Un soulèvement de masse, faisant suite à l’augmentation du coût de la vie et en réponse à la violence du gouvernement autoritaire, a éclaté au Kazakhstan. Les manifestant·es se sont emparé·es de certains bâtiments gouvernementaux dans plusieurs régions, et plus particulièrement à Almaty, la ville la plus peuplée du pays, où iels ont temporairement occupé l’aéroport, et incendié le principal bâtiment de l’administration municipale. Au moment où nous publions ce texte, la police a repris le centre-ville d’Almaty, en tuant au moins plusieurs dizaines de personnes [1], alors que des troupes de Russie et de Biélorussie se joignent à la répression des manifestations. Nous devons aux personnes victimes de cette répression de comprendre pourquoi elles se sont soulevées. Dans l’article qui suit, un·e expatrié·e kazakh·e nous explique dans un entretien ce qui a poussé les kazakhs à la révolte – et examine les enjeux de ce soulèvement pour toute la région.
« Ce qui se passe en ce moment au Kazakhstan n’était jamais jamais arrivé auparavant. »Toute la nuit, il y a eu des explosions, des violences policières, et des gens ont brûlé des voitures de police, et parfois des voitures tout court. En ce moment, les gens marchent autour des artères principales et quelque chose est en train de se passer du côté d’Akimat (le bâtiment du parlement)."
-Le dernier message que nous avons reçu de notre camarade au Kazakhstan, une anarcha-féministe d’Almaty, peu de temps avant 16 heures (heure locale) le 5 janvier, avant que nous perdions contact.
https://twitter.com/HannaLiubakova/status/1478987772027416576
Nous devons chercher à appréhender le soulèvement au Kazakhstan dans un contexte global. Il ne s’agit pas simplement d’une réaction à un régime autoritaire. Les manifestant·es kazakh·es répondent à la même augmentation du coût de la vie contre laquelle des gens ont protesté tout autour du globe depuis des années. Le Kazakhstan n’est pas le premier pays où la hausse des prix de l’énergie a déclenché des vagues de protestations – la même chose s’est passé en France, en Équateur, et encore ailleurs, sous des administrations et des régimes politiques largement différents.
Ce qui est important ici n’est donc pas le caractère sans précédent de l’événement, mais qu’il implique des personnes faisant face aux mêmes enjeux que nous, peu importe où nous vivons.
L’urgence avec laquelle la Russie intervient pour aider à réprimer le soulèvement est aussi significative. L’Organisation du traité de sécurité collectives [CSTO], une alliance militaire entre la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan – avec la Russie qui mène la barque – s’est engagée a envoyer des forces armées au Kazakhstan. C’est la première fois que le CSTO déploie des troupes pour soutenir un État membre ; l’organisation avait refusé de venir en aide à l’Arménie en 2021, lors du conflit avec l’Azerbaïdjan.
Il est instructif de constater que la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan n’a pas justifié l’intervention du CSTO, alors qu’un puissant mouvement de protestation, si. Comme pour d’autres projets impérialistes, la principale menace qui pèse sur la sphère d’influence russe (la « Russosphère ») n’est pas la guerre, mais la révolution. La Russie a considérablement profité de la guerre civile en Syrie et de l’invasion turque du Rojava, en jouant la Syrie et la Turquie l’une contre l’autre pour s’assurer un ancrage dans la région. Le ralliement des patriotes russes autour des guerres en Tchétchénie et en Ukraine a été l’un des moyens utilisés par Vladimir Poutine pour rester au pouvoir en Russie. La guerre – perpétuelle – fait partie intégrante du projet impérialiste russe, de la même façon que la guerre a servi le projet impérialiste étasunien en Irak et en Afghanistan. Comme l’a dit Randolph Bourne :"La guerre est la santé de l’État".
Les soulèvements, d’autre part, doivent être réprimés par tous les moyens nécessaires. Si les millions d’habitant·e·s de la Russosphère qui croupissent sous un mélange de kleptocratie et de néolibéralisme voyaient un soulèvement réussir dans l’un de ces pays, ielles s’empresseraient de suivre le mouvement. Si l’on prend en considération les vagues de soulèvement en Biélorussie en 2020 et en Russie l’année dernière, on peut constater que de nombreuses personnes tendent vers cela, même sans espoir de réussite.
