Soyons ingouvernables

Les tendances réellement révolutionnaires qui s’expriment ne demandent qu’à se rencontrer, et se doter d’une voix autonome pour exprimer, en tout lieu, un antagonisme permanent.

Le pouvoir entend bâillonner des millions de bouches qui veulent simplement parler, faire entendre leur existence et leur désir de révolution. Le risque de voir tant de voix exploser en un seul et même cri de rage lui est intolérable.

La stratégie du pourrissement semble avoir laissé place à celle de la terreur. L’époque est à l’ultraviolence policière, à la judiciarisation à outrance et à la multiplication d’arrêtés préfectoraux grotesques. Mais comme la matraque commence à s’user, les juges à fatiguer et les préfets à manquer d’imagination, Macron a décidé de recevoir l’intersyndicale. Pas avant d’avoir donné une interview à Pif Gadget, naturellement.

Les tendances réellement révolutionnaires qui s’expriment aujourd’hui n’ont besoin d’aucune secte politique ni d’aucun Léviathan syndical. Elles ne demandent qu’à se rencontrer, et se doter d’une voix autonome pour exprimer, en tout lieu, un antagonisme permanent.

L’invitation lancée par Élisabeth Borne intervient dans un contexte particulier : annulation des déplacements des ministres, dissimulation de l’agenda de l’Élysée et du président, permanences de députés de la majorité prises pour cible, intensification des blocages routiers dans l’Ouest, manifestations émeutières nocturnes spontanées, épuisement des forces de l’ordre, volonté générale de durcissement et légitimation progressive de la violence politique... L’État a peur, et il cherche auprès des partenaires sociaux une « sortie de crise » la plus douce possible. En tendant la main à l’intersyndicale, le gouvernement espère la voir réussir là où il a échoué : rétablir l’ordre. C’est-à-dire réduire le contenu de la contestation à des revendications inoffensives, faire retomber la pression en reprenant la main sur la temporalité du mouvement ; bref, domestiquer la révolte, exercer sur elle un contrôle organique pour la ramener au stade de « mouvement social ».

Devant l’impuissance attendue de la gauche parlementaire, la rue est passée en force après le 49-3. Sans doute faudra-t-il à nouveau passer en force face à l’intersyndicale, qui ne manquera pas de négocier la paix sociale et de se porter garante du retour à la normale. Nous n’en voulons pas. Nous refusons de refermer la parenthèse et de laisser derrière nous les moments de joie et de vie partagés dans la lutte. Nous ne voulons plus négocier : nous voulons gagner la guerre sociale.

L’étouffement des voix rebelles se fera soit dans un bain de sang – l’acharnement de Sainte-Soline donne le ton –, soit par l’action du vieux mouvement ouvrier légal. Ce dernier espère désormais reconquérir, grâce à ses relations privilégiées avec le pouvoir, son monopole institutionnel de la lutte des classes. Quoiqu’il advienne, nous devons nous parer à ces deux éventualités.

Nous devons accomplir par nous-mêmes le durcissement que nous appelons de nos vœux ; intensifier le conflit par la diffusion de l’insubordination. Les villes doivent garder les stigmates de notre colère. Les piquets doivent continuer de déborder l’intersyndicale en proposant autre chose que des défilés hebdomadaires. Nous devons conquérir des lieux, même éphémères, pour partager nos expériences et servir de creuset à la continuation de la révolte. Nous devons fatiguer les forces de l’ordre et contribuer à légitimer le fait de rendre coup pour coup. Nous devons agir de sorte à ce que toute négociation, toute médiation, soit contrainte de s’assumer pour ce qu’elle est : une trahison.

Partout, les subjectivités radicales fleurissent, se réunissent et s’associent. Il y a cinq ans, partant des ronds-points de la périphérie, elles partaient à l’assaut du ciel et se déversaient par milliers pour frapper au cœur la bête immonde. Le 16 mars, les villes s’illuminaient de milliers de brasiers orduriers. Le 49-3 venait de déclencher une nouvelle vague. Les jours suivants, on s’est empressé d’affirmer que la jeunesse venait de se mettre en mouvement. L’âge n’avait rien à faire dans cette histoire : ce qui les rassemblait, c’était leur volonté de changer le monde.

Un soulèvement contre la domination de l’économie sur la vie est en cours. La conflictualité se diffuse et entraîne des segments toujours plus importants de la population dans une opposition antagoniste, irréversible. Des fronts s’ouvrent un peu partout, en dehors des lieux et des temps prévus à cet effet. Les assemblées de grévistes font leur loi ; les segments « conscients » et organisés de la classe ouvrière s’autonomisent de l’intersyndicale et de son œcuménisme bureaucratique. La gilet-jaunisation tant crainte par les services de renseignement est en cours.

Devant la double menace d’écrasement ou de désarmement de la révolte par la terreur d’État et le dialogue social, il nous semble capital d’œuvrer à ancrer dans le temps et l’espace une communication antagoniste, affirmant clairement et sans concession : que toute poursuite du mouvement repose sur notre capacité à provoquer son durcissement, et que la seule manière d’empêcher la récupération de notre rage tient à notre capacité à rester ingouvernables.

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