’un des défauts majeurs des organisations anarchistes traditionnelles était d’être trop focalisées sur la « propagande des idées » et le recrutement militant, il ne faudrait pas céder à la tendance inverse, abandonner les outils construits par le passé, et délaisser ces tâches ordinaires. L’enjeu est plutôt de repenser leur modalité et leur insertion : diffuser nos idées par des pratiques, et accroître notre force sans passer par l’enrôlement de petits soldats.
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La meilleure diffusion des idées anarchistes, c’est l’inscription dans les luttes et la réalisation de projets auto-organisés.
La meilleure diffusion des idées anarchistes, c’est l’inscription dans les luttes et la réalisation de projets auto-organisés. Au cœur de cette période de crise, développer des réponses matérielles sur le mode de l’auto-organisation permet d’explorer concrètement d’autres possibilités, de répondre au reproche d’utopisme, et de critiquer en pratique les réponses étatiques abstraites et autoritaires.
Il y a aujourd’hui une nécessité à développer des projets sur nos propres bases, à mettre en œuvre des expérimentations sociales libertaires, en particulier des projets coopératifs ou autogérés, qui proposent des réponses aux problèmes sociaux et tendent à remettre en question la nécessité du salariat et de l’État. Ces alternatives permettent de mettre la main à la pâte et de toucher un public moins politisé, mais elles nous font aussi prendre conscience des contradictions et des limites des pratiques que nous pouvons proposer dans ce cadre.
Les alternatives que nous pouvons proposer ici et maintenant sont fragiles et ambivalentes, il n’est pas facile d’échapper à la répression ou la récupération, et de tenir le cap révolutionnaire. Trop de projets sont conduits à se fermer sur eux-mêmes dans la paranoïa d’une forteresse, ou l’entre-soi de l’îlot préservé. Même sur cette base concrète, tisser réellement des relations avec le quartier n’est jamais simple, le curseur des compromis est toujours difficile à fixer. Des expériences de ce type ont pu être tentées dans des zones urbaines (Montreuil, Thessalonique, ...) mais aussi dans des zones rurales (Tarnac, Marinaleda, ...). On peut dire que l’implantation locale est favorisée par le fait d’avoir quelque chose de concret à proposer, mais qu’elle ne se fait pas sans difficulté d’intégration, de popularisation : c’est un travail de fourmi, sur le long terme.Cependant, cette stratégie semble parmi les plus efficaces actuellement en termes d’implantation locale. En outre, un des atouts de ces expériences est de prendre en charge la question du travail, ou de l’activité, et d’en faire un enjeu politique.
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Au-delà des entreprises autogérées, pour un certain nombre de camarades, la question de l’ancrage local peut prendre directement l’entreprise comme terrain : le travail constituerait le lieu premier d’où partent les luttes.
Au-delà des entreprises autogérées, pour un certain nombre de camarades, la question de l’ancrage local peut prendre directement l’entreprise comme terrain : le travail constituerait le lieu premier d’où partent les luttes. Cela peut passer ou non par le syndicat, mais toujours par une manière de privilégier la construction de relations avec les collègues. Au-delà cependant, des lieux existent aussi : Unions Locales, AG interpros...
Le rapport aux Unions Locales (UL) fait l’objet de plusieurs prises de positions : les un-e-s mettent l’accent sur le fait que les directions syndicales ont détruit les UL, les autres sur le fait que les UL sont en général aux mains des bureaucraties syndicales, mais qu’il faudrait se les réapproprier. Ce qui est en jeu ici, c’est le rapport de la base au sommet (les directions syndicales dont les sièges sont souvent en région parisienne pour ce qui concerne la France, comme celle de la CGT). Les libertaires entendent souvent s’investir à la base, mais de fait, les appels qui déterminent le cadre général de leur mobilisation leur échappent largement.
Quant aux interpros, certain-e-s y voient un lieu de politisation intéressant, à connecter avec les Assemblées Générales de quartier, d’autres pointent le fait que des groupuscules idéologiques s’en servent comme d’une tribune, et mettent en œuvre des techniques de récupération politicienne.
De manière générale, les démarches d’implantation locale ne peuvent ignorer les syndicats et organisations de travailleurs, mais il semble difficile dans le contexte actuel de maintenir l’approche anarcho-syndicaliste qui en faisait un outil exclusif. En effet, le syndicalisme a du mal à s’adapter aux formes de travail précaires (et à toute l’offensive autour de la « flexibilité » qui l’accompagne) qui se répandent en période dite « de crise ». Cette mutation des formes de travail affecte aussi les questions d’implantation locale, en particulier en région parisienne : comment construire des luttes avec des personnes dont les lieux de travail et de vie sont disjoints (zones industrielles et cités-dortoirs) ? Au-delà, nous devons remodeler et assouplir notre conception de l’implantation locale pour nous adapter à des migrant-e-s ou à des personnes que leurs activités rendent mobiles.