Dans les démocraties capitalistes comme les États-Unis, où les élections permettent de remplacer une bande de politicien·nes égocentriques par une autre, l’illusion même du choix permet de détourner les gens de l’action visant à apporter un changement réel. Dans les régimes autoritaires comme la Russie, la Biélorussie ou le Kazakhstan, cette illusion n’existe pas ; l’ordre dominant est imposé par la seule force brute et par le désespoir. Dans ces conditions, n’importe qui peut se rendre compte que la révolution est le seul moyen d’aller de l’avant. D’ailleurs, les dirigeants de ces trois États doivent leur pouvoir à la vague de révolutions qui a eu lieu à partir de 1989 et qui a entraîné la chute du bloc de l’Est. On peut difficilement blâmer leurs administré·e·s d’avoir compris que seule une révolution pourrait créer un changement dans leurs situations.
Une révolution – mais dans quel but ? Nous ne partageons pas l’optimisme des libéraux qui imaginent que le changement social au Kazakhstan consistera simplement à chasser les autocrates et à organiser des élections. Sans des transformations économiques et sociales profondes, un simple changement politique laisserait la plupart des gens à la merci du même capitalisme néolibéral qui les jette dans la pauvreté aujourd’hui.
Dans tous les cas, Poutine n’abandonnera pas si simplement. Un changement social réel – dans la Russosphère comme en Occident – requerra une lutte de longue durée. Renverser le gouvernement est nécessaire mais insuffisant : afin de se défendre contre les futures impositions politiques et économiques, les gens devront développer un pouvoir collectif sur une base horizontale et décentralisée. Il ne s’agit pas d’un travail d’une journée, ni même d’un an, mais d’une génération.
Ce que les anarchistes peuvent amener à ce processus est l’idée que les mêmes structures et pratiques que nous développons dans le cadre de la lutte contre nos oppresseur·ices peuvent aussi nous servir à créer un monde meilleur. Les anarchistes ont déjà joué un rôle conséquent dans le soulèvement en Biélorussie, et ont montré la force des réseaux horizontaux et de l’action directe. Le rêve du libéralisme, de refaire le monde entier à l’image des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest, s’est déjà révélé vain – les États-Unis et l’Europe de l’Ouest sont en grande partie responsable des raisons pour lesquelles les tentatives de réaliser ce rêve ont échoué, au Soudan, en Égypte et ailleurs. Le rêve de l’anarchisme est encore à expérimenter..
En réaction aux événements au Kazakhstan, certains prétendus « anti-impérialistes » radotent encore une fois l’éternel argument des médias d’état russes selon lequel toute opposition à un régime allié à la Russie de Poutine ne peut être que le résultat d’une intervention occidentale. La vacuité de cet argument est particulièrement flagrante alors que la sphère d’influence russe a largement abandonné toute prétention au socialisme, et se livre au même type de politiques néolibérales qui ont déclenché la révolte au Kazakhstan. Dans une économie capitaliste globalisée, dans laquelle nous sommes tous·tes sujet·tes au même parasitisme et à la même précarité, nous ne devrions pas laisser les puissances mondiales rivales nous monter les un·es contre les autres. Nous devrions voir clair dans cette mascarade. Faisons cause commune à travers les continents, échangeons tactiques, inspiration, et solidarité pour réinventer nos vies.
Tou·tes les kazakh·es qui se sont soulevées cette semaine ont montré jusqu’où nous pouvons aller – et ce qui nous reste à traverser ensemble.
Ci-dessus : Les forces russes, sur le départ pour le Kazakhstan.
Le contexte du soulèvement
Le 6 janvier au matin (fuseau horaire du Kazakhstan oriental), après que des pannes d’internet ont rendu impossible la conduite d’un entretien avec des personnes participant au mouvement à Almaty, nous avons réalisé celui-ci avec un·e militant·e anarchiste kazakh·e vivant à l’étranger.
Pour replacer les événements dans leur contexte, quels sont les mouvements anarchistes, féministes, écologiques au Kazakhstan en ce début du XXIe siècle ?
