« "Pas de prisonniers politiques en France" […] Comment pourrait-il en être autrement dans le pays de la liberté ? Pourtant les interpellations, les perquisitions, les arrestations, se multiplient depuis quelques mois ; le pays de la liberté a la police la plus voyante du monde ; il n’est pas de jour où l’on ne lise dans la presse que les jeunes gens – toujours des jeunes – ont été condamnés pour des violences dont le sens nous demeure obscur. Il faut donc que la France soit submergée par une vague de délinquance : le gouvernement forge des lois pour nous défendre contre la nouvelle génération ; les tribunaux rendent des sentences de plus en plus sévères […]
Qui sont ces gens ? Des furieux ? Des ivrognes ? Et pourquoi s’obstinent-ils à battre des agents et à casser des carreaux ? Cela n’est point dit. Ni non plus pourquoi.
[Les] inculpés au cours de ces derniers mois […] sont en vérité des militants révolutionnaires arrêtés pour des motifs politiques. Le gouvernement, en effet, a un but précis : désorganiser les groupes gauchistes en emprisonnant le plus grand nombre possible de leurs militants […] En d’autres termes, il s’agit d’éviter à tout prix que se produise ce cauchemar des gouvernements autoritaires : un progrès politique.
[…] On nous demandait de dire toute la vérité. […]
Pour nous, toute la vérité, c’est la vérité tout entière. Et d’abord la faillite d’un ordre social qui impose une vie abjecte et parfois une mort atroce aux travailleurs recrutés à l’étranger, rejette les travailleurs vieillis et les condamne à une ignobles misère, contraint des millions de salariés à vendre leur force de travail pour le salaire minimum, oblige les ouvriers à maintenir des cadences arbitraires et souvent insupportables sous peine d’être licenciés, fait de l’usine un bagne, emprisonne les militants qui manifestent […].
Toute la vérité : cette oppression permanente suscite, par choc en retour, la violence populaire. […] Ce que le pouvoir veut cacher, c’est que les militants qu’il condamne ne sont pas des trublions isolés et que, choisissant délibérément l’illégalité – ce qui est tout simplement refuser la légalité bourgeoise-, ils expriment par leurs actes la violence du peuple.
Toute la vérité : le pouvoir, en s’attaquant à ces jeunes gens, vise à les couper des masses. […] Quand il prétend défendre la liberté des citoyens – quelle liberté ? de quels citoyens ? – contre les folies de quelques énergumènes […] c’est, en vérité, à l’ensemble des travailleurs que sa répression s’étend. […] la bourgeoisie est en danger, elle se défend ; mais ceux qui veulent toute la vérité doivent exiger qu’elle éclate au tribunal même et que le procès intenté aux militants devienne le procès du régime. […] il faut que ce soit en accusateurs et non en défendeurs, pour dénoncer, en politiques, la politique répressive du pouvoir. »
Sartre, Toute la vérité, Le Monde, 27 mai 1970.