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S’ils arrivent à dépasser cette frontière symbolique qui les isole, les squats peuvent aussi amorcer un travail décisif sur le quartier, en particulier à travers les initiatives développées pour offrir des réponses à la crise sur le mode du « centre social ».
Cette préoccupation a guidé l’action de nombreux centres sociaux, en France, en Italie, en Espagne... Lié au mouvement squat et aux scènes culturelles alternatives, ils ont été directement confrontés aux problèmes de logement de personnes sans papier, de travailleurs immigrés et précarisés. La pratique du squat ouvre non seulement un autre rapport à la ville mais un autre rapport à l’internationalisme par les voyages et passages auxquels il donne lieu. Cela a pu également conduire à réfléchir aux implications politiques du passage du contre-culturel au multiculturel. Bien souvent en effet, les barrières pour construire une implantation et toucher les gens du quartier ne sont pas seulement économiques mais aussi culturelles (le milieu militant ayant tendance à se refermer sur ses codes dans les périodes de reflux). S’ils arrivent à dépasser cette frontière symbolique qui les isole, les squats peuvent aussi amorcer un travail décisif sur le quartier, en particulier à travers les initiatives développées pour offrir des réponses à la crise sur le mode du « centre social ».
Cependant, si ce sont souvent ces lieux qui permettent les tentatives les plus radicales (non seulement au plan culturel ou affinitaire, mais aussi dans les luttes antisexistes, antifascistes, dans le rapport au travail ou à la politique), leur temporalité éphémère les fragilise, et les empêche trop souvent de s’ancrer dans un quartier. Face à cette problématique de la pérennisation des squats, diverses stratégies ont été essayées, en fonction du contexte local. On peut penser à la discussion autour des Hausprojekte en Allemagne, ou plus largement du conventionnement. D’autres projets assument une temporalité plus précaire en cherchant à jouer le nombre et à ouvrir de multiples lieux dans un même quartier (c’est un peu ce qu’a tenté la CREA à Toulouse).
Certains lieux parviennent même à éviter les compromis du conventionnement en s’appuyant sur une grosse dynamique de quartier. En Espagne, par exemple, des projets ont pu partir sur des bases très différentes en s’appuyant sur les Assemblées de quartier développées dans le cadre de mouvements sociaux ou de luttes locales. Mais on se rend compte que d’une part il n’y a pas de stratégie miracle applicable dans tous les contextes, d’autre part, même cette stratégie de pérennisation par le quartier est liée au développement d’autres stratégies, d’autres dynamiques : des syndicats, des librairies, des coopératives, des points d’ancrage plus pérennes...
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Il ne s’agit nullement de nier qu’entre ces différentes stratégies, des conflits de positionnement existent. Tout se passe comme si les organisations politiques et syndicales traditionnelles défendaient d’autant plus fermement un résumé appauvri des principes issus des luttes du dix-neuvième que leur décalage avec la réalité croissait. En réaction, les alternatives actuelles se constituent sur un mépris et un rejet des « vieilles théories », mais leur indifférence ou leur radicalité négatrice (voire nihiliste) ne saurait faire office de stratégie révolutionnaire. Il ne s’agit pas de faire comme si ces antagonismes et ces difficultés n’existaient pas. Mais à une autre échelle, il est nécessaire d’envisager la complémentarité de ces pratiques, qui touchent des publics différents, ont des réussites et des limites différentes.
Comment tirer le meilleur de ces expériences variées et articuler des efforts qui
partent dans diverses directions ? Pour construire des réseaux de solidarité et des structures alternatives à la fois irrécupérables et ouverts, nous devons assumer le pluriel : il nous faut poser les bases d’une mutualisation souple et décentralisée qui permettent à ces stratégies complémentaires de s’articuler dans la pratique en une offensive sur plusieurs fronts. Concrètement, à travers ce survol des expériences européennes, la perspective qui se dégage est bien de prendre résolument le parti de nous concevoir comme un mouvement à foyers multiples et mobiles, autour de quatre types d’ancrages locaux différents : structures libertaires et syndicales, coopératives autogérées et squats.
Au-delà, ce n’est qu’à condition de rester ouvert à d’autres formes que celles qu’on a choisies, tout en abandonnant le rêve paralysant d’une organisation unitaire ou d’une synthèse définitive, que nous pourrons parvenir à agir ensemble de manière efficace. Mais dès lors, nous sommes bien amenés à nous poser la question de sortir du local ou plutôt d’ articuler l’action locale à une visée globale, internationale : cette discussion sur les modes d’organisation à bases et modalités multiples (réseau-fédération laissant la place à la diversité des dynamiques locales) fera l’objet d’un prochain article.
Origami, février 2015