Il a existé assez tôt une opposition au premier président et ex-leader communiste du Kazakhstan post-soviétique, Nursultan Nazarbayev. À partir des années 1990, il s’est mis à devenir plus autoritaire. Il a par exemple dissous à deux reprises en 1993 [NdT : et en 1995] un parlement politiquement pluriel afin de mettre en place des députés plus loyaux, prolongé son premier mandat présidentiel, et modifié par le biais de référendums qui ont été jugés truqués en 1995 les structures de gouvernance afin de renforcer le pouvoir exécutif. Cela a valu à Nazarbayev un large spectre d’opposants au sein même de l’élite politique. Communistes, sociaux-démocrates, centristes, libéraux et nationalistes ont collaboré pour réclamer une constitution plus démocratique avec une autorité présidentielle limitée et un parlement multipartite.
En ce qui concerne les mouvements populaires, il y avait des anarchistes, qui étaient plutôt dans la clandestinité, et il existait un mouvement socialiste inhabituellement fort, dont le leader Ainur Kurmanov a fini par fuir le Kazakhstan. Des nationalistes et des islamistes radicaux étaient aussi présents, mais là encore, ils n’étaient pas vraiment très en vue et étaient eux aussi plus ou moins clandestins.
Quant aux écologistes, s’iels ont bénéficié d’une certaine attention du public par le biais des médias ou de campagnes de sensibilisation, c’est surtout grâce aux lobbies ou « associations publiques » comme on les appelle là-bas. Au Kazakhstan, seuls six partis politiques sont agréés par le gouvernement à l’heure actuelle, et ce sont les seuls à être légalement autorisés à participer aux élections générales ; les autres tentatives de formation de partis politiques finissent par voir leurs démarches d’enregistrement systématiquement rejetées par le ministère. Cependant, lorsque les autorités kazakhes proclament leur « pluralisme politique », elles utilisent et mettent en avant certaines associations publiques loyales, notamment lors des élections présidentielles.
Existe-t-il des partis d’opposition au Kazakhstan ?
Il n’en existe pratiquement aucun qui soit considéré comme légal. Il existait des partis politiques indépendants qui fonctionnaient dans les années 1990 et au début des années 2000, mais ils ont tous été dissous ou interdits par le gouvernement, tout comme la presse et les médias indépendants. Aujourd’hui, il y a des gens qui prétendent représenter l’opposition, mais iels vivent à l’étranger, en Ukraine par exemple, et n’ont aucun lien réel avec la rue.
On peut constater une certaine rivalité entre elleux : Je les ai toustes entendu·e·s s’accuser mutuellement de collaborer avec le gouvernement ou les services de renseignement. Une caractéristique typique de l’opposition contrôlée au Kazakhstan est que les soi-disant oppositions essaient d’inciter les citoyen·ne·s mécontent·e·s à faire des choses qui ne représentent en réalité aucune menace pour le gouvernement et qui donnent l’illusion d’apporter un changement, comme dire aux gens de s’engager dans un dialogue pacifique avec les responsables locaux ou de participer aux élections en sabotant délibérément leurs bulletins de vote pour “protester” - toute tactique qui donnent l’illusion de lutter contre le gouvernement, alors qu’en réalité il ne s’agit que d’une perte de temps.
Ces dernières années, ce type d’opposition a également commencé à apparaître à l’intérieur du pays ; des activistes ont formé des mouvements politiques et organisé des piquets de grève sans subir aucune forme de persécution, alors que les personnes ordinaires qui n’ont pas de relations sont toujours arrêtées par la police dès qu’elles tentent de protester.
Il existe un groupe d’opposition inhabituel – je ne peux pas dire s’il s’agit ou non d’une opposition contrôlée – qui s’appelle le Choix démocratique du Kazakhstan. Il est dirigé par un ancien homme d’affaires et politicien vivant en France, Mukhtar Ablyazov. Si vous cherchez son nom, vous verrez apparaître des articles sur des affaires de blanchiment d’argent et des poursuites judiciaires. Il était ministre dans les années 1990, jusqu’à ce qu’il quitte un gouvernement majoritairement fidèle au président Nazarbayev. Il a été emprisonné par le gouvernement kazakh, mais finalement libéré ; il a fini par fuir le Kazakhstan et vivre en exil comme d’autres fonctionnaires déloyaux de Nazarbayev. Depuis lors, il est à la tête de l’opposition politique la plus soutenue sur les réseaux sociaux. La plupart des personnes associées à son mouvement ont été persécutées et arrêtées, ce qui n’a pas manqué de se produire quand il a rétabli une nouvelle fois le mouvement en 2017 sur divers réseaux sociaux. Chaque manifestation qu’il a organisée depuis l’étranger a été réprimée, avec une présence policière massive dans les lieux publics, et internet a parfois été partiellement limité dans tout le pays.
En tous cas, ce qui se passe actuellement au Kazakhstan est totalement inattendu.
Quelles ont été les tensions qui ont précédé ces événements ? Quelles sont les principales lignes de fracture de la société kazakhe ?
On peut prendre Janaozen comme point de départ de l’agitation. Cette ville génère des bénéfices pétroliers, et pourtant ses habitant·e·s sont parmi les plus pauvres du pays. La ville est connue pour les événements sanglants de décembre 2011, lorsqu’une grève a eu lieu et que les autorités ont ordonné à la police de tirer sur les manifestant·e·s. Bien que la tragédie se soit terminée silencieusement, elle est restée dans les esprits, notamment parmi les habitant·e·s de la ville. Depuis, d’autres petites grèves ont eu lieu dans les industries pétrolières - bien que celles-ci aient été pacifiques et n’aient pas donné lieu à des effusions de sang. Depuis 2019, les grèves et les protestations sont devenues plus fréquentes. Pendant cette période, alors que les prix du pétrole chutaient dans le monde entier et impactaient l’économie du Kazakhstan, et que la monnaie kazakhe (le tenge) devenait plus faible, le niveau de vie a baissé. Beaucoup de personnes se sont alors politisé·e·s partout dans le pays.
Le Kazakhstan connaît en outre de graves problèmes : manque d’eau potable dans les villages, problèmes environnementaux, endettement et méfiance de la population, corruption et népotisme dans un système où toute contestation peut facilement être étouffée. La plupart des gens se sont habitués à vivre dans ces conditions, alors même que le système économique est au service d’oligarques milliardaires liés aux responsables gouvernementaux et à d’autres personnalités publiques. Au début des années 2000, les Kazakhs ont eu une lueur d’espoir, car l’économie s’est développée grâce aux réserves de gaz naturel ; en conséquence, le niveau de vie de nombreuses personnes a augmenté. Mais tout a changé en 2014, lorsque les prix du pétrole ont chuté dans le monde entier et que la guerre en Ukraine a entraîné des sanctions contre la Russie - ce qui a eu un impact sur le Kazakhstan, puisqu’il en dépend.
Il y a eu quelques manifestations de faible ampleur de 2014 à 2016, mais elles ont été rapidement réprimées. De 2018 à 2019, la contestation a gagné du terrain, notamment grâce à l’homme d’affaires de l’opposition mentionné plus haut, Mukhtar Ablyazov, qui a utilisé les réseaux sociaux pour gagner en influence. Les manifestations politiques et l’activisme ont été organisés sous l’égide du Choix démocratique du Kazakhstan. Cela a conduit M. Nazarbayev à démissionner après avoir régné pendant près de trois décennies, mais son poste a été repris par son allié de longue date, l’actuel président Kassym-Jomart Tokayev. Tokayev n’a pratiquement bénéficié de la confiance d’aucun·e citoyen·e· kazakh·e ; il a été immédiatement considéré comme la marionnette de Nazarbayev, car il n’a pratiquement pris aucune mesure en faveur des réformes largement réclamées, et n’a sanctionné aucun des responsables gouvernementaux que le population méprisait.
Le système politique kazakh et l’autorité du président Nazarbayev ont façonné la société kazakhe depuis l’indépendance. J’ai déjà mentionné comment Nazarbayev est devenu un dirigeant autoritaire, par divers moyens qui ont catalysé l’opposition contre lui. Sous son autorité, le gouvernement kazakh n’a jamais permis à un·e quelconque membre de l’opposition de le défier lors d’élections présidentielles ou parlementaires. Le reste des politicien·nes et des partis légaux en lice lors des élections représentaient simplement les mêmes positions pro-gouvernementales, avec des masques différents. Tout cela n’était qu’une illusion mal mise en œuvre pour donner au Kazakhstan l’apparence d’un pays “démocratique” dans lequel un homme fort et son parti au pouvoir remportent chaque élection avec une majorité de voix peu convaincante, voire surréaliste, malgré des cas avérés de fraude électorale. Cette situation est similaire à celle de la Russie, de la Biélorussie et d’autres pays dictatoriaux post-soviétiques. Au fil du temps, les choses se sont vraiment détériorées avec la création d’un culte de la personnalité autour de Nazarbayev. Le gouvernement a dépensé des millions de dollars du budget de l’État pour créer et donner son nom à des rues, des parcs, des places, des aéroports, des universités, des statues et à la capitale Astana. [2]
Tout cela n’a fait qu’irriter davantage la population, et fait passer Nazarbayev pour un narcissique.
La situation au Kazakhstan a empiré après 2020, avec l’arrivée de la pandémie de COVID-19. Les gens ont perdu leur emploi ; certain·e·s se sont retrouvé·e·s sans aucun moyen de subvenir à leurs besoins, recevant très peu d’aides du gouvernement, tandis que les restrictions sanitaires ont rendu la population plus frustrée et méfiante à l’égard du gouvernement. Et puis le prix des marchandises a augmenté, notamment celui des denrées alimentaires - cela s’est produit dans le monde entier, mais au Kazakhstan, l’impact a été considérable.
Pour en revenir à la ville de Janaozen, dont l’histoire est entachée d’effusions de sang, le prix du gaz naturel liquéfié est monté en flèche, alors même qu’il s’agit du lieu de production. Son prix n’avait cessé d’augmenter au cours des dix dernières années, mais il a atteint des records lorsque le gouvernement a stoppé les subventions pour laisser le marché dicter le cours.
Des petites manifestations avaient déjà eu lieu à ce sujet à Janaozen, mais le 1er janvier 2022, le prix du gaz naturel liquéfié utilisé comme carburant pour les automobiles a doublé de façon inattendue. Cela a rendu les gens furieux. Iels ont alors manifesté massivement, et les forces de l’ordre ont semblé hésiter à les disperser. D’autres villages de la province se sont soulevés et ont commencé à bloquer les routes en signe de protestation. Puis, en quelques jours, les manifestations se sont étendues à tout le pays.
Ce qui a commencé par une protestation contre la hausse du prix de l’essence a pris de l’ampleur en raison des autres problèmes que j’ai mentionnés précédemment. Ceux-ci ont motivé les gens à se mettre en grève et à descendre davantage dans la rue.
Peux-tu décrire les intentions des différents groupes existants de part et d’autre des barricades ? Existe-t-il des factions ou des courants identifiables au sein des manifestations ?
Au début, le gouvernement a ignoré le problème du prix de l’essence en essayant de faire en sorte que les gens s’y habituent. Les consommateur·ice·s ont même été blamé·es pour la forte demande… Finalement, il a fait baisser les prix, mais cela n’a pas suffi à arrêter les protestations. Ensuite, le gouvernement a nié son implication dans cette augmentation, mais à mesure que les protestations s’intensifiaient, des concessions ont commencé à être faites pour tenter de calmer les gens. Par exemple, le gouvernement s’est engagé à mettre en place des politiques visant à offrir une aide économique à la population, après avoir ignoré tout le monde pendant des années.
Mais les protestations ne se sont toujours pas arrêtées. Peu de gens font confiance au gouvernement ou le soutiennent. Les personnes qui manifestent veulent simplement une vie meilleure, comme elles imaginent que les gens ont dans les pays européens développés. Bien sûr, les revendications diffèrent d’une personne à l’autre : certain·e·s demandent la démission de l’ensemble du gouvernement, d’autres souhaitent une nouvelle forme de gouvernement démocratique, notamment une forme parlementaire sans président, d’autres encore veulent plus d’emplois et d’industries et de meilleures conditions sociales.
Les émeutes et les pillages les plus violents ont lieu dans l’ancienne capitale soviétique d’Almaty, qui est aujourd’hui la capitale financière et la plus grande ville du Kazakhstan. Les gens pillent les magasins et mettent le feu. Iels ont brûlé les bâtiments administratifs (ou akimats, comme on les appelle au Kazakhstan) situés en face de la place centrale, ainsi que le commissariat central.
Selon moi, le gouvernement a contribué à cette situation, dans la mesure où il n’a pas répondu à la demande de la population de démissionner pacifiquement et de laisser un gouvernement intérimaire dirigé par l’opposition former un nouveau système politique démocratique. L’actuel président du Kazakhstan, qui est un proche allié de l’ancien et premier président, Nazarbayev, jette de l’huile sur le feu en refusant de quitter le pouvoir. Plus il s’accroche à sa position, plus la violence sera grande, car ni le gouvernement ni les manifestant·es ne feront de compromis. Tant que cela durera, les personnes qui commettent des actes violents continueront à s’en tirer. Almaty est devenue une zone de non-droit ; il semble que personne ne sache vraiment qui dirige la ville, puisque la mairie a été incendiée et que le maire a disparu de la circulation. Toute la ville est barricadée et des manifestant·e·s armés se baladent dans les rues.
En théorie, la ville est soumise à un couvre-feu, mais en pratique, les forces de l’ordre sont absentes ou se sont jointes aux protestations - la ville ressemble donc à une commune [comme la Commune de Paris] d’après ce que j’entends. À ce stade, compte tenu de la façon dont les événements se déroulent, je ne qualifierais pas les personnes présentes de manifestant·e·s, mais de révolutionnaires - surtout s’il y a des civils armés sur place.
En réaction, le gouvernement, qui dirige la capitale du pays Nur-Sultan (ou Astana), a envoyé diverses forces de sécurité “anti-terroristes” pour prendre le contrôle d’Amalty, transformant la ville d’ordinaire paisible en une zone de guerre cauchemardesque.
Peux-tu présenter une chronologie des événements de la semaine qui vient de s’écouler ?
Les protestations ont éclaté dans la ville pétrolière de Janaozen le 2 janvier. Dès le lendemain matin, d’autres villes et villages de l’ouest du Kazakhstan ont commencé à manifester par solidarité.
Les manifestations les plus massives ont eu lieu la nuit, alors que l’agitation gagnait d’autres villes, dont Almaty. Tard dans la nuit du 4 janvier, les habitant·e·s d’Almaty ont défilé jusqu’à la place principale, devant la mairie. Des forces de police considérables y étaient positionnées. Des affrontements ont éclaté, mais les manifestant·e·s ont eu le dessus.
Iels ont été dispersé·e·s tôt dans la matinée du 5 janvier, mais iels se sont à nouveau regroupé·e·s vers 9 heures dans le brouillard matinal. Certains membres des forces de l’ordre ont même changé de camp et rejoint la manifestation, comme le montrent certaines vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Finalement, les manifestant·e·s se sont à nouveau rendus sur la place vers 10 heures et ont réussi à prendre d’assaut la mairie, mettant le feu au bâtiment. La direction de la police a fui Almaty, laissant la ville sous le contrôle des manifestants.
Depuis, le président Tokayev a de nouveau envoyé des troupes sur place pour tenter de reprendre le contrôle via une opération de “nettoyage antiterroriste”. Je n’ai pas connaissance du déroulement exact de tous les événements, mais j’ai vu sur les réseaux sociaux que dans la nuit du 5 janvier ou tôt le matin du 6 janvier, la situation est devenue chaotique à Almaty, où les gens ont commencé à piller et à forcer les dépôts d’armes pour s’en procurer, et des coups de feu ont été signalés.
Dans d’autres villes, la situation est plus calme, avec des manifestations massives sur les places centrales. J’ai entendu des informations non vérifiées selon lesquelles certain·e·s manifestant·e·s ont pris possession des bureaux des gouvernements locaux dans quelques autres villes, mais pour autant que je sache, l’ambiance est moins chaotique qu’à Almaty.
Dans la capitale, Nur-Sultan, c’est calme, mais les gens ont vu un grand nombre de policiers anti-émeute entourer le palais présidentiel d’Aqorda. En fait, la ville est devenue une forteresse.
En bref, en ce moment le Kazakhstan ressemble à Hunger Games. Si vous avez vu la trilogie ou si vous connaissez un résumé de l’intrigue, vous savez de quoi je parle. Des manifestant·e·s tentent de prendre le contrôle de différentes villes, une par une, afin de renverser le gouvernement. Le président en exercice ne veut pas céder le pouvoir, et s’il ne le fait pas, je m’attends à ce que le chaos continue jusqu’à ce que le gouvernement soit renversé ou que le soulèvement soit brutalement réprimé, ou à un scénario encore pire.
Penses-tu que les participant⋅es à ces manifestations se réfèrent aux divers mouvements qui ont émergés en France, en Équateur et ailleurs en réaction à l’augmentation des prix de l’essence ? Qu’est-ce qui inspire les tactiques qu’iels utilisent ?
Je pense que bon nombre d’entre elleux sont influencé⋅es par les manifestations qui ont eu lieu dans les autres pays post-soviétiques, comme la Biélorussie ou le Kirghizistan. Il semble qu’à Almaty, les habitant⋅es se sont inspiré⋅es de l’exemple du Kirghizistan voisin, où les gens ont également attaqué le gouvernement et incendié des bâtiments. Mais le gouvernement a été renversé plus rapidement que là-bas. De mon point de vue, c’est en partie dû au fait que le Kirghizistan est un plus petit pays, avec une seule ville majeure. Le Kirghizistan a traversé trois révolutions jusqu’à maintenant ; considérant sa proximité géographique et ses liens culturels avec le Kazakhstan, et puisque les deux pays parlent des langues turques, il me semble que cet exemple a joué un rôle significatif au Kazakhstan.
Qu’est-ce qui peut se passer ensuite ?
En ce qui me concerne, je peux imaginer quelques scénarios. Soit le gouvernement démissionne – ou est renversé – et le Kazakhstan entame un chemin vers la démocratisation, ou alors le gouvernement réprime le soulèvement par un usage massif de la force, et sans doute en impliquant d’autres pays. Un scénario encore pire consisterait en une longue guerre civile destructrice entre le gouvernement et les kazakh⋅es.
Le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokayev, demande actuellement au CSTO [Organisation du traité de sécurité collective, une alliance militaire entre la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan] l’envoi de soldats de « maintien de la paix ». En bref, le président invite des troupes étrangères au Kazakhstan pour réprimer les manifestant·es. Soit les manifestant⋅es armé⋅es repoussent ces forces d’une manière ou d’une autre et le gouvernement tombe, soit les révolutionnaires abandonnent et sont écrasé⋅es.
Le Kazakhstan fait face un avenir sombre. C’est une guerre pour la liberté ou la défaite, et la défaite signifierait potentiellement la perte de plus de libertés et peut-être de souveraineté.
Que peuvent faire les gens en dehors du Kazakhstan pour soutenir les personnes qui participent à la lutte ?
La seule façon réaliste d’aider depuis l’extérieur du Kazakhstan est d’amener l’attention sur ce qui se passe et peut-être d’organiser une aide matérielle.
Conclusion : Un point de vue russe
Dans le texte ci-dessous, un·e anarchiste russe analyse les enjeux du soulèvement au Kazakhstan pour la région toute entière. Un point de vue d’anarchistes biélorusses est disponible ici.
Après des décennies de répression, d’échecs et de défaites, comment l’espoir peut-il encore et encore émerger en Biélorussie, en Russie, au Kirghizistan, et maintenant au Kazakhstan ? Pourquoi, après que nos proches, nos ami·es et nos voisin·es sont tombé·es, assassiné·es par la police ou l’armée, les gens continuent-ils de lutter ? Comment se fait-il que nous ayons encore la chance de vivre ce souffle d’excitation et de changement, qui nous donne un avant-goût de tout ce que nos vies pourraient être ?
On peut entendre une ébauche de réponse dans les paroles du musicien kazakh Ermen Anti, du groupe Adaptation :
“Peu importe les balles qu’ils tirent, elles ne suffiront pas..
Peu importe à quel point ils nous écrasent, les graines
De la juste colère poussent quand même
Les enfants de Prométhée, portent le feu à celles et ceux qui ont froid.”
Quand on observe les événements des dernières décennies au Kazakhstan, en Biélorussie et au Kirghizistan, on peut se demander ce que la coopération entre les différentes initiatives et mouvements de libération pourrait accomplir à un niveau international. De telles connexions nous permettraient d’échanger autour de nos expériences politiques et culturelles et de renforcer la cause commune que les gens de ces différents pays pourraient partager. Cependant, et à l’inverse de l’interconnexion et de l’interdépendance économique et politique dont nos pays font preuve, les mouvement anarchistes sont déconnectés les uns des autres.
Le Kazakhstan peut être un exemple de ce qui arrivera demain en Russie, en Biélorussie, et dans d’autres pays de la région. Aujourd’hui, les russes craignent pour leurs vies à l’idée même d’exprimer une quelconque forme de dissidence. Mais demain, Zhanaozen et Almaty pourraient continuer de vivre dans les villes russes, biélorusses (à nouveau !), et n’importe où ailleurs. Nous pouvons oublier les affirmations selon lesquelles “cela ne pourrait pas arriver ici” – ce qui peut ou ne peut pas arriver dépend avant tout ce que nous sommes capables d’imaginer et de désirer.
Lorsque des situations comme celle à laquelle nous assistons aujourd’hui au Kazakhstan se produisent, on constate à quel point il est important d’être en relation avec les autres dans notre société. Aujourd’hui, nous sommes surpris·es – nous ne sommes souvent même pas parmi les gens qui luttent et se défendent ensemble dans les rues, ou qui effectuent d’autres tâches importantes en soutien au soulèvement. Pour être prêt·es et connecté·es aux autres, nous devons être capables de faire face aux contradictions dans nos communautés ou dans notre société dans son ensemble. Nous devons être capables de communiquer nos idées et d’amener des propositions aux personnes autour de nous dans des situations comme celle-ci. Les conflits, les désaccords et l’isolement étouffent des camarades qui autrement pourraient dédier leurs vies à la lutte. Quand je me demande ce qu’il faudrait pour que nous puissions nous voir dans les rues et dans nos maisons, marchant ensemble, prenant soin les un·es des autres et luttant ensemble, je nous imagine nous approcher de différentes manières, qui rendent possible la lutte, le développement et la survie de chacun·e.
On pourrait en somme se demander : que devons-nous changer dans notre façon de nous aborder les un·es le s autres ; dans notre façon d’aborder la lutte et nos mouvements, pour en faire des sources de vie et d’inspiration qui puissent offrir aux gens de nouvelles façons de penser, de lutter et de vivre ?
Par exemple, on peut se souvenir du mouvement féministe au Kazakhstan, qui a pendant plusieurs années été au centre de l’attention. Le mouvement a porté le sujet du féminisme d’une manière inédite, notamment en publiant un magazine et en ayant mis en contact de nombreux groupes et communautés sur les questions centrales des violences domestiques et du patriarcat. C’est un exemple de la façon dont il est possible de se positionner pour aborder les problèmes qui nous mettent en relation avec un large éventail d’autres personnes dans nos sociétés.
Nous disposons dans les ex-Républiques Soviétiques d’un impressionnant héritage de résistance et de soulèvements sur lequel s’appuyer. Il est nécessaire que nous nous mettions en relation les un·es aux autres pour y accéder.
Force et solidarité à tout·es celles et ceux qui luttent au Kazakhstan et dans tout les pays post-soviétiques. Comme le dit l’adage, les chiens aboient mais la caravane passe. Aujourd’hui, ils peuvent bien nous piétiner la nuque, mais la lutte ne cessera pas pour autant, et celles et ceux qui sont tombé·es dans les rues d’Almaty ne seront pas oublié·es.